Le doigt du Destin

Chapitre 63Un numéro du Times.

En dépit de ses précautionsoratoires, les distractions imaginées par mon vieux camarade decollège furent loin d’être tristes et je ne m’ennuyai pas uneminute pendant les huit jours que je lui consacrai.

Le matin du neuvième, j’étais à cheval, medisposant à retourner à Rosario, avec l’intention de m’arrêter,selon ma promesse, à l’estancia de M. Henry Harding,que je ne pouvais plus considérer comme un étranger, s’il étaitvéritablement le fils du général anglo-indien.

Mon célibataire m’accompagna et j’eus leplaisir de provoquer une sympathique intimité entre deux de mescompatriotes dignes de se connaître mutuellement plus qu’ils nel’avaient fait jusque-là.

La signora Lucetta se montra aussi charmanteet aussi aimable que jamais, et bientôt nous vîmes les deuxfamilles s’assembler sous le même toit, pour nous fêter plusamicalement.

L’hospitalité que nous reçûmes pendantplusieurs jours était bien de nature à nous la faire regretter etj’ai tout lieu de croire que mon vieux camarade reprit le chemin deson estancia solitaire avec la ferme résolution de sefaire bénédictin.

Quant à moi, je n’étais plus traité enétranger. Mon hôte sud-américain était bien le fils du généralHarding, de Beechwood-Park, l’objet même de l’annonce duTimes, l’exilé volontaire jusqu’alors cherchévainement.

Dans un entretien que nous eûmes ensemble peuaprès mon arrivée, il me raconta son histoire, telle que j’aiessayé de la reproduire moi-même dans les pages qui précédent.

– Et ceci ? dis-je en montrantl’annonce du journal.

– Je ne l’ai jamais vue… c’est lapremière fois que j’en entends parler, répondit-il.

– Vous connaissiez la mort de votre père,je suppose ?

– Oh ! oui. Je l’ai apprise par lesjournaux, peu de temps après le triste événement. Pauvrepère ! Peut-être ai-je agi trop inconsidérément !… Maisil est trop tard maintenant pour le reconnaître.

Voyant le chagrin qui assombrissait saphysionomie, à la pensée de son père, je m’empressai de changer deconversation.

– Et le mariage de votre frère, vous enavez aussi été informé ?

– Non, répondit-t-il à ma grandesurprise. Il est marié ?

– Depuis longtemps ; son mariage aété également annoncé dans les journaux et avec assez de fracas, mafoi ! Il est étonnant que vous ne l’y ayez pas vu.

– Ah ! les journaux ! Je n’aijamais ouvert une feuille anglaise depuis celle contenant l’avis dudécès de mon père. J’en exécrais la vue, comme de tout ce quivenait d’Angleterre, du reste. Je n’ai même pas voulu me lier avecmes compatriotes établis dans ce pays, ainsi qu’on a pu vous ledire. Et quelle est la femme que M. Nigel Harding a daignérendre heureuse ? Vous la connaissez, je suppose.

– Il a épousé une miss Belle Mainwaring,fis-je, en donnant à ma physionomie un air de profonde innocence etnon sans une certaine appréhension du chagrin que pouvait fairenaître cette nouvelle.

Je me trompais, le jeune homme restaimpassible.

– La dame ne m’est pas inconnue,répondit-il avec un sourire ironique. Elle et mon frère sont faitspour se rendre mutuellement très-heureux. Leurs caractères, jepense, s’accordent admirablement.

Je comprenais parfaitement le sens de cetteobservation. Je m’abstins, toutefois, d’en rien témoigner.

– Mais, dis-je en revenant à l’annonce,que comptez-vous faire de ceci ? Vous voyez qu’il est questionde quelque chose d’avantageux pour vous.

– Presque rien, je m’imagine. Je croissavoir de quoi il s’agit… un millier de livres sterling que monpère a promis de me laisser après sa mort. C’était prévu dans sontestament. Ce testament…

Il s’interrompit et un sourire amer plissa seslèvres ; mais sa physionomie s’éclaircit presque aussitôt.

