Le doigt du Destin

Chapitre 6Le ciel s’obscurcit.

Beechwood-Park était une habitationconfortable sous tous les rapports ; mais il n’y existait pascette tranquillité parfaite dans laquelle son propriétaire, en seretirant du service, avait compté terminer sa vie.

Matériellement parlant, tout marchait àsouhait. Depuis que le vétéran en avait fait l’acquisition, ledomaine avait presque doublé de valeur. Au point de vue de lafortune, il n’avait donc aucune inquiétude à entretenir.

Ses chagrins venaient d’une autre cause, quile préoccupait bien plus que son château et ses terres. Ilsprenaient leur source dans la conduite de ses deux fils. En saprésence, les demi-frères se traitaient avec une cordialité étudiéede part et d’autre ; mais leur père croyait avoir ses raisonspour craindre que l’affection fraternelle, qui aurait dû les unir,ait fait place à une sourde inimitié. Le cadet la laissait plusouvertement voir ; elle était profondément enracinée dans lecœur de l’aîné. Pendant les années de collège, Henry, grâce à sanature généreuse, aurait été disposé à tout oublier, si son frèreavait consenti à faire seulement la moitié du chemin dans la voiede la réconciliation. Mais c’est ce à quoi Nigel n’avait jamaisvoulu consentir. Actuellement, ils étaient plus irrévocablementséparés encore par l’amour que tous deux portaient à BelleMainwaring. En raison de leur rivalité, l’antipathie s’étaittransformée en hostilité déclarée.

Il se passa quelque temps avant que je généralaperçût le nuage qui menaçait sa tranquillité domestique. Il avaitsupposé que ses fils, comme la plupart des jeunes gens du mêmerang, voudraient voir un peu le monde avant d’affronter les écueilsdu mariage. Il ne lui vint pas à l’idée qu’aux yeux d’un jeunehomme plein d’ardeur, la charmante miss Mainwaring pouvaitconstituer l’humanité tout entière et qu’auprès d’elle le reste del’univers devait revêtir un aspect aussi triste que prosaïque.

Pourtant, ce qui, tout d’abord, troubla l’âmedu vétéran, ce ne fut pas cette pensée, mais la seule conduite deses enfants. Il était assez content de Nigel, tout en déplorantl’antipathie qu’il éprouvait pour son frère et qui perçait souvent,en dépit de la puissance que son fils aîné exerçait sur soi-même.Mais il était désespéré des agissements de Henry, de ses habitudesd’extravagance et de dissipation et surtout de sa désobéissance àses ordres. Cette faute, la plus grave aux yeux du vétéran, n’avaitcependant été commise que fort rarement et à proposd’insignifiantes questions d’argent ; elle eût passé, pourainsi dire, inaperçue, sans le soin que prenait Nigel de laprésenter sous les plus noires couleurs.

Le général adressa d’abord à son fils depaternels conseils, puis de vertes réprimandes. Rien n’y fit. Levieil officier se fâcha alors tout rouge et laissa échapper desintentions d’exhérédation.

Henry, se croyant alors un homme, accueillitces menaces avec un esprit d’indépendance qui ne fit que surexciterl’irritation de son père.

Les relations restaient ainsi péniblementtendues entre les divers membres de la famille Harding, lorsque legénéral fut informé d’un fait dont l’avenir de son fils se trouvaitaffecté bien plus que par ses prodigalités et ses révoltes. Nousvoulons parler de l’amour de Henry pour miss Mainwaring. Quant à lapassion de Nigel pour la même personne, il l’ignorait, comme toutle monde ; tandis que les sentiments de Henry n’étaient unsecret pour personne.

Le général les connut, à son tour, peu detemps après la chasse à courre. Cet incident lui donna fort àréfléchir. Bien qu’intérieurement flatté de la conduite de sonfils, le vétéran y aperçut un danger bien plus menaçant que celuiauquel Henry s’était si intrépidement exposé.

Les renseignements qu’il obtint fortifièrentses appréhensions. Il n’ignorait pas les antécédents deMme Mainwaring, ayant fréquenté, aux Indes, cette dame et sonmari, et il avait conservé de ces relations un souvenir très-peuflatteur pour la veuve de son compagnon d’armes. Naturellement lecaractère de la fille lui était moins connu ; elle avaitgrandi pendant une longue période de séparation. Mais d’après cequ’il avait vu et appris, depuis son retour en Angleterre, d’aprèsce qu’il voyait et apprenait chaque jour, il en était arrivé, commeconclusion, à l’application du proverbe : Telle mère, tellefille.

Il ne pouvait donc lui convenir de l’accepterpour belle-fille.

Ces pensées remplirent son esprit des plusvives alarmes, et il se mit sans retard à chercher le moyen deconjurer le danger.

Que devait-il faire ? refuser à son filsla permission de s’unir aux Mainwaring ? Lui défendre decontinuer au cottage de la veuve des visites dont il connaissait àprésent la compromettante fréquence ?

Il se demandait si Henry obéirait à sesordres ; ce doute augmentait son irritation.

Sur la veuve elle-même, son autorité étaitnulle. Quoique le cottage qu’elle habitait confinât son parc, il nelui appartenait pas. Le propriétaire était un homme de loi duvoisinage, peu considéré, d’ailleurs. Mais quel avantage le généralaurait-il retiré du départ de la veuve, en supposant même qu’ilréussit à la faire déguerpir ? Les choses étaient tropavancées pour qu’un moyen semblable pût être employé avec quelquechance de succès.

En ce qui concernait la jeune fille, celle-cine se résoudrait certainement pas à cacher son joli visage aux yeuxdu fils, uniquement pour faire plaisir au père. Elle ne paraîtraitplus dans le salon du général ou dans sa salle à manger ; maisil était une foule d’autres endroits où elle pouvait se faire voirdans toute la splendeur de sa séduisante beauté : à l’église,à la chasse, au bal et, tout le long du jour, dans les verdoyantesprairies encerclant Beechwood Park.

Le vétéran était trop habile tacticien pours’exposer à un échec que son caractère et son autorité de pèredevaient rendre d’autant plus humiliant. Il fallait trouver unbiais. Il existait déjà en germe dans son esprit ; mais ilétait nécessaire de le mûrir. Le travail intellectuel auquel il selivra avec toute l’énergie de sa nature l’empêcha seul des’abandonner à la colère qui grondait dans sa poitrine et menaçaitde lui faire perdre le sens.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer