Le Fils de trois pères (Hardigras)

Le Fils de trois pères (Hardigras)

de Gaston Leroux

Chapitre 1 Où Hardigras commence à faire parler de lui.

Ce matin, avant même que les portes fussent ouvertes aux clients, les grands magasins de la « Bella Nissa », au coin de la place du Palais, étaient en rumeur. Du haut en bas de ce vaste établissement, les employés se lançaient la nouvelle : Hardigras, pendant la nuit, avait encore fait des siennes !…

Une première vendeuse – rayon de blanc –clamait que deux paires de drap ourlés à jour et brodés luimanquaient. À leur place elle avait trouvé la carte de visite de Hardigras. Ce « diaou » (diable) de Hardigras ! Il couchait dans la batiste !

Les vendeuses du rayon de soierie qui n’avaient pas encore reçu sa visite depuis qu’il hantait, pour la terreur des uns et pour la joie des autres, les grands magasins de la « Bella Nissa », se détournaient pour sourire. Elles avaient conclu de ce que Hardigras avait jusqu’alors respecté leur assortiment de bas de soie, que ce mystérieux seigneur avait peu ou prou de coquetterie pour ses maîtresses. En tout cas, s’il n’était point raffiné de la bagatelle, il paraissait fort porté sur sa bouche, car au rayon d’alimentation, que l’on avait inauguré au commencement de la saison, on ne comptait plus les boîtes deconserves qui avaient disparu comme par enchantement.

Les demoiselles de la passementeriegémissaient qu’elles ne trouvaient plus leurs« références » (échantillonnage). Enfin, ce même jour, onconstata l’absence de deux pyjamas, d’un lot de serviettes épongeet, au rayon de la parfumerie, de plusieurs flacons d’eau deCologne à 80 degrés et d’un vaporisateur. Hardigras devenait hommedu monde !

Partout, pour que les soupçons ne s’égarassentpoint, il laissait ses cartes… de haut luxe, provenantnaturellement du rayon de la papeterie, sur lesquelles, avec sonstylo, il avait tracé, en formidables majuscules, ce nomextraordinaire : HARDIGRAS, qui avait une couleur sisavoureuse dans cette grande cité du Midi, illustrée par soncarnaval.

Et impossible de mettre la maindessus !…

Sa première manifestation avait témoigné qu’ilne dédaignait pas d’élire domicile dans la maison et d’y goûter unrepos parfait.

Un jour on avait découvert qu’il avait faitsienne, au rayon de l’ameublement, une chambre complète.

Sans doute n’avait-il pu résister à latentation : un beau lit Louis XVI, canné, tout« dressé » avec des draps fins, des taies d’oreillerornées de dentelles ! L’administration avait poussé laprévenance jusqu’à allumer sur la table de nuit une délicieuseveilleuse dont l’ampoule électrique se voilait d’un petit abat-jourde soie rose, garni de perles multicolores. Comment ne pas répondreà une pareille invite ? Cette chambre semblait attendre sonlocataire. On pouvait imaginer que Hardigras, en se mêlant dans lajournée au flot des clients, avait résolu de ne pas la faireattendre plus longtemps… Et, la nuit venue, après que les vendeurseurent recouvert les meubles de leurs lustrines grises, l’hôteindésirable de la « Bella Nissa » avait pris possessionde son appartement…

Sans craindre la ronde des veilleurs de nuit,Hardigras, entre ses draps et sous le couvert de la lustrine, avaitdû faire de beaux rêves !… Puis il s’était levé de bonneheure, s’était senti « en appétit », était allé auxprovisions… on avait pu reconstituer, grâce à la disparition dequelques denrées ou condiments, les éléments de son petit déjeunerdu matin.

Par la même occasion, Hardigras avait monté sabatterie de cuisine : casseroles, réchaud à essence, il nemanquait de rien !

Un autre jour, il avait travaillé pour sagarde-robe. Négligeant les smokings et habits de soirée, il s’étaitmuni de quelques complets qui eussent fait le bonheur d’unedemi-douzaine de braves compagnons s’apprêtant galamment à allerfaire tourner les filles aux festins du dimanche ou à « fairecougourdon » à Cimiez, en mangeant « la tourta deblea ».

En choisissant des effets de taillesdifférentes, peut-être avait-il voulu faire croire à des complices,mais plus simplement avait-il ainsi dissimulé la sienne, ce quiprouvait qu’il ne manquait point de bon sens.

Pour les chaussures, il semblait affectionnerparticulièrement « le 42 », on en avait conclu que telledevait être sa pointure. Il ne portait point de gants. Malgré cesprécieux renseignements, qui semblaient attester que l’on n’avaitpoint affaire à un gentleman cambrioleur, Hardigras restaitintrouvable !…

Inutile de dire que, depuis six semaines, ce« diaou » de Hardigras était célèbre sur tout lelittoral. De Saint Raphaël à Menton on ne parlait que de lui. Lesgrands quotidiens de la Côte d’Azur avaient relaté ses premiersexploits avec un luxe de détails qui avait fini par amuser tout lemonde.

On avait cru d’abord à une façon de publiciténouvelle, dans le moment où le vieil établissement niçard avait àlutter contre la concurrence triomphante des Galeries Parisiennes,mais la colère du directeur, M. Hyacinthe Supia, contre lesjournalistes, qu’il envoyait « en galera » (en galère, àla gare) chaque fois que ceux-ci parvenaient à le joindre, lesmenaces qu’il faisait entendre à l’adresse de l’insaisissablebandit eurent tôt fait de démontrer à un public d’abord incréduleque l’aventure était sérieuse.

Alors, on s’en réjouit davantage.

Il est bon de dire aussi que M. HyacintheSupia n’était sympathique à personne. D’abord, il ne riait jamais,ce qui est impardonnable dans un pays qui est le paradis sur laterre. Et puis, il était avare, rognant sur tout, congédiant lesvieux serviteurs sous les prétextes les plus futiles, engageant lesjeunes à des prix de famine. Ses employés l’appelaient :« le boïa » (le bourreau).

Ce jour-là, où commence dans la comédie cettehistoire qui devait se continuer d’une façon si tragique, quand oneut découvert les nouveaux larcins, exercices nocturnes deHardigras et que l’on s’en fut gaussé comme il convenait entre soi,les employés cessèrent tout à coup de plaisanter.

La haute et sèche stature de M. HyacintheSupia venait d’apparaître, enveloppée dans une longue redingotecomme dans un drapeau noir, et, sur son passage, régnait laterreur. Ses yeux glauques s’éclairaient d’une mauvaise flamme.

Jamais « le boïa » n’avait paruaussi redoutable. Derrière lui venait, solennel et fort gourmé,M. Sébastien Morelli, chef du personnel, surnommé « SaMajesté » pour la dignité écrasante de sa démarche et parcequ’il contresignait de ses initiales S. M. les décisionsles plus funestes à l’avenir des employés.

Le patron pénétra dans son bureau sans avoiradressé la parole à personne. D’autres individualités considérablesvinrent l’y rejoindre ; et le bruit se répandit bientôt qu’ily avait conseil.

Une demi-heure plus tard, on en connaissaitles résultats. M. Hyacinthe Supia avait décidé de renouvelerentièrement le service de surveillance de jour et de nuit. Puis onapprit que le conseil, à l’unanimité, avait pris la résolution dedonner désormais congé à tous les employés dans le service desquelson constaterait le passage de Hardigras.

On ne plaisantait plus !… Les employésétaient consternés… Pour qu’il eût pris une mesure pareille,M. Supia devait imaginer que son voleur avait des complicesdans la maison ! En tout cas, on commençait à trouverHardigras moins drôle maintenant qu’il faisait renvoyer lepersonnel !…

En dépit de la gravité des circonstances, cefut une explosion de rires quand on s’aperçut, sur le coup de midi,qu’une main mystérieuse venait d’accrocher une pancarte au grillagede la caisse centrale, sur laquelle on pouvait lire :« Tout employé renvoyé de la « BellaNissa » pour cause de Hardigras, retrouvera dans leshuit jours une place qui ne lui fera point regretter le pain sec duboïa ! Je m’y engage.– HARDIGRAS. »

Comment cette insolente pancarte était-ellevenue là ! On l’avait suspendue de telle sorte qu’il étaitmalaisé de l’atteindre. Si bien qu’elle resta de longues minutesexposée aux yeux du personnel qui se réjouissait en aparté et de laclientèle qui se gaudissait ouvertement.

« Assident ! » s’écria-t-ontout à coup « le voilà lé moure de tôla ! »(Accident ! voilà le visage de tôle). C’était encore unsobriquet qui était en usage chez les petits débitants de la rueDroite quand ils parlaient du patron de la « BellaNissa », lequel avait assurément résolu leur ruine en ouvrantun rayon d’alimentation.

M. Hyacinthe, en effet, arrivait,bousculant ; tout le monde ; on venait justementd’apporter une échelle, mais avant que fût décrochée la pancarte,il avait eu le temps de la lire !

Il devint plus jaune que confiture de coing,se saisit du maudit carton, se retourna sur la foule, dévisageantceux qui riaient, paraissant homme à les étrangler. Il finit parpasser outre en faisant signe à « Sa Majesté » del’accompagner jusque chez lui.

Tous deux prirent l’ascenseur et s’arrêtèrentau cinquième, où M. le Directeur avait son appartement.

Il faillit passer sur le corps de làdomestique épouvantée qui vint lui ouvrir et ils s’enfermèrentaussitôt dans son cabinet particulier. La conférence dura plusd’une heure et elle ne se passa point sans éclats. Enfin « SaMajesté » s’en alla et M. Hyacinthe resta seul. Ledéjeuner était brûlé depuis longtemps. La consternation régnait dela cuisine à la salle à manger. Enfin quelqu’un osa frapper à laporte et comme on ne répondait pas, cette porte, timidement,s’ouvrit et une radieuse enfant vint éclairer de la présence de sesdix-sept printemps cet intérieur maussade.

– Bonjour, parrain ! fit la petitesans élan, comment allez-vous, ce matin ?

– Mal, répondit-il sans aucune grâce.

– Ma tante et ma cousine vous attendentpour déjeuner.

– Qu’elles déjeunent sans moi… et qu’onme laisse tranquille !… Tu entends, Antoinette ?…

– Oui, parrain.

Et elle referma la porte… mais elle la rouvritpresque aussitôt.

– Parrain, reprit-elle avec une candeurqui paraissait trop naturelle pour ne pas être affectée :est-ce que ce serait encore ce méchant Hardigras qui vous met dansdes états pareils ?…

– « Christo !… »Antoinette !… Tu te f… de moi !

Et il marcha sur la petite avec un tel air demenace que celle-ci lui colla la porte sur le nez.

Il s’en croyait débarrassé quand la porte serouvrit une fois de plus !… C’était toujours lapetite :

– Je vais vous dire, parrain, c’est quej’avais : une idée…

– Une idée pour quoi ? grondal’autre quasi maté par une pareille obstination.

– Pour arrêter Hardigras !…

– Eh bien ! garde-la pourtoi !… clama Supia… et surtout que je ne te revoieplus !… ou sans ça…

– Bien ! bien ! parrain, on yva !…

Et elle s’enfuit définitivement sans demanderson reste.

Sa femme et sa fille n’osèrent l’aborder de lajournée. Vers les cinq heures, Sébastien Morelli revint luiannoncer qu’il avait fait le nécessaire pour que le nouveau servicede surveillance nocturne fût prêt le soir même, mais M. Supialui déclara qu’il n’avait besoin de personne pour cette nuit-là,qu’il ne voulait voir âme qui vive dans les magasins après laclôture et qu’il donnait congé même aux pompiers.

« Sa Majesté », qui n’était pointtrès intelligente, se retira sans comprendre, il était pourtantfacile de deviner que « le boïa » avait résolu de serendre compte par lui-même de ce qui se passait, la nuit, dans samaison. Il ne voulait pas faire appel à la police dontl’intervention s’accompagne le plus souvent d’une publicitéregrettable. Il arrêterait lui-même Hardigras, l’interrogerait etsaurait bien démêler les fils qui faisaient se mouvoir cet insolentpantin, à la solde de ses ennemis.

