Le doigt du Destin

Chapitre 62Un légataire retrouvé.

Le lecteur s’étonnera sans doute de mon défautd’intelligence et se demandera comment je n’avais pas reconnu enM. Henry Harding une ancienne connaissance.

Par le fait, ce n’en était pas une pour moi.Je ne l’avais vu qu’une fois, alors qu’adolescent encore imberbe,il était venu passer ses vacances à Beechwood. L’eussé-je même plussouvent rencontré, il est peu probable que, dans l’homme au teintbronzé, à la barbe épaisse, plus semblable à un Italien qu’à unAnglais et parlant de préférence l’idiome de la péninsule, j’auraisreconnu le jeune collégien, à moins que quelque circonstancefortuite n’eût ravivé mes souvenirs ; par exemple, peut-être,si j’avais entendu plus tôt prononcer son nom.

Actuellement, je poursuivais mon chemin,réfléchissant seulement que mon compatriote le colon était un bienbeau jeune homme, fort heureux d’avoir pour femme une aussiadmirable créature.

Quant à mes autres hôtes, le lecteur doit serappeler qu’il les connaît beaucoup plus que je ne les connaissaisalors moi-même. Tout ce que j’en savais se bornait à ce que j’avaisappris pendant les trois jours qui venaient de s’écouler, et aucunde ces renseignements n’était de nature à me ramener, parassociation d’idées, à mes anciennes connaissances du comté deBucks.

Ceci, j’espère, suffira pour expliquerl’indifférence avec laquelle je réintégrai dans mon portefeuille lacarte de M. Henry Harding, après avoir lu le nom qui y étaitinscrit.

En arrivant à l’estancia de mon ami,je trouvai ce dernier assez inquiet de mon long retard. Ilm’attendait trois jours plus tôt ; et si les herbes des pampasavaient eu le temps d’atteindre toute leur croissance, il auraitsupposé ou que je m’étais égaré, ou que j’étais tombé entre lesmains des voleurs, qui ne sont à craindre, dans la prairie, quelorsque ces gigantesques roseaux ont acquis leur entierdéveloppement.

Je lui dis la cause de mon retard et l’aimablehospitalité qui m’avait été octroyée. Je m’étendais avec plaisirsur ces détails, lorsque mon ami m’interrompit tout à coup.

– Avez-vous jamais connu un certaingénéral Harding, de Bucks ? me demanda-t-il.

– Un général Harding, deBucks ?

– Oui ! je sais quevous avez souvent visité ce comté. Le général Harding dont je parleest mort il y a cinq ou six ans.

– J’ai connu un général Harding, deBeechwood-Park, dans le Buckinghamshire, mais je n’ai eu avec luique d’éphémères relations. Il est mort à peu près à l’époque dontvous parlez. Serait-ce celui-là ?

– Lui-même, par Dieu !Beechwood !… C’est bien ce nom-là, je crois !… Nous lesaurons tout à l’heure ! C’est fort singulier, continua monami en se levant et se dirigeant vers un secrétaire placé dans uncoin de l’appartement, fort singulier, en vérité ! J’avaismoi-même l’intention de me rendre à l’estancia où vousavez été si bien reçu… et pas plus tard qu’aujourd’hui, si je nevous avais pas attendu… Et c’est en vous attendant que j’aidécouvert… ce qui motivait mon dérangement. Je suis très-peu liéavec mon voisin anglais, M. Harding. Il ne fréquente que desItaliens et des Argentins, que nous ne voyons guère, nous autresAnglais. Mais il passe pour un homme de mérite, malgré tout.

– Je suis charmé de vous en entendreainsi parler. C’est précisément l’impression que j’ai emportée dema courte visite. Mais qu’a-t-il de commun avec le généralHarding ?

Ma curiosité, ai-je besoin de le dire, étaitexcitée à un tel point que je tirai la carte de mon portefeuille etla soumis à un nouvel examen.

– Eh bien ! dit mon ami en revenantau point de départ de notre conversation, tandis que j’attendaisvotre arrivée, il m’était impossible de quitter la maison. N’ayantpas d’autre distraction, je pris, pour les lire, quelques vieuxjournaux anglais. Nous n’en avons jamais ici de date récente ;mais ceux-là remontaient à quelques années. L’un d’eux était unnuméro du Times… Et si jamais vous habitez les Pampasaussi longtemps que moi, vous lirez le Times avec volupté,quelle que soit sa date, depuis la première ligne jusqu’à ladernière, y compris les annonces. Je parcourais ces dernières,lorsque mes regards s’arrêtèrent sur un avis… que je veux vousfaire lire à vous-même.

Je pris le journal que me présentait mon amiet lus l’annonce qu’il m’indiquait. Elle était conçue dans lestermes suivants :

« HENRY HARDING : Si M. HenryHarding, fils du feu général Harding, de Beechwood-Park, dans lecomté de Buckhingham, veut prendre la peine de passer chezMM. Lawson et fils, avoués, Lincoln’s Inn Fields, il yapprendra QUELQUE CHOSE DE TRÈS-AVANTAGEUX POUR LUI.M. Harding a été, pour la dernière fois, vu à Rome, pendant latourmente révolutionnaire, et l’on suppose qu’il a pris part à ladéfense de cette ville. Magnifique récompense à toute personne quifera connaître son adresse actuelle, ou, en cas de mort, indiquerl’époque et les circonstances du décès. »

– Qu’en pensez-vous ? demanda monami quand il s’aperçut que j’avais terminé ma lecture.

– Je me rappelle avoir déjà vu cetteannonce, répondis-je. Elle a été insérée itérativement et a faitbeaucoup de bruit à cette époque. On n’ignorait pas que le jeuneHarding avait quitté l’Angleterre, mais personne ne savaitpertinemment de quel côté il avait porté ses pas. C’était quelquetemps avant la mort de son père. Le bruit courait qu’il avait étérefusé par une jeune fille qu’il voulait épouser, et que j’aiconnue moi-même ; puis, qu’il s’était rendu en Italie et qu’ilavait été capturé par les brigands ou s’était affilié aux bandes deMazzini et de Garibaldi. Mais personne ne savait la vérité, legénéral Harding ayant pour habitude de garder pour lui ses secretsde famille. Toutes ces suppositions ne se répandirent qu’après samort, au moment où parurent ces annonces ; alors le jeunehomme avait depuis longtemps disparu et le fait n’excita que peud’attention. On disait que son père lui avait laissé un legs et quec’était pour le lui délivrer que l’avoué le cherchait.

– C’est précisément ce que je pensais.Croyez-vous qu’on l’ait trouvé ?

– Je n’en sais rien. Je n’ai pas connu lerésultat de ces avis multipliés, ayant moi-même quitté l’Angleterreà cette époque et n’y étant pas retourné depuis.

– Ne pensez-vous pas que cet HenryHarding de l’annonce du Times et le jeune estanciero,votre hôte, soient une seule et même personne ?

– C’est possible et même probable. L’avisaffirme que c’est à Rome qu’il a disparu et la famille danslaquelle il est entré vient de Rome. C’est ce qui m’a été dit àl’estancia. Ce peut-être le même individu ; il estpossible aussi qu’il ait répondu à l’annonce et reçu ce quelquechose d’avantageux, quoi que ce soit… bien qu’à mon sens ce quelquechose fût peu de chose. Il était de notoriété que le généralHarding avait légué à son fils aîné la totalité de ses biens et queHenry n’aurait pour tout héritage qu’un millier de livres sterling.Si cet Henry est mon hôte, il a, selon toute probabilité, reçu sonargent. N’est-ce pas avec ce capital qu’il a pu s’établir aussimodestement en Amérique ?

– Non, je puis vous le certifier. Il estvenu ici longtemps avant la date de l’annonce et n’a jamais,depuis, quitté le pays, pour aller aussi loin qu’en Angleterre, aumoins.

– Il n’aurait pas eu besoin d’aller enAngleterre pour toucher ce mince héritage de mille livres.L’affaire a pu s’arranger par correspondance.

– C’est juste, mais j’ai de bonnesraisons pour croire qu’il tient à loyer seulementl’estancia où vous l’avez trouvé. Son beau-père est levéritable propriétaire des deux établissements ; et c’étaitainsi dès le principe, longtemps avant que l’annonce eût pu êtreinsérée dans le Times. Selon moi, il n’a jamais vu cetteannonce ; et si c’est l’individu qui y est désigné, il seraitbon qu’il la connût. Comme je vous l’ai dit, j’avais l’intention deme rendre chez lui et de l’interroger moi-même. Car bien que jen’aie entretenu avec lui que de rares relations, j’en ai entendudire beaucoup de bien… pas comme éleveur, par exemple. Il est, pourcela, trop passionné pour la chasse, et je crains bien qu’il n’aitguère fait fructifier la dot de sa femme ou la fortune de sonbeau-père. J’ai entendu dire que son état de dépendance et son peud’expérience agricole le chagrinaient sensiblement. Dans le cas oùun legs lui aurait été fait et en supposant que ce legs fût encoreà sa disposition, cet argent, j’en suis certain, serait le bienaccueilli. À Londres, mille livres sterling ne sont rien ;c’est une fortune dans les Pampas.

– Vous avez parfaitement raison,répondis-je machinalement. Je me demandais s’il était possible quel’amant repoussé de miss Belle Mainwaring fût le même individu quej’avais vu marié à une femme valant dix mille fois mieux que cetteinfernale coquette.

– Voici ce qu’il faut faire, reprit monhôte. Vous avez été invité à vous arrêter à l’estancialors de votre retour à Rosario, n’est-ce pas ?

– Je l’ai formellement promis.

– Heureux coquin ! avoir fait deuxaussi charmantes connaissances ; car la dame argentine ne lecède guère en beauté à sa belle-sœur l’Italienne ! Et toutcela, grâce à un faux pas de son cheval ! Par Jupiter !je m’exposerais bien à me casser le cou chaque jour de l’année,dans l’espoir d’une chance semblable ! À ce point de vue, lafortune vous a toujours favorisé !

La chaleur avec laquelle s’exprimait mon amim’amusa un instant. C’était un célibataire endurci que je necroyais pas capable de baisser pavillon, même devant les charmes dela séduisante Lucetta… J’avais entendu nommer ainsiMme Harding.

– Que vouliez-vous me proposer ?dis-je pour couper court à cette explosion d’enthousiasme.

– D’emporter avec vous le vieux numéro duTimes et de faire lire l’annonce à M. Harding en personne. Jevous accompagnerai si vous voulez ; mais comme vous avez déjàfait connaissance et que vous en savez sur cette affaire plus longque moi, il me semble que c’est à vous qu’il appartient de ladébrouiller. Qu’en dites-vous ?

– Je n’y fais pas d’objection.

– Tout va bien, alors. Maintenant il fautque je m’occupe de vous faire passer le temps aussi agréablementque possible ; mais je crains que ma maison de célibataire nevous semble bien triste auprès de celle que vous venez de quitter.Le purgatoire après le paradis ! Ha ! ha !ha !

Je ne pus m’empêcher de songer qu’il y avaitun peu de vérité dans ces paroles ; mais je tâchai de déguiserma pensée sous le rire avec lequel j’accueillis la plaisanterie demon ami.

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