– Eh bien, je devrais m’en réjouir, de cetestament, bien qu’il m’eût déshérité. Car sans lui, signor,ajouta-t-il, oubliant qu’il parlait à un compatriote, sans lui, jen’aurais jamais connu ma chère Lucetta, et j’ose croire que vousconviendrez que de ne pas la connaître c’eût été le plus grandmalheur qui eût pu m’arriver dans ma vie.

C’était là un singulier appel, on enconviendra ; mais je ne pus me dispenser d’y répondre.

Il aurait continué à broder sur cet agréablethème ; mais le moment approchait où nous devions rejoindreces dames et je fus obligé d’appeler de nouveau son attention surle véritable objet de notre conversation particulière.

– Quand ce ne serait que mille livres,dis-je, la somme vaut la peine de s’en occuper.

– C’est juste, répliqua-t-il, et j’aiquelquefois songé à la réclamer… j’entends dans ces derniers temps.Dans le principe, j’étais tellement chagrin de tout ce qui s’étaitpassé en Angleterre que j’étais bien décidé à refuser même lemisérable legs qui m’était attribué. Mais, pour parler vrai, jen’ai pas gagné ici beaucoup d’argent et je commence à me considérerplutôt comme le pensionnaire de mon digne beau-père que comme sonfermier. Avec mille livres, bien à moi, je me relèverais un peudans ma propre estime.

– Que décidez-vous alors ?Voulez-vous partir avec moi et venir chercher la somme enAngleterre ?

– Non, non, mille fois non ! Quandil s’agirait de dix mille livres sterling, je ne consentirais pas àm’éloigner de cette heureuse demeure et à abandonner ma douce viesud-américaine. Si, comme je le crois, mille livres se trouventdéposées en mon nom chez MM. Lawson et fils, je puis me lesprocurer par fondé de pouvoir… Vous allez partir pour l’Angleterre,n’est-ce pas ?

– Oui, par le premier steamer.

– Eh bien, pourquoi ?… Mais jecraindrais d’être importun. Vous avez à vous occuper de vos propresaffaires.

– Mes affaires ne sont pas siconsidérables que je ne puisse m’occuper de celles que vousvoudriez bien me confier. Je me trouverai assez indemnisé de mespeines par l’hospitalité que j’ai reçue dans votreestancia.

– Oh ! ne parlons pasd’hospitalité ! D’ailleurs, ce n’est pas à moi que vous enêtes redevable. C’est Lucetta qui vous a accueilli la première. Sij’avais été présent, reconnaissant en vous un Anglais, peut-être meserais-je empressé de vous prêter un cheval et de vouscongédier ; étant Anglais moi-même, je vous aurais, selontoute probabilité, volé votre magnifique bête et donné une rosse enéchange. Ha ! ha ! ha !

Je fis chorus, comprenant que cette sardoniqueobservation n’était qu’une plaisanterie.

– Sérieusement, continua-t-il, vouspouvez me rendre ce service beaucoup mieux qu’aucun chenapand’homme de loi. Allez trouver ce Lawson, de Lincoln’s Inn Fields.Ni le vieux légiste ni son fils ne me sont totalement inconnus…C’est d’assez braves gens… je veux dire, pour des avoués. S’ils ontde l’argent à moi, ils le remettront sans aucun doute. Je vousdonnerai une lettre vous autorisant à le recevoir et vousadresserez la somme à quelque banquier de Buenos-Ayres, de façonqu’elle me parvienne par l’intermédiaire de ses correspondants deRosario. Vous voudrez bien me rendre ce service, n’est-cepas ?

– Avec le plus grand plaisir.

– Assez donc sur ce sujet. Ces dames vousattendent. Vous aimez la guitare, je crois, et j’entends Lucettaaccorder la sienne. Luigi chante comme un autre Mario et laseñorita, comme il appelle sa Sud-américaine, est un vrairossignol. Écoutez ! on nous appelle. Venez-vous,capitaine ?

Je n’avais nul besoin d’être sollicité pourobéir à ces voix argentines qui réclamaient notre présence dansl’appartement voisin.

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