Le doigt du Destin

Chapitre 66Bilan général.

Quelques mois après le procès, un billet meconvoqua à Beechwood-Park, me prévenant en même temps que, cetteannée, les réserves abondaient en gibier à poil et à plumes.

Ne tressaille pas, lecteur ! Ce billet neprovenait ni de Nigel Harding, ni de sa femme, BelleMainwaring.

Les nouveaux propriétaires étaient des gensd’une autre espèce, heureusement, et d’anciennes connaissances duParana… Henry Harding et sa belle sposa italienne,aujourd’hui définitivement installés dans le domaine.

Je n’étais pas le seul qu’ils eussent appelé àpartager leur hospitalité. Le château regorgeait d’invités, parmilesquels je revis avec un vif plaisir le ci-devant syndic duVal-d’Orno, Luigi Torreani et sa charmante Argentine.

Si Henry Harding avait perdu un de ses doigts,il avait retrouvé de vieux amis auxquels s’en étaient venus ajouterde nouveaux, tandis que Lucetta rayonnait au milieu des siens.

À Beechwood-Park, on s’amusait certainementautant et on y éprouvait peut-être un contentement intime plusprofond que lorsque les fêtes étaient présidées par le peu aimableNigel et son aussi peu aimable épouse.

Je ne les revis plus ni l’un ni l’autre ;jamais ils ne reparurent dans le pays. Mais j’entendis parler d’euxet j’appris que leur existence, bien que fort terne, comparée auluxe qui les avait entourés pendant un temps, était encore des plussupportables.

Henry ne connaissait pas la rancune. Il oubliale mal que lui avait volontairement fait son frère.

Quoique de mères différentes, ils procédaienttous deux du même père ; par amour et par respect filial, nonseulement il chassa de son esprit toute pensée de vengeance, maisencore il déploya envers Nigel la plus noble générosité. Aux millelivres sterling léguées à son demi-frère, Henry y ajouta neuf milleautres, mettant ainsi Nigel et sa femme à l’abri du besoin, même enAngleterre.

Mais Nigel haïssait désormais l’Angleterre,sentiment partagé aussi bien par Belle que par la mélancoliqueveuve Mainwaring, laquelle ne pouvait songer sans désespoir àl’écroulement d’une fortune si habilement échafaudée.

L’Inde leur parut une terre de promission. Ilss’y rendirent, Nigel, pour devenir magistrat et rendrelinjustice, peut-être, aux Taloukdars, safemme, pour distribuer, aussi également que possible, entre lesofficiers de divers grades, ses sourires enchanteurs. Quant à laveuve, elle chercha l’oubli de ses peines dans des commérages ornésçà et là de quelque bonne calomnie.

Des renseignements plus récents me permettentde dire en quelques mots ce que devinrent les principauxpersonnages de cette histoire.

M. Woolet continue l’exercice de lachicane ; sa pauvre clientèle, mise en coupe réglée, luifournit les moyens d’entretenir, à ses dépens, une voiture et unclerc chargé spécialement du rôle d’espion ; mais il n’ajamais réussi à s’introduire chez les grands ; de cesderniers, le général Harding fut son premier client et Nigel ledernier.

Doggy Dick finit par abandonner le brigandage,non pas qu’il éprouvât des remords, de quelque nature que ce fut,mais parce que cette pénible existence de proscrit ne convenait pasà sa nature. Après en avoir tâté suffisamment, le banditisme, enItalie, lui parut offrir moins de sécurité et même moins de plaisirque le braconnage, en Angleterre.

Il revint donc à son ancien métier ; detemps à autre, il en rompait la monotonie par quelque vol aveceffraction et, à l’occasion, par un assassinat.

Le résultat de ces honorables distractionsétait inévitable. Une année environ après son retour, on lui passaune cravate de chanvre aussi étroite qu’aucune de celles qu’il eutjamais serrée autour du cou de ses victimes. C’est une récompensequ’il avait largement méritée, d’ailleurs, avant son exil sous lebeau ciel de l’Italie.

Détournons nos regards de ce sombre personnageet occupons-nous de figures plus sympathiques.

Tomasso – le persécuté et dévoyé Tomasso –s’avance désormais d’un pas délibéré dans la voie du devoir que laproscription seule lui avait fait abandonner. Fidèle jusqu’aufanatisme à celui qu’il a arraché à la captivité et à celle dont ilcontribua à sauver l’honneur, il a été placé à la tête de ladomesticité de Beechwood ; on le voit, chaque jour, vaguantdans la cour et les écuries de ce magnifique domaine, surveillantavec vigilance les moindres détails du service.

C’est à lui que l’auteur doit lesrenseignements donnés au lecteur sur la vie intime des bandits.

Grâce à l’influence de son nouveau client, leseigneur de Beechwood-Park, Lawson père a réussi à obtenir un siègeau parlement. Quant à Lawson fils, il espère un jour s’y asseoir àcôté de son senior.

Je n’ai plus qu’une tâche à remplir, la plusagréable de toutes, il est vrai… constater la prospérité despersonnages les plus intéressants de mon récit.

Après un long séjour aux monts Chiltern, lesyndic, Luigi Torreani et sa femme ont repris le chemin du Paranaet sont rentrés dans leur demeure, non seulement d’adoption, maisde prédilection.

Ils y vivent encore. Le ci-devant syndicremplit, sur sa vaste estancia, le rôle d’un patriarchebiblique ; son fils, moitié planteur, moitié peintre, faitvaloir le domaine et sa belle-fille doit être, à la fois, femme dumonde et femme de ménage.

Il est plus que probable qu’un jour oul’autre, son gendre et sa fille iront l’y rejoindre.

Au milieu du luxe qui les environne, en dépitde l’influence sociale que leur a acquise moins la fortune que lanoblesse de caractère, on entend souvent Henry et Lucetta regretterleur modeste habitation de l’Amérique méridionale.

Et cela se comprend. Pour des cœurs bienplacés, contentement passe richesse ! Le libre exercice de laforce physique n’est-il pas de beaucoup préférable à la fébrileagitation de notre société soi-disant civilisée ? Quel paysd’Europe, quelque beau qu’il soit, peut supporter la comparaisonavec les splendeurs sauvages de la nature américaine… forêts,prairies ou pampas ?

C’est le domaine futur de la Liberté.

C’est le point qu’indique à l’humanité leDOIGT DU DESTIN.

FIN

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