Le doigt du Destin

Chapitre 54Ville gagnée.

Il y avait eu trahison, en effet, et lesbrigands furent surpris et capturés presque instantanément.

D’abord les huttes de paille, puis la maisondu chef, avaient été entourées par une foule d’hommes dont lesarmes étincelaient malgré l’obscurité.

Tandis que les pagliatti étaientscrupuleusement fouillés, des coups de feu retentissaient parintervalles, mêlés aux sourds gémissements des mourants et auxcomiques exclamations des individus arrachés de leurs lits etincapables encore de comprendre la cause de ce brusque réveil.

La lutte fut promptement terminée… avant mêmeque Corvino put y prendre part.

Pendant toute une longue carrière de crimes,c’était la première fois qu’il se laissait surprendre… la premièrefois qu’il éprouvait un sentiment approchant du désespoir… Et cela,au moment même où il voyait se réaliser un rêve luxurieux silongtemps poursuivi.

D’où provenait cette calamité ? quelétait le traître ?

Car la trahison n’était pas douteuse…Autrement, comment aurait-on pu mettre en défaut la vigilance dessentinelles ? Qui connaissait le cri de ralliement, lehurlement du loup ?

Mais ce n’était pas le moment de s’abandonnerà ces réflexions. Il fallait oublier pour le moment toute idée devengeance et ne songer qu’au salut. Ce ne fut pas sans desfrémissements de rage impuissante que le chef des bandits se vitréduit à cette extrémité.

Son premier mouvement fut de s’élancer audehors et de prendre part à la lutte entre sa bande et ceux quil’avaient si mystérieusement assaillie.

Mais le conflit fut presque aussitôt terminéque commencé. C’était moins un combat qu’une arrestation en masse,une razzia d’hommes en chemise, qui se rendaient sans tenter lamoindre résistance. La voix tonnante même de leur chef n’eût pasréussi à inspirer à ces partisans démoralisés l’énergie sinécessaire dans une crise semblable.

Obéissant à l’instinct de la conservation,Corvino referma la porte et rentra dans la chambre qu’il venait dequitter, résolu à se défendre jusqu’à la mort.

Il eut d’abord l’idée d’éteindre la lumière.L’obscurité lui semblait une garantie de sécurité.

Mais ensuite ?…

Tôt ou tard, d’autres lumières seraientapportées, bougies ou torches… Les assaillants, d’ailleurs, nepouvaient-ils pas attendre jusqu’au jour qui ne tarderait pas àparaître ?

Il ne ferait donc que reculerl’accomplissement de sa destinée. Ce répit de deux ou trois heuresvalait-il les angoisses morales auxquelles il serait en proiependant le reste de la nuit ?

Sa seconde pensée se porta sur Lucetta. Enelle résidait une chance, sinon de triomphe, au moins de salut.

Comment n’y avait-il pas songé plustôt ?

Que la lampe brûle toujours ! Qu’ellejette dans la chambre ses plus vives lueurs, afin que les ennemispuissent examiner tout à leur aise le tableau que vient de luisuggérer sa fertile imagination !

Aussitôt conçu, le tableau fut composé, aucentre même de l’appartement, en pleine lumière. Il comprenait deuxpersonnages… Lucetta Torreani, bien en face de la fenêtre, etlui-même, sur l’arrière-plan. De son bras gauche, il entourait lataille de la jeune fille, sur la poitrine de laquelle s’appuyait lapointe aiguë d’un stylet.

Son bras droit, impuissant, restait maintenupar une écharpe ; mais il avait trouvé le moyen de maintenirdroite la pauvre enfant. Il serrait entre ses dents une boucle decheveux.

Du dehors, les volontaires contemplaient cettescène étrange.

Deux d’entre eux semblaient fous de rage et dedouleur : Luigi et Henry Harding.

Sans les barres de fer qui défendaient lafenêtre, ils auraient sauté dans la chambre. Ils étaient armés decarabines et de pistolets ; mais ils n’osaient s’en servir etdurent assister, immobiles et frissonnants, au dialogue que Corvinoentama sans tarder.

– Signori, dit-il en desserrant lesdents, mais en gardant la bouche près de ses lèvres. Je ne veux pasvous faire un long discours… Je vois votre impatience… Vous nem’écouteriez pas… C’est mon sang qu’il vous faut… Vous en êtesaltérés… Je suis en votre puissance… Venez boire !… Mais si jedois tomber sous vos coups, Lucetta Torreani mourra aussi… Que l’unde vous mette la main à la gâchette de sa carabine ou essaye deforcer ma porte, et je lui perce le cœur de mon poignard.

Les spectateurs restaient silencieux, larespiration suspendue, les yeux brillants de rage concentrée fixéssur l’orateur.

– Ne prenez pas ce que je viens de direpour une vaine menace, continua le bandit… Le temps des parolesinutiles est passé… Je sais que je suis hors-la-loi et que vousaurez pour moi aussi peu de pitié que pour un loup aux abois…Soit !… Mais en tuant le loup, vous voudriez sauver vosagneaux ! Non ! Sangue di Madonna ! LucettaTorreani mourra avec moi… Si elle ne peut être ma compagne dans lavie, elle le sera dans la mort.

En prononçant ces mots, le bandit releva latête et montra une physionomie empreinte à la fois de brutalité etd’implacable énergie.

Le doute était impossible…

À un mouvement que fit Corvino, tous lesassistants tressaillirent, croyant qu’il allait accomplirimmédiatement son affreuse menace, et le sang se figea dans leursveines.

Mais telle n’était pas l’intention du chef. Ilse disposait seulement à reprendre la parole.

– Que voulez-vous de nous ? demandaRossi, le chef des républicains vainqueurs. Vous savez probablementqui nous sommes et que vous ne vous trouvez pas en face de soldatsdu pape ?

– Cospetto ! répliqua le bandit avecun méprisant signe de tête. Un enfant l’aurait deviné… Je n’avaisaucune crainte de voir venir jusqu’ici les vaillants carabiniers deSa Sainteté… L’air de ces montagnes n’est pas favorable ! leursanté… Voilà pourquoi vous avez pu nous surprendre…

– Basta signor ! Je saisqui vous êtes… Écoutez maintenant mes propositions.

– Dites vite ! s’écrièrentquelques-uns des assistants, qu’impatientaient ces longspourparlers et que la vue de la jeune fille tremblante sousl’étreinte du brigand remplissait d’ indignation. Quelles sont vosprétentions ?

– Immunité absolue pour moi et ceux demes hommes que vous avez capturés… Vous pouvez garder les morts,mais j’ose espérer que vous leur donnerez une sépulture chrétienne.Je ne demande rien pour ceux qui ont eu la chance de s’échapper…Pour moi et mes camarades prisonniers, j’exige liberté pleine etentière, avec la promesse de ne pas être poursuivis. Yconsentez-vous ?

Les chefs principaux des volontaires seréunirent pour discuter la question.

Il leur répugnait d’accéder à une semblableproposition et de relâcher ces criminels aux mains rouges de sangqui, depuis longtemps, désolaient le district et y avaient commisdes atrocités de toute nature. Maintenant qu’ils les tenaient etpouvaient en purger le pays, ne serait-ce pas une honte… un crimemême pour les régénérateurs, dont les bandits étaient les ennemisnaturels, de les laisser libres, leur permettant de poursuivre lecours de leurs déprédations ?

Ainsi parlaient quelques-uns desrépublicains.

D’un autre côté, il y avait le danger danslequel se trouvait la jeune fille et la conviction qu’en cas derefus, Lucetta serait impitoyablement sacrifiée.

Il est inutile de dire que Luigi Torreani, lejeune Anglais et quelques autres insistaient pour qu’on acceptâtl’ultimatum du bandit. De ce nombre était le commandant Rossi.

– Et si nous acquiesçons à votre demande,dit ce dernier, que ferez-vous ?

– Quoi !… Je vous rendrai lagiovinetta… C’est tout ce que vous désirez, jesuppose ?

– Consentez-vous à la remettreimmédiatement entre nos mains ?

– Oh ! Non ! répondit lebrigand avec un rire ironique. Ce serait livrer la marchandiseavant d’en avoir reçu le prix. Nous ne concluons jamais de marchéssemblables, nous autres bandits.

– Que prétendez-vous donc,alors ?

– Que vous conduisiez vos hommes à lacime de la montagne, du côté de la passe du nord. Les miens, mis enliberté, se dirigeront vers la passe du sud. Vous vous observerezainsi les uns les autres. Vous, signor, vous resterez ici pourrecevoir la captive. Vous n’avez rien à craindre… Voyez ! Jen’ai qu’un bras de libre et c’est le gauche ! De votre côté,vous vous engagerez à agir loyalement.

– J’y consens, répondit Rossi, sachantqu’il ne faisait qu’exprimer l’opinion de ses compagnons.

– Ce n’est pas une promesse que je veux…c’est un serment solennel…

– Volontiers ! Faut-iljurer ?

– Non, pas encore… Seulement quand ilfera jour… Vous n’aurez pas longtemps à attendre.

La proposition était raisonnable ; lesconventions ne pouvaient s’exécuter dans les ténèbres, sans risquede trahison d’une part ou de l’autre.

– Je vais, en attendant, éteindre lalumière, poursuivit Corvino… Vous n’auriez qu’à vouloir mesurprendre par derrière… Je ne me soucie pas de me laisserentourer… Dans l’obscurité, je serai tranquille. Buona notte,signori !

Un nouveau frisson de crainte courut dans lesveines des spectateurs, secouant plus particulièrement LuigiTorreani et le jeune Anglais.

La jeune fille restait seule, au milieu desténèbres, avec le brutal bandit !…

Ils étaient près d’elle… mais impuissants à laprotéger. Vainement se creusaient-ils la cervelle pour y trouver unplan propre à empêcher une aussi repoussante éventualité. Aucun nese présentait à leur imagination qui ne compromit en même temps lasûreté de Lucetta.

Leurs carabines armées, ils étaient prêts àcoucher bas le brigand. Mais celui-ci se gardait bien de leur endonner l’occasion. Se dissimulant avec le plus grand soin derrièrela jeune fille, qu’il tenait toujours embrassée, Corvino se glissavers la lampe dans le but de l’éteindre.

À ce moment, la porte s’ouvrit et un troisièmepersonnage parut dans l’appartement.

C’était une femme à l’aspect sauvage. Dans samain brillait un stylet.

D’un bond aussi rapide et aussi précis quecelui d’une panthère, elle se trouva près du groupe. Son bras levés’abaissa et la lame tout entière disparut dans la poitrine dubrigand.

Le bras qui entourait la taille de Lucetta sedétendit et Corvino s’affaissa lourdement sur le plancher.

La jeune fille, se sentant libre, se précipitavers la fenêtre.

La rage de la meurtrière n’était qu’à moitiéassouvie. Le stylet sanglant à la main, elle marcha vers sa secondevictime.

Mais Lucetta se trouvait désormais sous laprotection de ses défenseurs, dont les carabines, passées à traversles barreaux de la fenêtre, lui servaient pour ainsi dired’écran.

Dix coups de feu retentirent… Un silence demort suivit l’explosion… Le nuage de fumée se dissipa peu à peu,laissant voir sur le parquet, dans la zone lumineuse projetée parla lampe, deux cadavres… ceux de Corvino et de son assassin.

Lucetta Torreani était sauvée !

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