Le doigt du Destin

Chapitre 52Breuvage suffocant.

Une heure avant minuit, le brigand placé envedette au pied de la montagne entendit le hurlement du loup desApennins trois fois répété.

– Il capo, je crois !murmura-t-il en répondant au signal et en se levant pour surveillerle passage, selon sa consigne.

Parfaitement cachée elle-même, cettesentinelle pouvait reconnaître si les nouveaux arrivants étaientdes amis ou des ennemis. Un cri, modulé d’une certaine façon,avisait le camarade stationné au faîte de la montagne et, devedette en vedette, la nouvelle parvenait aux quartiers de labande.

La sentinelle s’aperçut bientôt que laconjecture était exacte. Le chef arriva, s’arrêta seulement pourmurmurer quelques interrogations et passa outre.

Il était suivi de près par une femme dont lamagnifique robe de mousseline, visible sous la grossièrefrezada (manteau de peau de mouton) jetée sur ses épaules,indiquait le rang social ; tandis que son abattement, sadémarche lente et forcée témoignaient de son état de captivité. Lecapuchon rabattu sur sa tête voilait ses traits aux regards de lasentinelle qui, toutefois, jugea, à la blancheur et à ladélicatesse de la main retenant les plis de la frezada,que c’était une signorina.

Venaient ensuite quatre bandits, vêtus enbergers et marchanten file indienne.

Le hurlement du loup fut poussé au moment deleur passage ; ce lugubre cri les précéda le long de la gorgeet fut répété comme un écho par la sentinelle du sommet. Puis toutretomba dans du silence de mort, interrompu seulement par le bruitdes fragments de bois qui se détachaient sous les pieds des banditset roulaient en bondissant jusqu’au bas de la rampe.

– Voici la nouvelle épouse, je suppose,se dit la sentinelle. J’aurais bien voulu voir sa figure. Sansdoute c’est une jeune fille, sans quoi signor Corvino ne se seraitpas tant donné de mal pour s’en emparer… Il porte son bras enécharpe)… L’oiseau n’a pas été pris sans lutte !… Serait-ce lafille du syndic dont on parle tant ?… Très-probablement.En fedi mia ! notre capo s’adresseà un gibier royal ! Après tout, existe-t-il une plus agréablesituation que celle de cara sposa d’un brigand ? Desjoyaux, des bagues, des colliers, des boucles, des bracelets, desconfetti à foison !… des baisers autant qu’une femme en peutdésirer !… et de bonnes raclées aussi, quand on ne se conduitpas décemment ! Eh ! eh ! eh ! eh !

Après s’être suffisamment réjoui de sa brutaleplaisanterie, la sentinelle s’assit de nouveau sur le roc,s’enveloppa dans sa frezada et retomba dans sonimmobilité.

Environ une heure après, elle fut tirée denouveau de son attitude sédentaire par le hurlement bien connu duloup.

Comme la première fois, le signal venait dudehors de la gorge, du côté de la frontière romaine.

– Encore ! s’écria-t-elle. Qui doncest en expédition cette nuit ? Je croyais que le capitaineseul et ses hommes… Ah ! je me rappelle maintenant que Tomassoest sorti ce matin par ordre… Quelque folie, sans doute ! Jem’étonne que le capo se fie toujours à ce garçon, aprèsl’aventure de la Cara Popetta… Poverina ? Si elle vivaitencore pour voir ce qui se passe !… Quel tapage dans lecamp ! Corpo di bacco ! Encore !… Ne soispas si pressé, signor Tomasso !… Laisse-moi prendre marespiration pour te répondre.Wah-wah-wouaff !hurla-t-il… Maintenant tu peux teprésenter.

Peu après, un homme s’avança dans lesténèbres, avec précaution, mais d’un pas sûr et ferme qui prouvaitqu’il était familiarisé avec le sentier.

– Chi è di la ! cria lasentinelle, exagérant son devoir, comme par pressentiment.

– Amico ! réponditl’étranger. Pourquoi cette question ? N’as-tu pas entendu lesignal ?