M. Hyacinthe était brave. À neuf heuresdu soir, il descendit dans les magasins déserts, avec des revolversdans toutes ses poches. On s’imagine facilement les ruses d’apachequ’il déploya pour surprendre son hôte. « Le boïa »devait connaître aussi bien les tours et détours de la « BellaNissa » que le fantomatique Hardigras.

Des sous-sols où se concentraient les servicesde départ au quatrième étage, où il avait relégué les ustensiles deménage et la quincaillerie, il se glissa en rampant, projetant detemps à autre les feux d’une petite lanterne sourde sur des coinsde ténèbres qui lui paraissaient suspects.

Plus d’une fois également il s’était arrêté,croyant avoir entendu un soupir, une respiration.

Un moment, en approchant, avec milleprécautions de la fameuse chambre Louis XVI où Hardigras, naguère,avait goûté dans ces draps un repos si douillet… ne s’imagina-t-ilpoint percevoir un ronflement singulier qui ne pouvait décemmentvenir que d’un homme dénué de tout sens moral, inaccessible auxremords comme aux mauvais rêves ? Et M. Hyacinthe,soudain, brusqua l’attaque, soulevant d’un coup la lustrine !Le ronflement cependant continuait, insolemment rythmique, mais unpeu plus loin… Tout le rayon de l’ameublement y passa… et leronflement continuait toujours, de plus en plus quiet, régulier etbéat ! C’était à devenir fou ! Les lustrines volaientcomme d’immenses ailes noires sous les poings rageurs du« boïa ».

Le malheureux vécut une nuit d’halluciné. Versles trois heures du matin, il finit par errer comme un fou, courantau quatrième quand il était au rez-de-chaussée, puis, persuadé toutà coup qu’une rumeur inexplicable montait des sous-sols, ilredescendait comme une flèche.

Il ne prenait plus aucune précaution. Iltrébuchait, tombait, se relevait, hagard, en sueur, jetant touthaut cet appel effaré : « Qui est là ? » etcomme personne ne lui répondait, il continuait, d’une voixmenaçante : « Répondez ou je tire ! »

Il lui semblait que s’il déchargeait sonrevolver, cela le soulagerait !

Tout à coup, il tira sur une forme étrange quis’était dressée devant lui, éclairée d’un reflet sinistre.

Il y eut un fracas terrible.

M. Hyacinthe Supia venait de fracasserune armoire à glace.

Dans le même moment, une odeur trèscaractérisée de brûlé vint faire palpiter ses narines, Il se penchahaletant, au-dessus d’une galerie qui dominait le hall central. Àla faible lueur du vitrage, il aperçut une fumée assez opaque quimontait du rayon de l’habillement pour hommes. Il cria :« Au feu ! »

Mais à quoi bon ? Est-ce qu’il n’avaitpas lui-même chassé, cette nuit-là, les pompiers ?… Hardigrasle savait et profitait de l’occasion pour faire flamber la« Bella Nissa » ! M. Supia roula plutôt qu’ilne descendit jusqu’au rayon menacé. Il se jeta sur l’extincteur,mais quelle ne fut pas sa stupéfaction en découvrant que cetappareil avait déjà fonctionné et que le commencement d’incendie setrouvait éteint… de par l’intervention… mon Dieu, oui !… depar l’intervention de Hardigras !…

Sous ce dernier coup, le « boïa »s’avoua momentanément vaincu. Hardigras l’avait peut-être, cettenuit-là, sauvé de la ruine, car ses contrats d’assurance, depuisles derniers agrandissements, étaient loin d’être enordre !…

Il rentra chez lui dans un état à faire pitiémais il ne voulait pas être plaint, refusa les soins de sa femme etde sa fille et allongea une gifle à Antoinette qui continuait àfaire entendre que si on voulait l’écouter, Hardigras serait arrêtéavant quarante-huit heures.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer