Le doigt du Destin

Chapitre 58Le jeune squire de Beechwood.

À la mort du général Harding, son fils Nigelentra en possession de Beechwood et, très-peu de temps après, sansrespect pour son deuil et pour la mémoire de son père, il devintl’époux, mais non le maître, de Belle Mainwaring.

Personne ne songea à lui contester ses droitssur la propriété. Il était le fils aîné et, croyait-on, l’uniquefils du vétéran. Le bruit de la mort du cadet, pendant le siége deRome, se répandit dans le comté et fut généralement considéré commeauthentique.

Eût-on même admis que Henry fût encore vivant,on supposait que les biens du général Harding se trouvaientsubstitués et que, par conséquent, Nigel en était le légitimepropriétaire. Ceux qui désiraient en savoir davantage et quiprenaient la peine de s’enquérir auprès de M. Woolet, lenouvel agent d’affaires de la propriété, recevaient de cethonorable personnage l’assurance de la solidité des droits de sonclient. Il parlait avec emphase de certain document, revêtu d’unecertaine date et précieusement enfermé dans une caisse d’étainornée d’une majestueuse étiquette. Cette caisse elle-même occupaitla place la plus apparente sur les rayons de son cabinet, de façonqu’aucun client ne pouvait venir consulter M. Woolet sanss’apercevoir qu’il avait l’honneur de parler à l’avoué chargé de laconservation des titres de propriété et autres actes de propriétéet autres actes de notoriété de NIGEL HARDING, ESQ., DEBEECHWOOD-PARK, BUCKS. Telle était l’étiquette inscrite sur lafameuse caisse.

Quant à la propriété des terres composant ledomaine de Beechwood, il ne s’élevait à cet égard, comme il a étédit, aucune contestation. Il avait autrefois été question de leurpartage entre les deux frères ; mais on avait apprisl’existence d’un testament attribuant le tout à l’aîné, et comme lefils cadet passait pour mort, le point ne semblait plus matière àdiscussion.

Par le fait, le souvenir de Henry Hardingétait presque éteint. Depuis plus d’un an le pauvre jeune hommeavait disparu du pays et, pour la société qu’il avait l’habitude defréquenter, loin des yeux signifie loin du cœur. Généreux, maisd’un caractère assez insouciant, on le considérait comme peususceptible de faire son chemin dans le monde, soit au point de vuede la renommée, soit à celui de la fortune.

Il était mort maintenant ; on n’y pensaitplus et son frère Nigel passait pour l’un des plus heureux jeuneshommes de l’Angleterre et l’un des plus riches squires du comté deBuckingham.

En tous cas, il paraissait en devoir être l’undes plus notoires, car le mari de Belle Mainwaring ne pouvait sedissimuler derrière un nuage. S’il lui avait plu par hasard demener une existence retirée, Belle n’était pas femme à se faire lacompagne de sa solitude ; il ne tarda pas à s’enapercevoir.

La tranquillité, qui régnait jadis àBeechwood-Park, disparut comme par enchantement du jour où missBelle Mainwaring en devint la maîtresse. Le majestueux silence desfutaies, autrefois troublé seulement par le cri de l’orfraie et leroucoulement de la tourterelle sauvage, retentissait actuellementet sans intermittence des sonores éclats de la voix humaine.

Sous le sceptre de cette nouvelle maîtresse…car elle l’était dans toute l’acception du mot… Beechwood devint lecentre de tous les plaisirs. L’élite de la société du voisinage yaccourut, trop heureuse d’accepter une hospitalité qui s’exerçaitdans d’aussi larges et brillantes proportions. Ce n’était quepromenades et cavalcades au printemps, fêtes de l’arc en été,chasses à courre en hiver, dîners et bals en toute saison del’année.

Belle Mainwaring avait reçu le prix de sonexquise beauté, et sa mère, la récompense de son habiletéconsommée. La veuve du colonel anglo-indien avait, en effet,trouvé, dans le château, une place qu’elle ne partageait pas avecla sœur de l’ancien propriétaire. La vieille fille avait disparu unpeu avant le mariage de Nigel et s’était transportée avec sonéternel tricot dans une humble demeure en rapport avec la modiquefortune que lui avait léguée son frère. Son fauteuil, la veuveMainwaring l’occupait aujourd’hui ; mais elle le retira, dèsle principe, du coin où la tante de Nigel l’avait toujours simodestement laissé.

Ainsi s’écoulèrent quelques années en fêtes etréjouissances continuelles offertes à tout le voisinage. Invités etspectateurs y participèrent, tous avec admiration, beaucoup avecune secrète envie.

Pouvait-il en être autrement dans un séjour oùdeux jeunes gens à la physionomie attrayante se livraient sansréserve à l’enivrement que procurent la fortune et la positionsociale, tout ce qui, en un mot, rend l’existence aussi belle quedésirable ?

Avec un peu de perspicacité, cependant, onaurait pu remarquer que, sous cette joie apparente, se cachait unsentiment ressemblant à un chagrin.

Je m’en aperçus, moi, bien que, par suite del’incident du bal, j’eusse cru devoir me dispenser de rendre visiteaux nouveaux propriétaires de Beechwood-Park.

Mais d’autres maisons m’étaient encoreouvertes et grâce à elles je me trouvais assez souvent en contactavec les deux époux en même temps qu’avec l’intéressant individu àqui je devais d’avoir vu effacer mon nom du carnet de danse.

Plus je m’instruisais, plus je remerciais leciel de m’avoir éclairé à temps.

Sans un hasard heureux, peut-être eût-il fallume compter au nombre de ces papillons qui, l’aile brûlée etrecroquevillée, rampaient encore autour de Belle Mainwaringlongtemps après son mariage.

C’était sans doute la vue de tous ces martyrsde l’amour qui assombrissait le front de Nigel Harding et allumaitdans ses yeux cette flamme sinistre, stigmate de son originedemi-orientale. Je ne m’en inquiétais guère, au reste, n’ayantjamais éprouvé beaucoup de considération pour le personnage.

Sa femme m’intéressait davantage ; jecherchais avec un peu plus d’attention les causes de préoccupationschagrines, évidentes pour moi. Au milieu de ses éclats de gaieté,elle avait des moments d’abstraction, même quand de galants proposlui étaient glissés dans l’oreille.

Selon toute apparence, elle ne ressentait pourson mari aucun sentiment de jalousie ; au contraire, ellesemblait ne supporter sa présence qu’avec une sorte de répugnance,et, quand il s’éloignait, éprouver un immense soulagement.

Je saisissais d’autant plus facilement toutesces nuances que j’en connaissais les causes.

La courte conversation que j’avaisinvolontairement entendue sous le cèdre était suffisammentexplicite. Nigel Harding avait épousé une jeune fille qui ne devaitjamais être sa femme, dans la véritable acception du mot.

L’aimer, elle ne le pouvait certainement pas,et elle ne l’aimait pas non plus ; mais il n’était pas certainqu’elle n’en pût aimer et n’en aimât pas un autre. Cette dernièrehypothèse était pour moi une certitude. Quel était cet autre ?Voilà ce que je ne savais pas, bien que j’avoue m’être livré à denombreuses conjectures. Tantôt je m’imaginais que c’était l’hommequ’elle avait si cruellement joué. Tantôt je croyais que c’en étaitun autre qui, avec moins de cruauté, mais une égale fermeté,l’avait elle-même dédaignée.

Ma dernière rencontre avec miss BelleMainwaring… je veux dire Mme Nigel Harding… eutlieu dans une assez étrange circonstance.

C’était après un dîner donné par ungentilhomme campagnard, sur les confins de Berks.

Enveloppé de mon manteau, j’attendais lamodeste citadine qui devait me transporter à la gare du chemin defer et que le sommelier de mon hôte avait envoyé chercher ens’écriant pompeusement : « La voiture du capitaineR*** »

En face de moi était un élégant équipage,attelé de deux chevaux splendides. Un majestueux cocher occupait lesiège, le fouet sur la cuisse ; un non moins majestueux valetde pied se tenait au marchepied. L’or étincelait sur la livrée deslaquais et un large écusson couvrait presque entièrement le panneaude la portière. Le tout formait un singulier contraste avec lepauvre fiacre qui venait justement de prendre la file.

– À qui appartient cet équipage ? medemandai-je mentalement.

La réponse m’arriva par la voix de stentor dusommelier. C’était la voiture de Nigel Harding.

Presque au même instant il sortit, accompagnépar sa femme.

Je me rangeai de côté pour leur livrerpassage.

Il s’élança le premier dans la voiture, commes’il était entraîné malgré lui. La dame, resplendissante sous sesfourrures… c’était en hiver… se disposa à le suivre.

Elle avait le pied sur une des marchesrabattues, lorsque les chevaux, piaffant déjà d’impatience, firentun faux départ, vigoureusement réprimé par le cocher. Mais la jeunefemme perdit l’équilibre et serait tombée sur le sol si je nem’étais avancé pour l’en empêcher. Par un sentiment de politessetout machinal, j’étendis mes bras entre lesquels vint choirMme Nigel Harding.

– Vous ! c’est vous !murmura-t-elle d’un ton qui me frappa et qui témoignait de moins dereconnaissance que de contrariété.

Puis, se dégageant de mon étreinte, elle fittomber son dépit sur le cocher et sauta dans la voiture quis’éloigna rapidement.

Cette conduite avait lieu de mesurprendre ; mais celle du mari m’étonna davantage encore.Quand l’équipage s’ébranla, je pus, avec la lumière de la lampetenue par le sommelier, apercevoir son visage. La tête passée àtravers la portière, il fixait son regard sombre, non pas sur soncocher, mais sur moi-même, comme si, lui aussi, se trouvait froisséde mon acte de politesse involontaire.

Je ne les revis l’un et l’autre que cinq ansaprès. Je les avais à peu près oubliés, lorsqu’un événement,survenu à bien des milliers de milles de l’Angleterre, rappela àmon souvenir le jeune squire de Beechwood-Park et, par suite, sonintéressante épouse.

L’événement dont je parle était assez étrangepar lui-même, il eut, en outre, de sérieuses conséquences pourplusieurs des personnages de cette histoire et, en particulier,pour Nigel Harding.

Peut-être eut-il mieux valu pour eux qu’iln’arrivât pas… Mais n’anticipons pas, racontons.

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