Le doigt du Destin

Chapitre 64Le Testament du Général.

Deux mois après, je me trouvais sous un cielbien différent de celui qui surplombe la région du Pavana et quiressemble à du saphir en fusion, dans une chambre qui serapprochait autant du cuarto de l’estanciasud-américaine qu’une cellule de Newgate d’un appartement du palaisde Buckingham. J’entrais dans la poudreuse officine d’un légiste deLincoln’s Inn… Lawson de son nom.

Ce fut le vieil avoué qui me reçut. Il avaitl’air du plus honnête homme du monde ; et, comme je le susplus tard, l’apparence ne mentait pas.

– En quoi puis-je vous servir,capitaine ? me demanda-t-il poliment, les yeux fixés sur lacarte de visite que je lui avais fait parvenir en guised’introduction.

– Voici qui vous renseignera, répondis-jeen lui présentant un vieux numéro du Times ouvert à l’endroit d’uneannonce entourée d’un filet de crayon rouge. Je pense que c’est àvotre maison qu’il y a lieu de s’adresser ?

– Oui, s’écria-t-il en sautant sur sonfauteuil comme si je lui présentais la gueule d’un pistolet. Il y alongtemps que cet avis a été inséré !… Mais n’importe !…Pouvez-vous me renseigner sur la personne qui en faitl’objet ?

– Peut-être, répondis-je avec réserve,ignorant encore jusqu’à quel point je pouvais engager les intérêtsde mon mandant.

– Il vit encore, alors ?… J’entendsM. Henry Harding.

– J’ai d’excellentes raisons pour lecroire. Je l’ai vu il y a deux mois à peine.

– Par…

Le légiste laissa échapper une exclamationanti-professionnelle, mais qui lui était arrachée par l’étrangetéde la situation.

– Ceci est sérieux, continua-t-il,très-sérieux, en vérité. Mais, monsieur… je vous demande pardon…capitaine, permettez-moi de vous demander de quelle part vousvenez. Je vous connais de nom et je crois pouvoir me fier à vous…Êtes-vous un ami de M. Nigel Harding ?

– Si je l’étais, M. Lawson, je nevous donnerais pas le renseignement que je me suis chargé de vouscommuniquer. D’après tout ce que j’ai appris, M. Nigel Hardingserait le dernier homme au monde à se réjouir de savoir que sonfrère est vivant.

Cette simple phrase fit sur le légiste l’effetd’une pile électrique. Je vis, tout de suite, qu’il était pournous, de même qu’il n’eut pas de peine à s’apercevoir que jepensais comme lui. On m’avait déjà informé qu’il n’était plusl’homme d’affaires du domaine de Beechwood.

– Et vous m’assurez qu’il estvivant ? reprit-il avec une solennité indiquant suffisammentl’intérêt qu’il attachait à ma réponse.

– La meilleure preuve que je puisse vousen donner est ceci.

Et je lui mis entre les mains la lettre deHenry Harding demandant la délivrance de son legs présumé de millelivres.

– Mille livres sterling ! s’écrial’avoué après avoir lu. Mille livres !… Cent mille livres, niplus ni moins… Et les intérêts capitalisés… Et les hypothèques déjàprises… Et les gaspillages de Woolet, ce misérable fripon !…Ah ! voilà la punition de M. Nigel Harding et de sa doucemoitié !

Je ne m’attendais pas à cette explosion. Jelaissai le temps à M. Lawson de se calmer et le priai ensuitede s’expliquer.

– M’expliquer ! s’écria-t-il enmettant ses lunettes d’un air magistral et me montrant unevéritable physionomie de légiste. Avec vous, monsieur, je le feraiavec le plus grand plaisir. Cette lettre me commande d’avoir envous toute confiance… Ainsi, il est encore vivant, le brave enfant…le fils chéri de mon vieil ami Harding, ainsi qu’il me le disaitlui-même à son lit de mort et dans son dernier soupir !… Dieumerci, il vit, et nous pouvons encore punir l’usurpateur et, enmême temps, ce gredin de Woolet… Quelle heureuse nouvelle !…Quelle glorieuse révélation !… Quelle résurrection devrais-jedire !

– Mais que signifie tout cela,M. Lawson ? je suis venu vous trouver à la demande de monami, M. Henry Harding, que j’ai, par hasard, rencontré dansl’Amérique du Sud, sur les bords du Pavana, comme le dit sa lettre.Il m’a chargé d’une enquête que je cherche à faire de mon mieux… Ilcroit que vous avez entre les mains mille livres que lui a léguéesson père, et m’a prié de les recevoir pour lui.

– Mille livres !… Le domaine deBeechwood ne vaudrait-il donc que mille livres !… Lisez,capitaine… lisez !

En disant ces mots il poussa devant moi unegrande feuille de parchemin qu’il avait extraite d’un tiroir.

C’était un testament que je me contenteraid’analyser.

Révoquant un testament antérieur par lequel illaissait la totalité de ses biens à son fils aîné, Nigel, et unlegs de mille livres à son fils cadet, Henry, le général Harding enintervertissait complètement les termes et attribuait le domaine àHenry et les mille livres à Nigel.

Par cet acte, très-explicite, MM. Lawsonet fils étaient nommés exécuteurs testamentaires. Les dernièresvolontés du défunt ne devaient être dévoilées à Nigel Harding quesi on acquérait la certitude que Henry était vivant ; pourarriver à cette certitude, le général ordonnait toutes diligences,soit par la voie des feuilles publiques, soit par tout autre moyenque les exécuteurs testamentaires jugeraient nécessaires.

En attendant, Nigel devait rester maître dudomaine, conformément aux termes du premier testament ; au casoù la mort de Henry serait prouvée, on ne devait aucunement letroubler dans sa possession, sans, pour cela, l’aviser du derniertestament désormais considéré comme nul et non avenu.

Par un codicille, le général laissait à sasœur une rente annuelle et viagère de deux cents livres sterling àprendre sur les revenus de ses propriétés.

Tels étaient les termes du singulier documentdont l’avoué m’avait invité à prendre connaissance.

Ai-je besoin de dire la satisfaction mêléed’étonnement que m’inspira cette lecture.

Mon aimable hôte, le jeune estancierodu Parana, ne pourrait plus se considérer comme l’obligé de sondigne beau-père. Et quelque peu d’affection qu’il prétenditéprouver pour l’Angleterre, j’étais presque certain que lapossession des domaines paternels ne manquerait pas de modifier sespréjugés contre son pays natal.

– De tout ceci, dis-je en m’adressant àl’avoué, il résulte que M. Henry Harding devient seulpropriétaire du domaine de Beechwood ?

– C’est indiscutable, réponditM. Lawson… De toute la fortune de son père, à l’exception desmille livres et de la rente viagère.

– Ce sera pour M. Nigel une surprisepeu agréable.

– Et pour M. Woolet donc ! Ilsont fait tous deux l’impossible pour m’empêcher de publier l’avisconcernant le légataire perdu. Naturellement, ils pensaient quec’était simplement pour lui délivrer son pauvre legs de millelivres sterling. Cette somme, c’est à M. Nigel qu’elleappartient maintenant, et nous verrons jusqu’à quel point ellecouvrira les dépens provenant du fait de M. Woolet. Sur maparole ! ce sera un coup de tonnerre ! Et je vais sanstarder prendre mes mesures pour le faire éclater.

– Comment comptez-vousprocéder ?

L’avoué me regarda fixement ; il semblaithésiter à me répondre.

– Excusez-moi, M. Lawson, dis-je. Sije vous ai adressé cette question, c’est uniquement par curiosité.Cela ne me regarde pas, je le sais.

– Vous êtes dans l’erreur, capitaine.Pardonnez ma franchise ; l’affaire vous concerne parfaitement,M. Henry Harding vous ayant donné plein pouvoir d’ester enjustice en ses lieu et place.

– C’est vrai, mais seulement dans lasupposition qu’il aurait à recevoir un legs de mille livres.Maintenant il s’agit, comme vous l’assurez, d’un héritage de centmille livres sterling… Le cas est bien différent, et je crainsqu’il ne dépasse de beaucoup mes pouvoirs discrétionnaires. Mais sije ne puis poursuivre l’affaire moi-même, je suis trop l’obligé devotre client pour ne pas me mettre complètement à votredisposition.

– C’est là précisément ce que je voulaisvous demander et c’est ce qui explique mon hésitation de tout àl’heure. Je suis heureux de savoir que nous pouvons compter survotre assistance. Nous en aurons certainement besoin. On ne lâchepas une fortune semblable sans la défendre du bec et des ongles.Nous devons nous attendre à une lutte sérieuse et à des manœuvresd’une honorabilité plus que douteuse, avec un adversaire tel queWoolet !… Un chicanier émérite qui fait lisière des principesles plus sacrés !

– Mais comment pourraient-ils attaquer letestament ? Il est d’une clarté et d’une netteté absolues etvous êtes certain que c’est le dernier en date.

– Signé par le général Harding, la veillede sa mort, par-devant témoins !… Voici leurs noms ! Ilest en règle et indiscutable.

– Mais alors ?…

– Ah ! oui, mais alors ?… Ilnous faudra prouver l’identité du demandeur ; c’est là lepoint capital !… Dites-moi ! À qui ressemble-t-il, notrejeune homme ? Sa physionomie s’est-elle beaucoup modifiéedepuis qu’il a quitté l’Angleterre ?

C’est ce que je ne saurais vous dire.

– Comment !… Vous l’avez vu il y adeux mois !

– C’est vrai ; mais je puis presquedire que je le voyais ! pour la première fois. Je l’avaisrencontré dans une réunion il y a six ans de cela, et j’avais perdude lui tout souvenir.

– Il était très-jeune, poursuivitl’avoué, lors de cette malheureuse affaire… pas si malheureuseaprès tout. Sans doute, il aura beaucoup changé. Sa captivité parmiles brigands… ses combats sur les barricades… sa longue barbe… sonteint bronzé par le soleil sud-américain, sans parler de la vie dechanoine qu’il mène !… Non, le Henry Harding d’aujourd’hui nepeut ressembler au Henry Harding qui a quitté son pays il y a sixannées. Sur ma parole ! Je vois là une redoutable difficulté.On trouve maintenant des gens disposés à prêter toute sorte deserments, à jurer que le blanc est bleu et même noir… s’il en estbesoin et si on les paye bien. Dans l’espèce, l’argent ne manquerapas, non plus que la détermination de l’utiliser convenablement.Woolet ne s’arrêtera devant rien ; M. Nigel Hardingn’éprouvera pas plus de scrupules… sans parler de Mme Nigel etde sa respectable mère. Nous aurons à lutter, capitaine… soyez-enconvaincu !

– Vous ne semblez pas, cependant,éprouver beaucoup de crainte quant au résultat ? Fis-je, enremarquant l’air de triomphante confiance avec lequel s’exprimaitl’avoué qui avait parlé, seulement au conditionnel, de laconstatation de l’identité de son client.

– Pas la moindre… non, pas la moindrecrainte ! Je ne redoute aucunes difficultés. Il aurait pu s’enprésenter ; mais j’ai un moyen de les vaincre !…Rassurez-vous donc, capitaine. Vous serez prévenu en temps utile.Il ne me reste qu’à appeler toutes les parties devant la cour.

– Mais… vous n’entendez pas les actionnermaintenant ?

– Non certes, capitaine. Je ne parlaisqu’au figuré. Le premier point, c’est de faire venir iciM. Henry ; il faut l’envoyer chercher… Voyons !…Estancia Torreani, par Rosario, sur le Pavana,dites-vous. Mon fils va partir immédiatement pour l’Amérique duSud. C’est un long voyage, mais n’importe ! On peut faire plusd’une fois le tour du monde pour cent mille livres sterling !…Maintenant, capitaine, j’ai deux grâces à vous demander :c’est d’abord d’écrire à votre ami, M. Henry Harding, pourl’informer de tout ce que je viens de vous apprendre. Mon filsemportera la lettre avec vos instructions. Ensuite, de me donnervotre parole de garder le secret jusqu’à… eh bien ! jusqu’àl’arrivée de M. Henry Harding lui-même.

Naturellement je fis le serment demandé etdonnai à M. Lawson junior toutes les indications nécessairespour faciliter son voyage transatlantique. Puis, laissant monadresse à M. Lawson junior, afin que l’avoué pût communiqueravec moi quand il le lugerait à propos, je quittai l’étude deLincoln’s Inn Fields, aussi enchanté que surpris de la découverteque je venais d’y faire.

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