Le doigt du Destin

Chapitre 61Un hôte inconnu.

Jusqu’à l’heure de mon départ, je n’avais pasentendu prononcer une seule fois le nom de mon hôte.

Celui de son beau-père avait souvent étémentionné. C’était signor Francesco Torreani, originaire de laRomagne, lequel était venu, plusieurs années auparavant, s’établirdans la république Argentine, comme beaucoup d’autres de sescompatriotes, pour améliorer sa condition.

Voilà, à peu près, tout ce que je savais. Àvrai dire, grâce aux distractions de tout genre qui remplirent lesheures de mon trop court séjour, je ne m’occupai que du présentsans m’inquiéter du passé.

Quel est l’homme qui, respirant à pleinspoumons la libre et vivifiante atmosphère des Pampas, ou bondissantdans des plaines sans limites, sur le dos d’un cheval à demisauvage, daigne se souvenir des chétifs plaisirs et desinsignifiants chagrins d’une civilisation corrompue ? Ilserait porté plutôt à les oublier complément.

Cette disposition d’esprit qui m’étaitparticulière, mes nouveaux amis, les Torreani, semblaientl’éprouver comme moi.

Je ne désirais pas connaître leur histoirepassée ; quel intérêt auraient-ils eu à me lacommuniquer ?

Aussi l’idée ne leur en vint pas et lesquelques détails relatés plus haut ne me furent révélés que par lesincidents de la conversation.

Si je savais peu de chose en ce qui concernaitles Torreani, j’en appris moins encore sur les antécédents de monhôte, mon propre compatriote cependant.

Comme je l’ai dit, j’étais arrêté sur le seuilet je lui adressais mes adieux sans avoir jamais su son nom.

Cela peut paraître étrange et demander uneexplication. Elle sera facile.

Dans les pays méridionaux de l’Europe, ainsique chez leurs nationaux établis dans l’Amérique espagnole, le nomde famille de l’individu n’est presque jamais prononcé ; on nele désigne que sous son nom de baptême, ou apellido.

Cette habitude, il est vrai, ne pouvaitatteindre mon hôte anglais qu’en raison de son entourageitalien.

Mais, pour des raisons que je n’avais pas ledroit de rechercher, je le trouvai singulièrement réservé, toutesles fois que le hasard amenait la conversation surl’Angleterre ; et bien qu’il ne témoignât d’aucun préjugécontre son pays national, il ne semblait lui porter qu’un intérêtsecondaire ; il évitait même d’en parler.

Sur cette indifférence, j’avais échafaudé unsystème d’hypothèses. Je l’attribuais à des malheurs de jeunesse,peut-être à une exclusion sociale. Cette dernière conjecture mesemblait toutefois un peu hasardée. Langage, manière, développementintellectuel et moral, tout, chez mon hôte, dénotait, sinon unehaute naissance, au moins l’éducation qui accompagne généralementcelle-ci. Plus d’une fois, dans la conversation, nous avionséchangé les signes maçonniques des universités d’Eton et d’Oxford.Qui était-il ? D’où venait-il ? Ma curiosité étaitexcitée au plus haut point ; mais, par savoir-vivre, jen’avais pas cherché à la satisfaire, au moyen de questions directesauxquelles, d’ailleurs, on n’eût peut-être pas répondu.

Ce doute, néanmoins, me tourmentait si bienquau dernier moment, je me résolus à l’éclaircir.

– Vous me pardonnerez, dis-je, si, aprèsune hospitalité aussi gracieuse que peu méritée, je désireconnaître le nom de mon hôte. Ce n’est pas par curiosité, veuillezle croire ; mais simplement pour savoir à qui je doisdésormais adresser le juste tribut de ma reconnaissance.

– Il est vrai, capitaine, me répondit-ilen riant, que vous ignorez encore mon nom. Je me rappellemaintenant que vous ne m’avez jamais adressé la parole que sousl’appellation italienne de signor. Quelle singulièrenégligence ? Vous garder trois jours sans vous dire monnom !… C’est fort drôle, n’est-ce pas ?… Et tout à faiten dehors des habitudes anglaises ? Pour m’excuser autantqu’il est en mon pouvoir, j’adopterai la mode de notre pays et vousoffrirai ma carte. Je crois qu’il m’en reste encore quelques-unesdans un vieux portefeuille. Permettez-moi d’y aller voir.

Mon hôte rentra dans la maison, nous laissant,sa charmante femme et moi, rire à notre aise de l’incident.

Il revint bientôt avec le portefeuille enquestion. Il en tira plusieurs petits cartons glacés, jaunis par lavieillesse, en choisit un et me le présenta.

N’osant, par délicatesse, lire l’inscriptionen sa présence, je me contentai de jeter négligemment les yeux surla carte et lui adressant un adieu final… j’avais déjà pris congéde sa femme… je montai à cheval et m’éloignai.

La curiosité ne me permit pas de conserverlongtemps l’impassibilité et la réserve de l’homme du monde. Tirantla carte de la poche où je l’avais introduite, je lus :

HENRY HARDING.

– Excellent nom anglais, pensai-je, etdont j’ai de bonnes raisons pour me souvenir.

Cependant il ne me vint aucunement à l’idéeque le jeune estanciero des Pampas pût avoir la moindrerelation de parenté avec les Harding de Beechwood-Park, dans lecomté de Bucks ; et, sans autre réflexion, je plaçai la cartedans mon portefeuille et continuai mon voyage interrompu.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer