Le doigt du Destin

Chapitre 53Amour de bandit.

Corvino, sa captive et sa suite avaient gravila rampe, franchi le pont et atteint le fond du cratère.

En arrivant au pâté de maisons, ils furentencore hélés, cette fois, par les deux vedettes régulières placéesl’une à droite l’autre à gauche du campement.

Il n’était pas à craindre que celles-làs’endormissent à leur poste. Elles avaient récemment reçu une leçonbien faite pour les tenir sur le qui-vive, deux de leurs camaradesayant été sommairement passés par les armes pour défaut devigilance.

C’étaient les sentinelles chargées de la gardedu jeune Anglais. Elles avaient été jugées, condamnées et fusilléesen moins d’une heure de temps, à partir du moment où la disparitiondu prisonnier fut constatée.

Tel est le code des bandits. La stricteobservation de ces lois draconiennes est, pour la bande entière, lameilleure des sauvegardes.

Un membre de l’association auquel est confiéla surveillance d’un prisonnier répond de ce dernier corps pourcorps. C’est pourquoi l’évasion d’un riscasatto est unfait si rare qu’on peut le considérer comme une exception.

Sauf le hurlement du loup trois fois répété,aucun bruit ne signala le retour du chef. Nul ne vint à sarencontre. Un des pseudo-bergers ouvrit la porte de la maison ducapo entra et alluma une lampe qu’il porta dans le salonque connaît le lecteur et qui s’ouvrait au rez-de-chaussée, sur ledevant. Puis il sortit et les quatre brigands regagnèrent chacunleur pagliatta respective.

Corvino resta seul avec sa prisonnière.

– Allons, signorina ! dit-il endésignant la maison ; considérez votre future résidence !Je regrette qu’elle ne soit pas plus digne de vous. Telle qu’elleest, vous en êtes la maîtresse. Permettez-moi de vous yconduire.

Et déployant toutes ses grâces, il luiprésenta le bras. La jeune fille ne fit aucun mouvement pour leprendre.

– Ecori ! s’écria-t-il eului saisissant le bras et la forçant à monter derrière lui lesquelques marches du perron. Ne soyez pas aussi farouche, signorina.Entrez donc ! Le logement est plus confortable que vous ne lesupposez peut-être. Voici la chambre qui vous est spécialementréservée. Notre longue course dans la montagne a dû vous fatiguer…Reposez-vous sur ce sofa, tandis que je vais m’occuper de vousfournir quelques rafraîchissements. – Aimez-vous le rosolio !Attendez !… Voici quelque chose de mieux… une bouteille decapri mousseux !

Comme il parlait, le dos tourné à la porte,une troisième personne parut sur le seuil.

C’était une femme d’une splendide beauté, maisdont les regards pleins de sinistres lueurs racontaient le tristepassé.

Elle s’avança dans la chambre sans bruit, d’unpas félin, en dirigeant silencieusement sur Lucetta Torreani desyeux tellement étincelants qu’il en semblait, à chaque instantjaillir des étincelles.

C’était la bandita qui avait trahi Popetta,dans l’espoir de recueillir sa succession.

À la vue de la nouvelle arrivée, sesespérances s’évanouirent et sa physionomie revêtit une expressionde rage concentrée si effrayante que Lucetta ne put retenir un cride terreur.

– Che sento ? demanda lebrigand en se retournant vivement et, pour la première fois,apercevant l’intruse. Ah ! toi ici ! Che tre siamaladetta ! Pourquoi es-tu venue ? Rentre dans tachambre !… Largo ! largo ! et tout desuite, ou tu vas sentir le poids de mon bras !

Effrayée par ces paroles et le geste menaçantqui les accompagnait, la femme se retira lentement. Quand elledisparut dans l’ombre du corridor, l’éclat de ses yeux et quelquessourdes exclamations auraient pu faire comprendre à Corvinol’imprudence et le danger de sa conduite.

Peut être s’en aperçut-il lui-même ; maisl’orgueil l’empêcha d’en rien témoigner.

– Ce n’est qu’une de mes servantes,signorina, dit-il en s’adressant à sa victime. Elle devrait êtrecouchée depuis longtemps ; voilà pourquoi je l’ai grondée. N’yfaites pas attention, et buvez ; ceci vous rafraîchira.

– Je n’en ai nul besoin, répliqua lajeune fille, sachant à peine ce qu’elle disait et repoussant lacoupe qui lui était présentée.

C’est ce qui vous trompe, signorina.Allons ! ma charmante, buvez !… Vous aurez ensuite àsouper… Vous devez éprouver autant d’appétit que de fatigue.

– Je n’ai ni faim ni soif.

– Que vous faut-il, alors ? Unlit ? Il y en a un dans la pièce voisine. Je déplore de nepouvoir vous offrir de femme de chambre. La fille que vous venez devoir n’est pas dressée à ce genre de service. Vous avez besoin derepos… n’est-ce pas, signorina ?

La jeune fille ne répondit pas. Elle étaitassise sur le sofa, ou plutôt affaissée sur elle-même, la têteinclinée jusqu’à toucher son sein de neige presque nu en ce moment,les boutons de son corsage ayant été arrachés dans sa lutte avecCorvino. Ses larmes s’étaient desséchées sur ses joues et s’ydessinaient en sillons argentés. Mais ses yeux étaient secs ;elle en était arrivée à ce paroxysme du désespoir où il devientimpossible de pleurer.

– Allons dit le brigand d’une voixmielleuse et avec le regard du serpent qui s’apprête à fasciner saproie. Du courage ! Je m’y suis pris un peu rudement pour vousoffrir l’hospitalité, c’est vrai ; mais qui pourrait résisterà la tentation de posséder sous son toit une femme aussicharmante !… Ah ! Signorina !… vous pouvezl’ignorer, mais il y a longtemps que je suis l’admirateur etl’esclave de vos charmes… de ces charmes dont la renommée s’étendbien au delà des montagnes de la Romagne, car je les ai entenducélébrer dans les rues de notre sainte Cité. Ah ! miserime ! Me tenant dans vos chaînes, vous ne sauriez meblâmer de vous faire porter les miennes.

– Que voulez-vous donc, monsieur ?…Pourquoi m’avez-vous amenée ici ?

– Ce que je veux, signorina ? Mais…que vous m’aimiez comme je vous aime. Pourquoi je vous ai amenéeici ? Pour faire de vous ma femme.

– Madonna mia ! murmura lajeune fille. Madonna santissima ! Qu’ai-je donc faitpour mériter…

– Mériter quoi ? interrompit lebrigand, changeant brusquement de ton. De devenir l’épouse deCorvino ? Vous êtes bien orgueilleuse, signorina ! Il estvrai que je ne suis pas un grand syndic comme votre père, ni mêmeun pavero pittore comme le chiend’Inglese à la compagnie duquel je vous ai arrachée. Maisje suis le maître de ces montagnes… et de la plaine aussi. Qui oseseulement discuter ma volonté… Elle fait loi, signorina, jusqu’auxportes mêmes de Rome.

Après cette explosion, le brigand arpenta lachambre perdant quelques instants, la tête haute, les yeuxbrillants d’orgueil.

– Je vous aime, Lucetta Torreani !s’écria-t-il enfin. Je vous aime avec une passion qui ne mérite pasde si froides rebuffades. L’idée de devenir la femme d’un banditpeut vous répugner ; mais songez qu’en même temps vous serezreine. Il n’y aura pas dans toutes les Abruzzes un chapeau empluméqui ne s’incline devant vous… une tête qui ne se découvre en votreprésence ! Renoncez à cette fierté tout à fait horsd’à-propos, signorina. Ne craignez pas de descendre en devenant mafemme… l’épouse du capitaine Corvino !

– Votre femme !… jamais !

– Ce nom vous déplait-il ?Choisissez-en un autre… Nous savons nous passer de formalités pourles mariages, dans la montagne, bienque nous puissions avoir unprêtre quand nous le désirons… Tenez-vous absolument à unebénédiction, signorina ?… soit !… Je me procurerai uncurita.

– La mort, alors !… oui, j’aimemieux mourir, que de déshonorer la maison de Torreani.

– Eh giusto ! Suffit cette énergieme plait, signorina ! tout autant que votre beauté !…Cependant il faut y mettre un frein… oh ! bien léger !…Vingt-quatre heures suffiront pour cela… peut-être douze !…Mais je vous laisserai un jour tout entier. Si, au bout de cedélai, vous ne consentez pas à ce que votre mariage soit célébrépar le curita… et j’en ai un excellent sous la main… oùbien ! nous nous passerons de son ministère… vouscomprenez ?

– Madonna mia !

– Il est inutile d’invoquer laVierge ; elle ne vous sauvera pas, tout immaculée qu’on laprétende… Ici, personne ne saurait vous tirer de mes mains… pasmême Sa Sainteté. Dans la montagne, il capo Calvino est maître, etLucetta Torreani sera sa maîtresse.

Ces derniers mots s’étaient à peine échappésde ses lèvres qu’un bruit du dehors fit tressaillir le brigand.

L’air de triomphe qui illuminait saphysionomie s’effaça subitement et fit place à une expressiond’angoisse profonde.

– Che sento ? murmura-t-ilen se glissant vers la porte et en prêtant anxieusementl’oreille.

C’était le hurlement du loup des Apennins.Mais cet appel ne partait pas du côté d’où il aurait du logiquementprovenir. Il avait été poussé par la sentinelle postée au sud, etla réponse venait de la même direction.

Que signifiait cela ? Quel membre de labande était encore dehors à cette heure ?

Corvino songeait à Tomasso qu’il avait chargéle matin même d’une mission particulière, mais il ne pouvait yavoir deux Tomasso revenant simultanément, l’un du nord, l’autre dumidi.

Pendant qu’il réfléchissait ainsi, debout, surle seuil de sa maison, le bruit d’une lutte se fit entendre auxdeux extrémités du village ; puis éclatèrent des coups de feusuivis d’exclamations prolongées. C’était l’explosion des carabinesdes sentinelles.

Après avoir déchargé leurs armes, elless’enfuyaient précipitamment en poussant ce cri qui retentit commeun glas funèbre aux oreilles du chef :Tradimento !

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