Le doigt du Destin

Chapitre 56Le n° 9 de la strada Volturno.

Le général Harding termina promptementl’affaire qui l’amenait à Londres. Elle était trop importante pouradmettre le moindre délai ; le vieux légiste lui-même fut decet avis, quand le vétéran lui eut mis sous les yeux l’horriblelettre du bandit et son contenu plus horrible encore.

Le voyage qu’il avait accompli en Italiedisposait d’ailleurs M. Lawson à reconnaître la gravité de lacrise ; il insista pour l’adoption de mesures immédiates.

Il aurait été imprudent de confier cinq millelivres sterling à la poste, encore plus de la charger de lasolution d’une question où il ne s’agissait de rien moins que devie ou de mort. Un clerc de confiance même n’était pas à la hauteurde cette mission délicate ; et, après une courte conférenceentre le légiste et son client, il fut résolu que l’associé dupremier, Lawson fils, se rendrait à Rome et se mettraitpersonnellement en rapport avec le signor Jacopi.

Qu’était ce signor Jacopi ? On ne pouvaitéchafauder que de vagues conjectures sur l’individualité de cetétrange spécimen de l’humanité qui s’était si audacieusementprésenté à Beechwood-Park et qui, devant l’imminence d’un châtimentsommaire et la menace de la prison, avait fait preuve d’une aussisuperbe indifférence.

Le premier train de Douvres emporta le jeuneLawson, en route pour l’Italie, avec une sacoche renfermant cinqmille livres en monnaies d’or frappées à la gracieuse effigie de lareine d’Angleterre.

Il était armé de toutes pièces pour sonentrevue avec signor Jacopi.

Avant l’expiration du délai de dix joursstipulé dans la lettre du brigand, le légiste de Lincoln’s Innentrait à Rome et, le jour même, sa lourde sacoche à la main, ilparcourait les rues de la ville, cherchant la strada Volturno.

Il trouva ces rues dans un désordre anormal.Au lieu des moines encapuchonnés et des cardinaux en robe de soie,des galantuomos et des femmes aux éclatantes toilettes,des sbires et des gendarmes qui les encombraient autrefois, iln’apercevait que des hommes à la physionomie ouverte, à la démarcheferme et assurée, portant de longues barbes, revêtus d’un costumemi-parti civil et militaire, armés jusqu’aux dents et évidemmentmaîtres de la situation.

M. Lawson junior ne s’étonna pasd’entendre de temps en temps sortir de la bouche de ces hommes lecri de « Vive la République romaine ! » Il y avaitété préparé avant de quitter l’Angleterre ; et ce ne fut qu’aumoyen d’un passeport bien en règle qu’il put traverser les lignesdes révolutionnaires et mettre le pied dans la Ville éternelle,alors menacée d’un siège.

Une fois dans les rues, cependant, il nerencontra plus d’obstacle et, sans perdre de temps, il se mit enquête du signor Jacopi.

Il trouva sans difficulté la strada Volturnoet la maison portant le n° 9. Les hommes à longue barbe et àceinture bourrée de pistolets répondaient sans brusquerie à toutesses questions. Ils lui indiquaient même son chemin avec cette bonnehumeur et cet empressement qui distinguent les allures de citoyensayant accompli une heureuse révolution.

Il ne parlait pas de signor Jacopi, secontentant de demander la rue et le numéro. Il lui semblaitqu’arrivé à la porte, il serait assez temps de prononcer le nom dumystérieux individu auquel il allait remettre une charge de piècesd’or qu’il n’avait cessé de passer d’une main à l’autre, pendant sapérégrination, et dont le poids lui avait presque désarticulé lesépaules.

Il parvint donc sans encombre au domicilecherché. Il ne pouvait exister aucun doute sur le propriétaire,l’inscription suivante se trouvant inscrite sur la porte :« Signor Jacopi, solicitario. »

Le solicitario londonien frappa etattendit qu’on vint lui ouvrir.

Il n’était pas sans éprouver quelque curiositéde faire la connaissance d’un membre de la confraternité quiinstrumentait d’une façon si particulière, qui pouvait exiger lepayement de cinq mille livres et l’obtenir sans l’interventiond’une cour de justice quelconque, tribunal ou jury, enfin dont lapratique s’éloignait autant des us traditionnels de Lincoln’sInn.

La porte s’ouvrit, mais pas avant qu’un secondcoup de marteau eût été donné et après un délai considérable. Leconcierge retardataire était une horrible vieille âgée desoixante-dix ans au moins. Mais une semblable apparition n’étaitpas faite pour intimider un avoué de Lincoln’s Inn Fields. C’étaitprobablement la femme de charge du solicitario.

– Est-ce ici que demeure signorJacopi ? demanda M. Lawson junior qui, ayant accompagnéson père en Italie, savait suffisamment se faire comprendre.

– Non !

– Non ! mais son nom est sur laporte.

– Ah ! c’est vrai ! répliqua laseptuagénaire. Ils ne l’ont pas encore enlevé… Ce n’est pas monaffaire… Je ne suis ici que pour garder la maison.

– Voulez-vous dire que signor Jacopin’habite plus ici ?

– Ecori !… Quellequestion !… Vous plaisantez, signor !

– Plaisanter !… Je n’en ai pasenvie, je vous assure… J’ai une affaire importante à traiter aveclui… et très-pressée.

– Une affaire avec signor Jacopi !Madonna Virgine ! ajouta la vieille avec un air deconsternation et on se signant d’une main tremblante.

– Mais certainement. Que voyez-vousd’étrange à cela ?

– Affaire avec un homme mort !Dio mi amiti !

– Mort ! Vous ne parlez pas, sansdoute, de signor Jacopi ?

– Et de qui donc, signor ? Chacunsait qu’il a été tué pendant l’émeute…, le premier jour… abattud’un seul coup, puis relevé et pendu à une lanterne, parce qu’onassurait qu’il faisait partie des… Oh ! signor ! je nepuis vous dire ce dont on l’accusait. Tout ce que je sais, c’estqu’on l’a tué, qu’il est bien mort et qu’on m’a mise ici pourgarder la maison.

Dans son saisissement, le jeune légiste deLincoln’s Inn laissa lourdement choir sur le seuil son sac d’or. Ilcommençait à craindre d’avoir fait inutilement le voyage deRome.

Et cette crainte se réalisa. Tout ce qu’il putapprendre de signor Jacopi fut que, juif algérien d’origine, ils’était établi dans la sainte cité et avait embrassé lecatholicisme ; qu’il pratiquait la loi… c’est-à-dire cettepartie de la loi qui, à Londres, lui aurait valu le nom delégiste des voleurs… ; qu’il avait l’habitude defaire de longues et mystérieuses absences, sans qu’on pût dire oùil se rendait, personne ne reconnaissant avoir entretenu avec luid’intimes relations.

En conséquence de quelque fait non expliqué,il avait attiré sur sa personne la fureur de la populace, pendantles premières heures de l’explosion révolutionnaire, et il en étaittombé victime.

Ces détails et quelques autres d’une natureaussi vague furent tout ce que le légiste londonien put apprendretouchant son confrère de Rome ; mais il n’obtint aucunrenseignement relativement au but de sa mission en Italie.

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