Le Feu- Journal d’une Escouade

Le Feu- Journal d’une Escouade

d’ Henri Barbusse

À la mémoire des camarades tombés à côté de moi à Crouy et sur la cote 119

Chapitre 1 La vision

La Dent-du-Midi, l’Aiguille-Verte et le Mont-Blanc font face aux figures exsangues émergeant des couvertures alignées sur la galerie du sanatorium.

Au premier étage de l’hôpital-palais,cette terrasse à balcon de bois découpé, que garantit une véranda,est isolée dans l’espace, et surplombe le monde.

Les couvertures de laine fine – rouges,vertes, havane ou blanches – d’où sortent des visages affinés aux jeux rayonnants, sont tranquilles. Le silence règne sur les chaises longues. Quelqu’un a toussé. Puis, on n’entend plus que de loin en loin le bruit des pages d’un livre, tournées à intervalles réguliers, ou le murmure d’une demande et d’une réponse discrète,de voisin à voisin, ou parfois, sur la balustrade, le tumulte d’éventail d’une corneille hardie échappée aux bandes qui font,dans l’immensité transparente, des chapelets de perles noires.

Le silence est la loi. Au reste, ceux qui,riches, indépendants, sont venus ici de tous les points de laterre, frappés du même malheur, ont perdu l’habitude de parler. Ilssont repliés sur eux-mêmes, et pensent à leur vie et à leurmort.

Une servante parait sur la galerie ;elle marche doucement et est habillée de blanc. Elle apporte desjournaux, les distribue.

– C’est chose faite, dit celui qui adéployé le premier son journal, la guerre est déclarée.

Si attendue qu’elle soit, la nouvellecause une sorte d’éblouissement, car les assistants en sentent lesproportions démesurées.

Ces hommes intelligents et instruits,approfondis par la souffrance et la réflexion, détachés des choseset presque de la vie, aussi éloignés du reste du genre humain ques’ils étaient déjà la postérité, regardent au loin, devant eux,vers le pays incompréhensible des vivants et des fous.

– C’est un crime que commetl’Autriche, dit l’Autrichien.

– Il faut que la France soitvictorieuse, dit l’Anglais.

– J’espère que l’Allemagne seravaincue, dit l’Allemand.

Ils se réinstallent sous les couvertures,sur l’oreiller, en face des sommets et du ciel. Mais, malgré lapureté de l’espace, le silence est plein de la révélation qui vientd’être apportée.

– La guerre !

Quelques-uns de ceux qui sont couchés làrompent le silence, et répètent à mi-voix ces mots, etréfléchissent que c’est le plus grand événement des temps moderneset peut-être de tous les temps.

Et même cette annonciation crée sur lepaysage limpide qu’ils fixent, comme un confus et ténébreuxmirage.

Les étendues calmes du vallon orné devillages roses comme des roses et de pâturages veloutés, les tachesmagnifiques des montagnes, la dentelle noire des sapins et ladentelle blanche des neiges éternelles, se peuplent d’un remuementhumain.

Des multitudes fourmillent par massesdistinctes. Sur des champs, des assauts, vague par vague, sepropagent, puis s’immobilisent ; des maisons sont éventréescomme des hommes, et des villes comme des maisons, des villagesapparaissent en blancheurs émiettées, comme s’ils étaient tombés duciel sur la terre, des chargements de morts et des blessésépouvantables changent la forme des plaines.

On voit chaque nation dont le bord estrongé de massacres, qui s’arrache sans cesse du cœur de nouveauxsoldats pleins de force et pleins de sang ; on suit des yeuxces affluents vivants d’un fleuve de mort.

Au Nord, au Sud, à l’Ouest, ce sont desbatailles, de tous côtés, dans la distance. On peut se tourner dansun sens ou l’autre de l’étendue : il n’y en a pas un seul aubout duquel la guerre ne soit pas.

Un des voyants pâles, se soulevant sur soncoude, énumère et dénombre les belligérants actuels etfuturs : trente millions de soldats. Un autre balbutie, lesjeux pleins de tueries :

– Deux armées aux prises, c’est unegrande armée qui se suicide.

– On n’aurait pas dû, dit la voixprofonde et caverneuse du premier de la rangée.

Mais un autre dit :

– C’est la Révolution française quirecommence.

– Gare aux trônes ! annonce lemurmure d’un autre.

Le troisième ajoute :

– C’est peut-être la guerresuprême.

Il y a un silence, puis quelques fronts,encore blanchis par la fade tragédie de la nuit où transpirel’insomnie, se secouent.

– Arrêter les guerres ! Est-cepossible ! Arrêter les guerres ! La plaie du monde estinguérissable.

Quelqu’un tousse. Ensuite, le calmeimmense au soleil des somptueuses prairies où luisent doucement lesvaches vernissées, et les bois noirs, et les champs verts et lesdistances bleues, submergent cette vision, éteignent le reflet dufeu dont s’embrase et se fracasse le vieux monde. Le silence infiniefface la rumeur de haine et de souffrance du noir grouillementuniversel. Les parleurs rentrent, un à un, en eux-mêmes, préoccupésdu mystère de leurs poumons, du salut de leurs corps.

Mais quand le soir se prépare à venir dansla vallée, un orage éclate sur le massif du Mont-Blanc.

Il est défendu de sortir, par ce soirdangereux où l’on sent parvenir jusque sous la vaste véranda –jusqu’au port où ils sont réfugiés – les dernières ondes duvent.

Ces grands blessés que creuse une plaieintérieure embrassent des yeux ce bouleversement deséléments : ils regardent sur la montagne éclater les coups detonnerre qui soulèvent les nuages horizontaux comme une mer, etdont chacun jette à la fois dans le crépuscule une colonne de feuet une colonne de nuée, et bougent leurs faces blêmes aux jouesécorchées pour suivre les aigles qui font des cercles dans le cielet qui regardent la terre d’en haut, à travers les cirques debrume.

– Arrêter la guerre !disent-ils. Arrêter les orages !

Mais les contemplateurs placés au seuil dumonde, lavés des passions des partis, délivrés des notionsacquises, des aveuglements, de l’emprise des traditions, éprouventvaguement la simplicité des choses et les possibilitésbéantes…

Celui qui est au bout de la rangées’écrie :

– On voit, en bas, des choses quirampent.

– Oui… c’est comme des chosesvivantes.

– Des espèces de plantes…

– Des espèces d’hommes.

Voilà que dans les lueurs sinistres del’orage, au-dessous des nuages noirs échevelés, étirés et déployéssur la terre comme de mauvais anges, il leur semble voir s’étendreune grande plaine livide. Dans leur vision, des formes sortent dela plaine, qui est faite de boue et d’eau, et se cramponnent à lasurface du sol, aveuglées et écrasées de fange, comme des naufragésmonstrueux. Et il leur semble que ce sont des soldats. La plaine,qui ruisselle, striée de longs canaux parallèles, creusée de trousd’eau, est immense, et ces naufragés qui cherchent à se déterrerd’elle sont une multitude… Mais les trente millions d’esclavesjetés les uns sur les autres par le crime et l’erreur, dans laguerre de la boue, lèvent leurs faces humaines où germe enfin unevolonté. L’avenir est dans les mains des esclaves, et on voit bienque le vieux monde sera changé par l’alliance que bâtiront un jourentre eux ceux dont le nombre et la misère sont infinis.

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