– Ah ! signor Tomasso ! j’avaisoublié que vous fussiez dehors… Je vous croyais rentré avec lesautres.

– Quels autres ? demanda Tomassoavec un intérêt qu’il essayait de déguiser sous un air de mauvaisehumeur.

– Quels autres ? répéta lasentinelle irréfléchie. Eh bien ! le capo en personneet son escorte de bergers. Tu étais au quartier quand ils sontpartis.

– Ah ! c’est vrai ! répliquanégligemment Tomasso. Je pensais qu’ils étaient rentrés avant lanuit. Y a-t-il longtemps qu’ils ont passé par ici ?

– Environ une heure !

– L’expédition a-t-elle réussi ?qu’ont-ils ramené ?

– Une brebis, et une jeune, j’enjurerais, par ce que j’ai vu de sa toison. Diosanto ! il y avait des cornes pointues dans le troupeaudont elle faisait partie… Notre capo a pu s’en apercevoir…J’ai vu du sang sur sa chemise.

– Tu crois qu’il a été blessé !… Etoù ?

– Dans l’aile droite… Il la soutenaitdélicatement au moyen d’une écharpe… On s’est battu, à mon idée… Ensais-tu quelque chose ?

– Comment pourrai-je le savoir ?J’étais trop occupé ailleurs.

– Mais tes nombreuses occupations net’ont pas empêché de remplir ta gourde, n’est-ce pas,Tomasso ?

– Non, Per Bacco ! réponditce dernier, selon toute évidence plus charmé que froissé de laremarque. Pour cela, je trouve toujours du temps… Voudrais-tu t’enassurer, par hasard ?

– Volontiers ; Tomasso. La nuit estfraîche, je suis transit. Une gorgée de rosolio me fera dubien.

– Tu vas l’avoir. Mais je n’ai ni verreni gobelet pour te servir. Puis-je me hasarder à te confier lagourde ?

– Che dramine !Supposes-tu que je veuille te voler ? Une seule gorgée mesuffira.

– Eh bien, voici, dit Tomasso en luitendant la gourde. Je te permets une bonne lampée. Bois jusqu’à ceque j’aie compté jusqu’à vingt. Cela te suffira-t-il ?

– Oui ! Mille grazie !Tu es un bon camarade, Tomasso.

Déposant auprès de lui sa carabine, le brigandprit la gourde dont Tomasso avait préalablement retiré le bouchon,et s’exclamant Oh ! me felice ! il introduisitle goulot entre ses dents et, les yeux fixés sur les étoiles, ilcommença à ingurgiter la délicieuse liqueur.

C’était précisément l’occasion qu’attendaitTomasso. Faisant subitement un pas en avant, de sa main droite ilmaintint la gourde à sa place ; de la gauche, il saisit lebuveur par la nuque en même temps qu’il lui faisait perdre piedd’un vigoureux croc-en-jambe. Le brigand tomba sur le dos etTomasso se laissa délibérément choir sur sa poitrine.

La surprise aussi bien que le contrecoup de lachute coupèrent tout d’abord la voix à la vedette. Il s’aperçutbientôt que cette soudaine attaque était autre chose qu’uneplaisanterie ; mais quand il voulut crier, il en fut empêchépar le goulot de la gourde que Tomasso lui enfonçait dans la boucheet par la liqueur qui lui coulait à plein gosier.

Quelques exclamations sourdes lui échappèrentnéanmoins ; mais, avant qu’il eût pu s’arracher à l’étreintede son adversaire et donner cours aux malédictions quil’étouffaient, trois ou quatre hommes, appelés par un léger coup desifflet parti des lèvres de Tomasso, se jetèrent sur le corps dubrigand et mirent un terme à ses violents soubresauts.

Quelques secondes après, bâillonné selon lesrègles et solidement garrotté, il gisait sur le sol, aussi muet etimmobile qu’une souche.

Tomasso, qui s’était éloigné, reparut alors,suivi d’une file d’hommes qui commencèrent à escalader la gorgedans le silence le plus absolu.

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