Le Forban noir

Le Forban noir

de Pierre Maël

Chapitre 1Sauvetage.

« Alain ! Alain ! Lân !Lân ! »

Ainsi criaient des voix d’hommes et de femmes à la porte d’une humble maison du bourg de Louannec, à l’angle des routes de Tréguier et de Lannion.

Il était cinq heures du matin, d’un matin de mars lugubre. Le jour, à peine commençant, éclairait un paysage désolé. Une tempête du nord-est ravageait la côte depuis la veille.Le sémaphore de Ploumanac’h l’avait annoncée, et les barques des pêcheurs de mulets et de congres n’étaient pas sorties du port.

Aux appels venus du dehors, une étroite fenêtre s’ouvrit au rez-de-chaussée de la maison. Une rafale faillit rejeter le volet sur le visage d’homme qui s’encadrait dans la baie. Mais celui-ci repoussa le battant de bois et, se penchant sur le rebord de la croisée, demanda :

« Qu’est-ce qu’il y a ? »

Un vieux, la tête encapuchonnée, répondit pour tous :

« Lân, c’est le syndic qui m’envoie. LeGuern, de Saint-Quay, est malade. Il manque un homme à l’équipe,et, comme ça, c’est ton tour de suppléant.

– C’est bien. On y va. »

L’instant d’après, Alain Plonévez,l’interpellé, était sur la route, au milieu du groupe, et gagnaitPerros-Guirec, où il allait tenir sa place à bord du canot desauvetage.

C’était un grand et beau garçon de vingt-cinqans, ancien Terreneuvat et marin de l’État, qu’un répit entre deuxengagements avait ramené chez sa vieille mère, la veuve AnnaPlonévez, à Louannec.

« Tout de même, disait-il en riant, cen’est pas drôle, pour la première nuit que je passe chez la bonnefemme, d’être réveillé avant l’heure. Je dormais si bien.

– Que veux-tu, mon gars ? répliquaitle matelot d’âge. Nous sommes là pour notre service, pasvrai ? Et on ne peut laisser des chrétiens se noyer, fauted’un homme pour souquer sur l’aviron.

– Et, au moins, sait-on qui c’est quenous allons tirer de l’eau ?

– Dame non, on ne sait pas. Tu pensesbien qu’avec cette brume, on ne voit pas loin. Le sémaphore asignalé, il y a une heure, un grand navire en perdition du côté del’île aux Moines. C’est tout. Mais de la pointe de Trestrignel ondistingue ses mâts et sa coque. Il a dû donner sur les récifs enavant de Ploumanac’h.

– Bon ! On verra bien tout àl’heure. »

Ils avaient atteint Perros. Toute lapopulation était en éveil, et, à mesure que la lumière grandissaitdans le ciel fuligineux, les gens se pressaient au dehors, courant,les uns vers les promontoires, les autres au Linken, pour assisterau départ du canot.

Le moment était mauvais. Il s’en fallait d’unebonne heure que le flot fût au plein. Le port de Perros assèchepresque entièrement aux matines, et l’on était précisément au 19mars, jour de la grande marée d’équinoxe cette année-là. Le jusantn’avait pas laissé deux pieds d’eau dans le chenal du port. Aussile patron du canot jurait et sacrait-il comme une demi-douzaine depaïens, en dépit des adjurations amicales du recteur, accouru poursoutenir de ses paroles les généreux efforts de ces simpleshéroïques.

Cependant le canot était hors de son abri. Lechariot attelé faisait grincer ses roues sur le sable, sous lepiétinement des chevaux.

En un clin d’œil, l’équipe fut armée, lesavirons bordés, la barre aux mains du patron.

Le chariot s’ébranla, descendit sur le rivage,vira pour permettre le lancement. On fit culer les bêtesrécalcitrantes jusqu’à ce qu’elles eussent de l’eau au niveau dupoitrail. Alors les crics jouèrent, les câbles se déroulèrent ensifflant, et le « life-boat », le « bateaude vie », comme le nomment poétiquement les Anglais, glissa etentra, telle une flèche, dans le clapotis du chenal.

D’un seul fouet, les douze avirons tendushorizontalement s’abaissèrent, frappant l’eau de leurs palettesrythmées. Et le canot bondit dans le chemin liquide élargi, portantvers les vagues énormes et les hurlements féroces de la tempêtedéchaînée au delà du cap rugueux de Trestrignel.

Superbes en leur force stoïque, le torsealternativement droit et penché, selon que les rames se levaient ouse plongeaient, la jambe gauche fixée au banc par la courroie, lestreize sauveteurs, muets, impassibles, entrèrent dans la chaudièreen ébullition.

Rude combat, terrible lutte, qui ne permetaucune défaillance au courage ni à la clairvoyance. Car, cematin-là, on avait tout contre soi : le froid de cette matinéed’hiver finissant, la rage du vent de nord-est descendu sur laManche et poussant les flots de la mer montante à la côte. Et il nefallait rien moins que le bras herculéen et l’imperturbablesang-froid du patron Guénic pour empêcher la violence du flux dejeter sur les roches basses cette carène insubmersible, à ventreenflé d’air, à quille de fonte, à profil massif et lourd.

Quand la pointe de Trestrignel eut étédépassée, le canot se vit aux prises avec la plus grande furie dela mer. Alors, aussi, il découvrit le navire au secours duquel ilse portait.

C’était un trois-mâts de moyennes dimensions,fin voilier taillé pour les longs cours transatlantiques. À sacorne battait le pavillon de son origine, les trois bandes bleu etblanc de la République Argentine.

Depuis qu’il avait été signalé par lesémaphore, il avait gagné quelque avance et se trouvaitprésentement à un mille environ de la passe qui s’ouvre entreTrestrignel et l’île Tomé.

On le voyait monter et descendre sur leslames, se débattant en une cruelle agonie, essayant de s’arracheraux étreintes de l’Océan, secoué, tordu, ballotté dans tous lessens, pareil à quelque bête blessée à mort. De ses trois mâts, unseul restait entier, le misaine. L’artimon avait été brisé au rasdu pont et à moitié balayé. Retenu par les agrès et les haubans, legrand mât pendait en trois morceaux que les coups de mer et lesrafales agitaient comme des fétus ou laissaient retomber, àl’instar de marteaux destructeurs, sur le bordé qu’ils écrasaientet défonçaient sous chaque choc. Le bout-dehors de beaupré traînaità l’avant avec des lambeaux de focs, qui donnaient à ce lamentabledébris l’aspect d’un bandage de charpie arraché à quelque plaie malpansée.

Telle quelle, l’épave s’avançait parsoubresauts effrayants. Tout à l’heure, quand elle serait tombéedans le lit du courant de la passe, elle serait roulée jusqu’aubord, éventrée, déchiquetée, éparpillée par les féroces morsuresdes écueils à l’affût sous l’eau glauque.

Cependant le canot de sauvetage serapprochait. Comment aborderait-il le navire : par la hancheou la joue, par tribord ou bâbord ? Problème délicat, et que,seuls, des marins pouvaient résoudre. Car il ne fallait pass’exposer à recevoir la masse flottante dans sa chute, et, à voirles oscillations qui la jetaient tantôt à droite, tantôt à gauche,on ne pouvait deviner sur lequel de ses flancs elle se coucheraitpour sombrer.

Le patron Guénic mesura du regard la distancequi le séparait de l’épave et, par une manœuvre habile, vira dansle vent même du trois-mâts, de façon à se maintenir en ligneperpendiculaire à la coque. Les avirons se mirent à refouler ensens inverse, et la forte voix du pilote interpella l’équipage dubateau en perdition.

Aucune voix ne répondit à son appel, aucuneforme humaine ne se dessina dans les ruines de la mâture écroulée,dans l’échevellement des vergues et des cordages.

« Malloz ! gronda le vieux brave.Nous arrivons trop tard. Il n’y a plus personne de vivantlà-dessus. »

La manœuvre qu’il venait d’exécuter à tribord,il la renouvela à bâbord. Le canot tourna le trois-mâts parl’arrière et vint se placer, toujours perpendiculaire, entre lelarge et la carène.

Derechef, Guénic interpella l’équipageabsent.

Cette fois, un cri aigu répondit.

« Santa Madre deDios ! » clama une voix déchirante, une voixd’enfant au timbre clair.

Et du canot on put apercevoir deux créaturesaccrochées aux porte-manteaux d’une baleinière disparue : unhomme et un petit garçon.

Le navire donnait furieusement de labande.

À chaque retraite des lames, il se penchaitplus bas, sur le flanc, et les deux malheureux, suspendus à leurdernier refuge, étaient immergés jusqu’aux aisselles. La mortjouait avec eux comme le chat avec la souris.

« Nous ne pouvons pourtant pas leslaisser là sans secours ! » s’exclama Alain Plonévez.

Entre deux rugissements de la rafale, onentendit une sorte d’imprécation jaillir de la gorge du patron, enmême temps qu’un ordre. Le canot vira une fois de plus et vint seranger au flanc du navire. Trois des hommes se dressèrent et, armésde gaffes, évitèrent le choc. Quatre autres attendirent la pousséede la vague, et, debout, cueillirent les naufragés sur leureffrayants perchoirs.

Tout aussitôt, on les coucha entre les bancs,où ils s’affalèrent inertes, les yeux fixes, les dentscrochetées.

« Faudrait voir sur le pont s’il y aencore de la marchandise ! commanda la voix de Guénic.

– On y va », répondit encoreAlain.

Et, comme le canot remontait à la lame, lerobuste gars se cramponna à une drisse pendante et se hissapar-dessus les bastingages.

Il n’eut pas loin à courir pour se rendrecompte de l’état du trois-mâts.

Le pont était vide, vide de vivants, du moins.À dix pas de lui, sous les ruines du gaillard d’arrière, deuxcadavres gisaient, broyés par la chute du grand mât. Un troisième,la tête en bas, le crâne emporté, se balançait dans un réseau decâbles traînants. Un peu plus loin, une autre victime, passager oumatelot, râlait dans un éboulis de vergues et de haubans.

Celui-ci respirait encore. Lân le souleva, lechargea sur son épaule de titan, le remit aux bras de deuxcamarades. Puis, se laissant tomber, il regagna sa place etressaisit l’aviron.

Le canot n’avait plus rien à faire. Le naviren’était plus qu’un cercueil mouvant. Le patron poussa un soupir et,renversant la barre, s’éloigna de l’épave par un véritable bond devingt brasses.

Il n’était que temps.

Comme si la mer n’eût attendu que la fin decet héroïque sauvetage, elle se ramassa sur elle-même, s’enfla enune vague monstrueuse, dont la volute démesurée vint se crever à lapomme du misaine encore debout, et s’écrouler sur le pont dutrois-mâts.

Il y eut un gémissement sourd de toute lamembrure, suivi d’un cliquetis de choses rompues et fracassées. Parles sabords, par les écoutilles l’eau entra dans les flancs dugrand bateau, l’emplissant, le surchargeant sans résistance. Etl’arrière s’enfonça, tandis qu’avec un bruit de souffle épuisé, unfouettement de l’air, toute l’étrave se levait hors de l’eau, à lafaçon d’un cheval qui se cabre. Puis, la masse entière écraséedisparut sous les cataractes des lames, avec de suprêmesconvulsions, des révoltes contre la mort, des insurrections desmâts, semblables aux derniers mouvements d’une main de noyés’accrochant au vide avant de couler.

Pendant que s’achevaient ces convulsions dunavire, le canot de sauvetage regagnait le port.

Toute une heure s’était écoulée. Maintenant lamer était pleine et les rameurs n’avaient plus à lutter contre lecourant. Le retour fut rapide. Aux acclamations de la foule,entassée sur le môle et sur l’épi, le life-boatdoubladerechef la pointe de Trestrignel, vola sur les lames moins hautes,sortit de l’enfer liquide et gagna son point d’atterrissage surl’étroite presqu’île du Linken.

Les premiers qui débarquèrent, ou plutôt qu’ondébarqua, ce furent les naufragés. Le blessé fut emporté d’urgenceet déposé sous l’abri du canot. Le recteur n’eut que le temps deprononcer les paroles de l’absolution in articulo mortis.Au moment où la suprême formule de pardon tomba des lèvres duprêtre, le mourant rendit l’âme.

Les deux autres semblaient ne point valoirbeaucoup plus.

On les tira du milieu des bancs, évanouis, lesprunelles vitreuses, le souffle court et haletant. On transportal’homme jusqu’à un hôtel du voisinage. Les femmes de pêcheurss’empressèrent, avec des exclamations, autour de l’enfant dontelles admirèrent la beauté frêle et délicate, rendue plusimpressionnante par la pâleur du charmant visage.

C’était un garçonnet de dix à onze ans, auxtraits purs, à la peau mate et blanche, ainsi qu’on la rencontrehabituellement dans le type espagnol. Et, comme une certaineconfusion régnait dans ce multiple désir de charité, contrarié parle dénuement presque absolu de ces populations pauvres, commetoutes ces mères de familles nombreuses ne pouvaient s’offrir pourbien longtemps à héberger la petite victime, ce fut encore le bonAlain qui trancha le débat.

« Pour lors, madame Hélic, dit-il à lapropre femme du syndic, voulez-vous prendre ce petiot chez vousjusqu’à ce que ma vieille vienne vous le chercher ? C’est moiqui l’ai pêché là-bas ; j’entends le garder, et je suis biensûr que la maman m’en voudrait de ne pas lui donner ce fieu ànourrir. »

La vieille femme interpelléerépondit :

« C’est bien parlé, Lân Plonévez. Et moiaussi je le garderais bien ce joli-là, au moins pour un temps. Maissi la bonne femme Plonévez le réclame, faudra bien que je lui cède.C’est son droit et le tien, mon gars. »

L’accord ainsi fait, on ne s’occupa plus qu’àdonner des soins aux survivants de la catastrophe.

Le jeune médecin du bourg les avaitsoigneusement auscultés et palpés. Rien de cassé dans les os, riende lésé gravement dans les organes ; seulement, chez l’enfant,les râles crépitants, dénonciateurs d’une forte bronchite.

En conséquence, il ordonna qu’on les couchâtdans des lits bien chauds, qu’on les tînt provisoirement à ladiète. En même temps, il prescrivit, pour l’enfant, une potion etdes boissons stimulatrices. Quant à l’homme, robuste gaillard, dontla face glabre et dure ne parlait guère en sa faveur, le praticiendéclara, en riant, qu’il serait sur pied au bout de vingt-quatreheures.

Toutes les sympathies purent donc confluer surle petit garçon, et ce fut à qui épierait son retour à laconnaissance, pour lui offrir les pauvres gâteries dont ondisposait sous ces toits que la fortune n’a jamais visités.

L’évanouissement dura un peu plus d’une heure.Puis l’enfant ouvrit les yeux, et ce fut un spectacle touchant quecelui des pleurs de commisération dont fut accueilli ce premierregard vague et plein d’hébétude, au fond duquel la pensée neluisait qu’à l’état de flamme vacillante.

Le petit garçon parla, mais nul ne comprit sesparoles. La langue dont il se servait n’était certes pas celle desbraves gens assemblés autour de sa couche. Aucune de ces femmes,baragouinant le dialecte du Trécorois, n’avait le moindre soupçondu langage des hidalgos et des conquistadores. À peine leurarrivait-il d’échanger entre elles une centaine de mots françaisplus ou moins estropiés.

L’une d’elles, toutefois, ayant proféré uneexclamation française, les yeux du garçonnet s’illuminèrent. Unsourire glissa sur ses lèvres, en même temps qu’une phrase enjaillissait, d’une accentuation caractéristique :

« Francès ? Yo aussi parlerfrancès. »

Alors Mme Hélic, la femme del’équoreur, s’approcha du lit et, tant bien que mal, se mit endevoir d’interroger le petit malade. En ce jargon où se mêlaienttrois idiomes, la vérité se fit jour. Les renseignementsabondèrent, l’enfant ne demandant qu’à bavarder.

On apprit, de la sorte, que le navire perdu senommait la Coronacionet venait du petit port de SantAntonio, dans la baie de San Matias, sur la côte Argentine,au-dessous de Buenos-Ayres ; qu’il avait déchargé un fretconsidérable de cuirs en Angleterre et comptait prendre livraisonde produits hollandais à Amsterdam ; que le capitaine étaitmort subitement deux heures après avoir quitté laGrande-Bretagne ; que le second du bord, qui faisait ce voyagepour la première fois, avait littéralement perdu la tête et s’étaitlaissé entraîner dans les parages des Sept Îles, où la tempêteavait surpris le navire.

On sut, en outre, que le petit Pablo, c’étaitson nom, âgé d’un peu plus de onze ans, était mousse à bord de laCoronacion ; qu’il ne se connaissait ni père, nimère, mais se dénommait lui-même « le fils de la mer »,hijo del mar ; que le matelot sauvé avec luis’appelait Ricardo.

Ce long babillage avait fatigué l’enfant. Lasurvenance, fort opportune, du docteur Bénédict y mit un terme.Celui-ci gourmanda les commères trop curieuses qui avaient faitjaser le petit malade, sans souci de la bronchite qui avait gagnéles capillarités du poumon et pouvait dégénérer en fluxion depoitrine. Et, comme sa visite coïncidait avec le retour d’AlainPlonévez amenant sa mère, femme de cinquante-huit ans, fortingambe, il recommanda que l’on transportât Pablo sans plus tarderdans la maison de la veuve, où il serait à l’abri des importunessympathies de l’entourage.

Alain avait déjà retenu une voiture fermée. Ony coucha l’enfant, enveloppé de couvertures, sur une banquette, etl’attelage prit au grand trot le chemin de Louannec, où, unedemi-heure plus tard, Pablo fut définitivement couché dans un litde bois blanc, en une chambre claire et aérée.

En l’y installant, la maman Plonévez ne put sedispenser de lui parler affectueusement :

« Voyez-vous, mon mignon, c’est ici lachambre et le lit d’un autre fils, un frère de Lân, que j’ai perdu,il y a longtemps. Ce serait un homme aujourd’hui. En souvenir delui, et pour la paix de son âme, je vous soignerai comme si le bonDieu m’avait donné un autre fils. »

Elle parlait bien, la vieille Bretonne, enmère pieuse, avec cette grave mansuétude d’accent qui dénote lesnobles résignations et la tranquillité des belles âmes.

L’enfant l’écouta avec une déférence empreintede quelque surprise. On eût dit qu’il n’avait jamais entendu pareillangage, ou, plutôt, que, tout au fond de sa mémoire, s’agitaitquelque obscure réminiscence de paroles semblables prononcées parune autre bouche de femme, de sa propre mère peut-être.

La demeure n’était pas luxueuse, il s’enfallait. Le plafond bas, les murs blanchis à la chaux, le planchermal raboté eussent offusqué tout autre qu’un modeste habitant de cepittoresque coin de terre. Mais tout cela était si propre, si bientenu, les rideaux de cretonne qui pendaient au-dessus du lit, lesdraps de fil et la taie d’oreiller exhalaient une si bonne odeur delinge fraîchement repassé, que le petit garçon en eut le cœurréjoui. Aussi bien le « fils de la mer » ne devait-il pasêtre gâté par l’habitude d’un confortable excessif.

Il fit bien voir sa satisfaction lorsque, pourla troisième fois, le docteur Bénédict le visita, le lendemainmatin. Pablo avait passé une bonne nuit ; il n’avait point defièvre, ou si peu, et l’appétit aiguisé par les secousses physiqueset morales autant que par un jeûne de quarante-huit heures, s’étaitconverti en une fringale indomptable.

Le praticien estima que la maladie n’étaitpoint assez grave pour interdire toute alimentation. Après avoirposé des ventouses sur le thorax, il permit que l’on donnât aumalade un fort bon potage de légumes, que celui-ci absorba avec uneallégresse démonstrative.

« Parbleu ! mon gars, s’exclama enriant M. Bénédict, c’est une bonne disposition pour guérirvite que de garder son estomac en verve. Allons ! Ce n’est pasencore pour toi que la mère Plonévez se ruinera enmédicaments. »

Et il s’en alla en se frottant les mains.

Ce même jour, le grand Alain, simple lui-mêmecomme un enfant, vint s’installer quelques heures au chevet dumousse espagnol et s’entretenir avec lui. Nouvelle joie pour legarçonnet, à qui le temps ne parut pas long, et qui accabla dequestions affectueuses le jeune marin, son sauveteur. Lân yrépondit avec toute la complaisance désirable. Il se fit connaîtreà l’enfant, tout en l’interrogeant lui-même sur ses propresorigines, sur le mystère de son passé, car tous, dans l’entouragedu petit malade, ne pouvaient se défendre d’un profond étonnement àvoir cet enfant, si délicat, si distingué de visage et de manières,mêlé à un équipage de matelots du commerce recrutés dans tous lesmilieux et appartenant aux nationalités les plus diverses. Etplusieurs hochaient la tête, disant avec un scepticisme de facileexplication :

« Pour sûr, ça doit être quelque petittrouvé, qu’on aura pris par pitié ou embarqué de force. »

Le quatrième jour après le naufrage, alors quetoute crainte de pneumonie était écartée, le docteur Bénédictpermit d’alimenter le malade « à sa faim », et, certes,celui-ci se montra d’un appétit vorace, faisant honneur au menutrès rudimentaire de la mamm Plonévez.

Or, ce même jour, un homme vint frapper à laporte de la veuve et demanda à parler à l’enfant. La vieille femmel’introduisit sur-le-champ.

Le visiteur n’était autre que le second desnaufragés, le matelot Ricardo. Comme le petit Pablo, il comprenaitle français et se débrouillait, au hasard des termes employés, dansun dialogue d’une syntaxe et d’une prononciationultra-fantaisistes.

Alain Plonévez était à la maison pour ledéjeuner. Il assista donc à l’entrevue des deux survivants de laCoronacion.

Elle ne fut pas « chaude », cetteentrevue, bien au contraire. Il parut même, aux yeux attentifs dujeune Breton, que Pablo accueillait son « camarade » avecune sorte d’effroi, que justifiaient, d’ailleurs, la face bestiale,l’œil torve et le mauvais rictus toujours grimaçant sur la boucheépaisse de l’Argentin.

Celui-ci se retira, après une demi-heure deconversation, jetant à l’enfant quelques paroles gutturalesaccompagnées d’un regard en dessous à Lân, dont la grande taille etles proportions athlétiques semblaient l’impressionnergrandement.

Quand il eut quitté la demeure, le fils de laveuve Plonévez demanda, en riant, à son hôte :

« Parbleu, petit, tu n’as pas l’air del’aimer beaucoup, ton pays ?

– Oh ! non, Io ne l’amopas, répondit l’enfant, avec un froncement expressif dessourcils.

– Ah ! ah ! Le fait est qu’iln’a pas l’air très aimable, le particulier. Je ne suis pas méchant,mais je crois que j’aurais du plaisir à cogner sur ce mufle-là,bien que j’aie contribué à le tirer du mauvais pas.

– Il est très méchant, confirma Pablo. Àbord, il me battait toujours, et, bien sûr, il m’aurait jeté à lamer, si…

– Si ? interrogea Alain.

– Si mon ami Ervan ne l’en avait empêché.Celui-là est bon, et fort. Il vous ressemble.

– Comment dis-tu qu’il s’appelle,celui-là ?

– Ervan. Il parle bien français, il n’estpas Espagnol. Mais, voilà. Il n’est pas venu, cette fois, il estresté en Angleterre. C’est extraordinaire comme vous luiressemblez ! On dirait que c’est votre frère. »

La mère Plonévez entrait, apportant ledéjeuner du malade. Alain en profita pour interrompre là ledialogue. Ce mot « frère », prononcé par l’enfant, avait,sans doute, réveillé en lui quelque pénible souvenir, car son fronts’était plissé d’une ride.

Quand la veuve fut ressortie de la chambrepour aller surveiller sa cuisine, le jeune Breton se hâta de dire àPablo :

« Écoute, petit. Ne parle jamais depersonne qui pourrait me ressembler devant ma mamm, parce que,vois-tu, ça lui ferait beaucoup de peine. J’ai eu, en effet, unfrère, qui est mort, et qu’elle pleure et pour qui elle prie tousles jours.

– C’est bien, señor Alain, réponditl’enfant, devenu grave. Je n’en parlerai jamais. »

Le marin sortit, le front toujours soucieux,et se dirigea vers Perros, où il avait du nouveau à apprendre.

En effet, il s’y était passé ceci que, lematin même, on avait vu arriver une baleinière des Ponts etChaussées, détachée d’un vapeur faisant l’inspection des côtes.Celui-ci venait de Paimpol afin d’opérer des sondages dans ledessein de renflouer, s’il était possible, ou, du moins, dedétruire à la dynamite l’épave du navire perdu, qui pouvaitobstruer la passe entre Trestrignel et l’île Tomé.

Or, l’ingénieur et ses aides n’avaient pas euà se donner beaucoup de mal. La mer avait travaillé pour eux, sanseux.

La carcasse désemparée, poussée par le flot,avait été roulée et, finalement, abandonnée par les vagues, sur leshauts-fonds qui bordent la plage de Trestraou, en deçà des rochesgranitiques qui supportent le phare de Ploumanac’h.

Et, maintenant, les employés de l’Étatfouillaient le ventre du trois-mâts d’où ils retiraientméthodiquement tout ce qui pouvait servir à établir l’identité dunavire et de son équipage, tant des vivants que des morts :livre de bord, connaissements, chartes-parties, toutes piècesétablissant que le navire Coronacion, venant du port deSant Antonio, dans la République Argentine, après avoir déchargé sacargaison de cuirs dans le havre de Dunby, au voisinage deFalmouth, avait repris sa route vers Amsterdam.

Tout ceci confirmait les déclarations du petitPablo et du matelot Ricardo Lopez, qui attendait, à Perros, l’ordrede l’administration maritime pour se faire rapatrier ou, tout aumoins, ramener en ce port de Dunby, dernier relâche de laCoronacion.

Mais, en dépit de ces assertions écrites, undoute planait encore. Au cours de leurs recherches, les diversfonctionnaires de la marine n’avaient découvert aucun documentétablissant la propriété du navire. Ils en conclurent que, sansdoute, ce titre de propriété s’était perdu pendant le naufrage, oubien qu’il n’était point d’usage, à Sant Antonio, de faire figurerun tel document au nombre des pièces indispensables à la franchisedes bateaux de commerce.

Ils interrogèrent Ricardo Lopez, mais n’enpurent tirer aucun renseignement utile. L’Espagnol parut ne riencomprendre aux questions qu’on lui posait à ce sujet. Il se borna àdéclarer qu’il avait été enrôlé lui-même à Buenos-Ayres par lesecond Rodriguez, ce blessé vainement arraché à l’épave par lacourageuse intervention d’Alain Plonévez, et qui était venu expirerdans le hangar-abri du canot de sauvetage. Comme, depuis huitjours, cette pauvre dépouille reposait en une fosse du cimetière dePerros-Guirec, on ne crut pas devoir l’exhumer pour en constaterl’identité. Mais le registre des décès porta la mention du nom ducapitaine Rodriguez-Wickham, décédé et inhumé sur le territoire dela commune.

On n’attacha pas plus d’importance à laréclamation de Ricardo, demandant que le mousse Pablo fût rapatriéavec lui. L’enfant, à la première offre qui lui en fut faite, larepoussa avec une énergie farouche et manifesta une sorte deterreur à la pensée de retourner avec le matelot, son compagnon.Et, comme celui-ci ne pouvait justifier d’aucun titre à l’exerciced’un droit quelconque sur l’enfant, comme, d’autre part, la veuvePlonévez et son fils se déclaraient tout disposés à adopter lepetit abandonné, force fut à Ricardo de quitter la France en ylaissant Pablo.

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