Le doigt du Destin

Chapitre 59Dans l’Amérique du Sud.

Après cinq années d’un voyage exclusivementconsacré au nouveau monde, je me trouvais dans la partieméridionale du continent américain, sur les rives de la Plata.

La volonté aussi bien que le hasard, lesaffaires non moins que le désir de voir du pays, m’avaient conduitdans la république Argentine et de là dans une des hautes provincesque borde le Parana.

Je traversais le Campo, à vingtmilles environ au nord de Rosario, mon point de départ.

Mon but était l’estancia d’un colonanglais, un vieil ami de collège qui s’était établi, comme éleveurde bestiaux et producteur de laine, à cinquante milles deRosario.

J’étais à cheval et seul, n’ayant pu engagerde guide. Mais sachant que la résidence de mon ami se trouvait prèsdes bords de la rivière, je m’étais imaginé que je la trouveraissans difficulté.

D’autres estancias étaientdisséminées le long de ma route, en petit nombre il est vrai, maisencore assez rapprochées l’une de l’autre pour que je pussem’assurer que je restais dans le bon chemin.

En outre, la rivière me servait, dans unecertaine mesure, de point de repère ; dans tous les cas, en nela perdant pas de vue, je ne risquais pas de m’égarer beaucoup.

Mon cheval était une bête excellente et jecomptais bien faire mes cinquante milles… une bagatelle pour uncheval sud-américain… avant le coucher du soleil.

Et j’y aurais certainement réussi, si le règneanimal n’avait compté dans son sein une créature telle que lebisacha, qui a l’habitude détestable de creuser, dans leOttawa, des sillons tellement profonds qu’ils constituent, encertains endroits, de fort dangereuses chausse-trapes pour leschevaux.

Ma monture fut assez imprudente pour enfoncerle pied dans un de ces sillons ; elle plongea, trébucha etfinit par s’abattre, entraînant, comme de juste, son cavalier danssa chute. Je ne fus moi-même que légèrement contusionné ;l’état de mon cheval était beaucoup plus grave.

Après l’avoir remis sur ses jambes, jereconnus qu’il pouvait à peine se tenir et encore moins me porterpendant les trente milles qui me séparaient encore del’estancia de mon ami. Un de ses paturons de devant étaitfoulé, et c’est tout au plus s’il put me suivre en boitant quand jequittai le théâtre de l’accident.

Je me voyais forcé désormais de finir la routeà pied, outre le désagrément de prolonger de vingt-quatre heuresmon voyage. La perspective n’avait rien d’agréable et je commençaisà maudire ma mauvaise fortune, lorsque j’aperçus en face de moi, àune assez courte distance, des indices certains du voisinage d’uneestancia.

C’était d’abord un bouquet d’arbres composéprincipalement de pêchers. En soi-même, ceci ne constituait pas unepreuve convaincante, car, sur diverses parties du territoireargentin, le pêcher croît spontanément. Mais, à travers le vertfeuillage, j’avais entrevu autre chose : un mur blanc et, àl’entour, un treillage palissadé indiquant un enclos.

Je me dirigeai de ce côté, traînant mon chevalboiteux, dans l’espoir de l’échanger contre une monture capable deme porter à destination. En supposant que je ne pusse effectuer cetroc, je pouvais toujours laisser là ma bête et continuerpédestrement ma route.

À mesure que je m’approchai de l’habitation,je découvris d’abord qu’elle me promettait au moins un abri pourmon quadrupède blessé, ensuite qu’il était plus que probable quej’y trouverais à me remonter.

J’arrivai enfin en vue de la maison, aprèsavoir dépassé le rideau d’arbres qui l’abritait. De dimensionsmédiocres, construite dans le style d’une villa italienne avec uneverandah sur la façade, elle avait une apparence de coquetterie etde confort qui me séduisit. Par derrière, également enfermés dansl’enclos, s’élevaient les bâtiments d’exploitation, paraissant dansun parfait état d’entretien.

Je ne doutai pas que, dans le nombre, ne setrouvât une écurie renfermant un cheval de réserve.

Je m’avançai vers la porte de l’enclos faisantface à l’habitation et signalai ma présence en frappant lapalissade du gros bout de ma cravache.

En attendant une réponse, j’examinail’établissement. Il ne ressemblait pas tout à fait à celui descréoles ; le jardin témoignait de soins particuliers ; laverandah, toute tapissée de roses, en particulier, dénonçaitl’Européen. Le propriétaire pouvait être un Anglais, un Français,un Allemand ou un Italien, car, parmi les colons de cette partie del’Amérique du Sud, on rencontre toutes ces nationalités.

Ma curiosité, excitée au plus haut point, netarda pas à être satisfaite. Un homme paraissant sortir descommuns, se dirigea vers la porte. Épaisse barbe noire, œild’aigle, dents blanches, nez fortement aquilin… tout chez lui étaititalien. Un orgue sur les reins et un singe sur l’épaule n’eussentpas mieux constaté son lieu de naissance.

Je la connaissais avant qu’il ouvrit la bouchepour me demander :

– Che e, signor ?

En dépit de son teint presque noir, cet hommen’avait rien de repoussant dans la physionomie. Au contraire,l’impression que je ressentis fut que j’étais tombé sur de bonsSamaritains.

Heureusement encore, je parlais, ou plutôtbaragouinais assez l’italien pour me faire comprendre.

– Mon cheval ! dis-je en montrantl’animal qui se soutenait à grand’peine, une de ses jambes dedevant à six pouces de terre. Il lui est arrivé un accident, commevous voyez, et il ne peut plus marcher. Je l’ai amené ici pour vousprier de le garder jusqu’à ce que je puisse l’envoyer prendre. Jevous indemniserai pour la peine ; et peut-être, ajoutai-je, endésignant de l’œil les communs, pourriez-vous me prêter une monturequelconque pour me rendre chez un ami auquel je vais rendre visiteet qui demeure à une trentaine de milles d’ici.

L’homme promena ses regards étonnés de moi àmon cheval et de mon cheval à moi ; il les tourna ensuite versla maison, comme s’il enattendait une réponse à ma requête.

Jamais regard humain n’évoqua une plus célesteapparition.

La porte de la maison s’ouvrit et une femmeparut sous la verandah… une femme qu’on aurait put prendre pour unange, n’eussent été les symptômes de maternité qui, à mes yeux, lafaisaient plus ravissante encore.

Elle fit quelques pas et, regardant à traversles roses qui semblaient lui former comme une auréole, elle répétala question qui m’avait été adressée, en y ajoutant toutefois unnom d’homme, car c’est à mon interlocuteur qu’elles’adressait :

– Che e Tomasso !

La réponse de Tomasso ne fut qu’une traductionlittérale de l’explication que je lui avais donnée. Après quoi, ilattendit respectueusement.

– Dis à l’étranger, répondit la doucevoix, qu’il peut laisser ici son cheval et qu’on lui en donnera unautre pour continuer sa route. Ajoute, Tomasso, que s’il veutprendre la peine d’entrer et d’attendre le retour de mon mari, ilsera le bienvenu.

Inutile de dire que j’acceptai avecempressement cette aimable invitation.

Tomasso me prit la bride d’entre les mains etconduisit mon cheval à l’écurie.

Quant à moi, je passai le seuil hospitalier etme trouvai bientôt assis et causant avec une des plus charmantesfemmes que j’eusse jamais eu le bonheur de rencontrer.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer