Le Gouffre Maracot (ou Le Monde perdu sous la mer)

Le Gouffre Maracot (ou Le Monde perdu sous la mer)

de Sir Arthur Conan Doyle

Chapitre 1

Puisque ces papiers m’ont été remis en vue de leur publication, je commencerai par rappeler au lecteur le triste destin du Stratford. Ce navire avait appareillé l’an dernier pour une croisière dont le but était l’océanographie et l’étude des grands fonds marins. L’expédition était dirigée par le docteur Maracot, auteur réputé des « Formations pseudo-coralliennes » et de la « Morphologie des lamellibranches ». Le docteur Maracot était accompagné de Monsieur Cyrus Headley, ex-assistant à l’Institut de Zoologie de Cambridge, Massachusetts, et, à l’époque de la croisière, boursier à Oxford. Le capitaine Howie, marin expérimenté, commandait le Stratford et son équipage de vingt-trois hommes, parmi lesquels un mécanicien américain des Usines Merribank à Philadelphie.

Tout ce monde a disparu. La seule information reçue sur l’infortuné steamer provient d’un petit bateau norvégien dont les matelots ont vu sombrer, au cours de la grande tempête de l’automne 1926, un navire dont la description correspondait approximativement à celle du steamer. Un canot de sauvetage portant l’inscription Stratford a été découvert ultérieurement non loin du lieu de la tragédie, ainsi que des caillebotis, une bouée de sauvetage, et un espar. Ce rapport, la découverte qui a suivi,un long silence persistant, ont accrédité la conviction que l’on n’entendrait plus jamais parler du navire et des hommes qui se trouvaient à son bord. Un étrange message par sans-fil, capté lejour de la tempête, avait déjà pratiquement anéanti tout espoir. Jereviendrai sur ce message.

Certains détails assez remarquables à proposde la croisière du Stratford avaient suscité quelquescommentaires : notamment l’excessive discrétion observée parle professeur Maracot. Certes, il était célèbre pour l’aversion etla méfiance qu’il vouait généralement à la Presse, mais jamais ilne les avait poussées jusque-là : il s’était refusé à donnerle moindre renseignement aux journalistes, et il n’avait permis àaucun d’entre eux de monter à bord pendant que le steamer étaitancré à l’Albert Dock. Par ailleurs des bruits avaient courutouchant une conception aussi nouvelle qu’insolite dans laconstruction du navire, conception destinée à l’adapter auxnécessités de l’exploration sous-marine. Ces bruits avaient trouvéconfirmation aux chantiers Hunter and Co de WestHartlepool, où avaient été exécutées les modificationsstructurales. N’avait-on pas affirmé que tout le fond du steamerétait détachable ? Pareille particularité avait attirél’attention des assureurs des Lloyd’s, qui avaient éprouvé quelquesdifficultés à recevoir les apaisements qu’ils réclamaient. Et puison n’en avait plus parlé. Mais ces détails revêtent maintenant uneimportance nouvelle puisque le sort de l’expédition revient, d’unemanière absolument sensationnelle, au premier plan del’actualité.

Passons à présent aux quatre documents serapportant aux faits connus. Le premier est une lettre qui a étéécrite de la capitale de la Grande Canarie par Monsieur CyrusHeadley à son ami Sir James Talbot, du Trinity College d’Oxford, laseule fois (d’après, du moins, ce que l’on sait) où leStratford a touché terre après son départ de Londres. Ledeuxième est l’étrange message par sans-fil auquel j’ai faitallusion. Le troisième est un fragment du journal de navigation del’Arabella Knowles, qui concerne la boulevitreuse. Le quatrième et dernier est le contenu stupéfiant de ceréceptacle : ou bien il représente une mystification aussicruelle que machiavélique, ou bien il ouvre un chapitre neuf del’aventure humaine, dont l’importance ne saurait être exagérée.

Après ce préambule, je vais maintenant donnerconnaissance de la lettre de Monsieur Headley ; je la dois àla courtoisie de Sir James Talbot ; elle n’a jamais étépubliée ; elle est datée du 1er octobre 1926.

*

**

Je poste ce courrier, mon cher Talbot, dePorta de la Luz, où nous avons relâché pour nous reposer quelquesjours. Mon meilleur compagnon de voyage a été Bill Scanlan,chef-mécanicien ; je me suis lié tout naturellement avec lui,d’abord parce qu’il est mon compatriote et ensuite parce qu’ilm’amuse. Toutefois ce matin je suis seul ; il a ce qu’ilappelle « un rendez-vous avec un jupon ». Vous voyezqu’il s’exprime tout à fait comme un Américain de pure race.

Vous connaissez Maracot ; vous savez doncde quel bois sec il est fait. Je vous avais raconté, je crois, lescirconstances de ma désignation ; il s’était renseigné auprèsdu vieux Somerville de l’Institut de Zoologie, qui lui avait envoyémon essai couronné sur les crabes pélagiques, et l’affaire s’étaittrouvée conclue. Bien sûr, je ne me plains pas d’accomplir unemission aussi agréable, mais j’aurais préféré la faire avecquelqu’un d’autre que cette momie animée de Maracot. Il estinhumain dans son splendide isolement, et dans la dévotion qu’ilconsacre à son œuvre. « Le dur des durs », dit BillScanlan. Et pourtant on ne peut qu’admirer une dévotion aussitotale. Rien n’existe en dehors de sa science. Je me rappelle quevous aviez bien ri quand, lui ayant demandé ce que je devais lirepour me préparer, je m’étais entendu répondre que pour des étudessérieuses il me recommandait l’édition complète de ses œuvres, maisque pour me détendre, les « Plankton-Studien » de Haeckelétaient tout indiqués.

Je ne le connais pas mieux aujourd’hui quelorsque je lui ai été présenté dans son petit salon avec vue sur lehaut Oxford. Il ne dit rien. Son visage décharné, austère (levisage d’un Savonarole, à moins que ce ne soit celui de Torquemada)ignore la douceur ou la bienveillance. Le long nez maigre etagressif, les deux petits yeux gris très rapprochés qui luisentsous les sourcils en broussailles, la bouche aux lèvres minces, lesjoues creusées par une vie ascétique et une méditation constante neconstituent point une société relaxante. Il habite une cimementale ; il s’y tient hors de l’atteinte des mortelsordinaires. Parfois je pense qu’il est un peu fou. Par exemple, cetruc extraordinaire qu’il a fabriqué… Mais je vais commencer par lecommencement ; quand je vous aurai tout dit, vous jugerez parvous-même.

Je prends notre croisière à son départ. LeStrafford est un bon petit navire qui tient bien la mer,et qui a été spécialement équipé pour sa tâche. Douze centstonneaux, des ponts bien dégagés, de larges baux, tout ce qu’ilfaut pour sonder, chaluter, draguer, remorquer. Il a aussi,naturellement, de puissants treuils à vapeur pour haler leschaluts, ainsi qu’un certain nombre de divers accessoires, les unsassez connus, les autres singuliers. En bas, nos cantonnements sontconfortables, et un laboratoire est bien outillé pour nostravaux.

Nous avions déjà la réputation d’unbateau-mystère avant notre appareillage ; j’ai eu tôt fait dedécouvrir qu’elle n’était pas usurpée. Nos débuts ont été d’unebanalité écœurante. Nous avons remonté la Mer du Nord et nous avonslargué les chaluts pour deux ou trois raclages ; mais, commela moyenne des fonds ne dépassait guère vingt mètres, et comme noussommes équipés pour des profondeurs beaucoup plus considérables,j’ai eu l’impression que c’était là un gaspillage de temps. Quoiqu’il en soit, en dehors de poissons de table familiers, de chiensde mer, de calmars, de méduses, et de quelques dépôtsalluvionnaires, nous n’avons rien amené qui vaille un rapport.Puis, nous avons contourné l’Écosse, aperçu les Feroë, et nousavons longé le banc de Wyville-Thomson où nous avons eu plus dechance. De là nous avons mis le cap au sud, vers notre propre champde croisière, c’est-à-dire entre la côte d’Afrique et les Canaries.Nous avons failli nous échouer à Fuert-Eventura par une nuit sanslune ; cette alerte mise à part, notre voyage s’est déroulésans le moindre incident.

Pendant ces premières semaines, j’ai essayé degagner l’amitié de Maracot. Tentative difficile ! En premierlieu, il est l’homme le plus distrait et le plus absorbé qui soitau monde. Vous vous rappelez votre rire rentré quand vous l’avez vudonner un penny au liftier parce qu’il se croyait dans un autobus.La moitié du temps il se plonge dans ses pensées, et il a l’air dene plus savoir où il est, ni pourquoi il est là. En deuxième lieu,je le trouve terriblement cachottier. Il travaille beaucoup sur despapiers et sur des cartes qu’il essaie de me dissimuler chaque foisque je pénètre dans sa cabine. Je crois fermement qu’il nourrit undessein secret ; mais tant que nous serons susceptibles derelâcher dans un port, il ne le communiquera à personne. Telle estmon impression ; Bill Scanlan la partage. Bill est venu metrouver un soir dans le laboratoire où je vérifiais la salinité deséchantillons de nos sondages hydrographiques.

– Dites donc, Monsieur Headley, à votre avis,qu’est-ce que ce type a dans la tête ? Qu’est-ce qu’ilmijote ?

– Je suppose, ai-je répondu, que nous feronsce qu’ont fait avant nous le Challenger et une douzained’autres navires d’exploration : nous ajouterons au répertoiredes poissons quelques espèces nouvelles, et quelques précisions àla carte bathymétrique.

– Allons, allons ! Vous ne le jureriezpas sur votre vie ! En tout cas, si c’est là votre opinion,creusez-vous la cervelle pour trouver autre chose. D’abord,pourquoi suis-je ici, moi ?

– Pour le cas où les machines tomberaient enpanne, non ?

– Zéro pour les machines ! Les machinesdu navire, c’est l’affaire de MacLaren, l’ingénieur écossais. Non,Monsieur, ce n’est pas pour m’occuper de ces machines à âne que lespatrons de Merribank ont désigné leur meilleur spécialiste.Croyez-vous que je gagne cinquante dollars par semaine pour desprunes ? Venez par ici : je vais vous affranchir.

Il a tiré une clef de sa poche et il a ouvertune porte, au fond du laboratoire ; nous avons descendu uneéchelle jusqu’à une partie de la cale qui avait été complètementdégagée ; quatre objets volumineux et brillants émergeaient dela paille dans leurs caisses. C’étaient des feuilles plates d’acieravec des chevilles et des rivets compliqués le long des arêtes.Chaque feuille avait à peu près un mètre carré en surface, quatrecentimètres d’épaisseur, et elle était percée en son milieu d’untrou circulaire de trente centimètres de diamètre.

– Qu’est-ce que c’est que ça ? ai-jedemandé.

La physionomie peu ordinaire de Bill Scanlan(il ressemble à la fois à un comique de vaudeville et à un boxeurprofessionnel) s’est éclairée d’un sourire.

– Ça ? C’est mon bébé, Monsieur, a-t-ilchantonné. Oui, Monsieur Headley, voilà pourquoi je suis ici. Il ya un fond en acier pour compléter ce truc, là, dans la grossecaisse. Et puis il y a un haut, comme un couvercle, avec un grandanneau pour une chaîne ou pour un câble. Maintenant, regardez lefond du navire…

J’ai vu une plateforme carrée, en bois ;elle avait des écrous à chaque angle ; elle était doncdétachable.

– … Il y a un double fond, m’a expliquéScanlan. Peut-être que le type est complètement cinglé ;peut-être en a-t-il plus dans la cervelle que nous le supposons.Mais si je devine juste, il a l’intention de construire une sortede chambre (les fenêtres sont entreposées ici) et de la descendrepar le fond du navire. Il a embarqué des projecteursélectriques ; je parie qu’il les disposera près des hublotsronds pour voir ce qui se promène tout autour.

– Il aurait pu étaler au fond du navire unefeuille de cristal comme dans les bateaux de l’île Catalina, sic’était là son idée, ai-je murmuré.

– Vous m’ouvrez des horizons ! a réponduBill Scanlan en se grattant la tête. La seule chose dont je soissûr, c’est que j’ai été mis à sa disposition et que je dois fairede mon mieux pour l’aider dans ce truc idiot. Jusqu’ici il ne m’arien dit ; je ne lui ai rien dit non plus ; mais j’ouvrel’œil, et si j’attends assez longtemps j’apprendrai tout ce qu’il ya à savoir.

Voilà comment j’ai mis le nez dans notremystère. Ensuite nous avons traversé une zone de vilaintemps ; après quoi nous avons traîné quelques chaluts en eauprofonde au nord-ouest du cap Juby, juste à côté de la côte ;nous avons lu des températures et enregistré des salinités. C’estassez sportif, ce dragage dans l’eau profonde avec un chalut quiouvre une gueule de six mètres de large pour avaler tout ce qui setrouve sur son chemin. Parfois il plonge à quatre cents mètres etramène tout un éventaire de poissonnerie. Parfois, à huit centsmètres de fond, il récolte un lot tout à fait différent ;chaque couche océanique possède ses propres habitants, aussidistincts que s’ils vivaient dans des continents différents. Ilnous est arrivé de remonter une demi-tonne de gélatine rose, lamatière brute de la vie. Il nous est arrivé aussi de ramener uneépuisette de limon qui sous le microscope se divisait en millionsde petites boules rétiformes séparées par de la boue amorphe. Je nevous fatiguerai pas avec les brotulides et les macrurides, lesascidies et les holothuries, les polyzoaires et les échinodermes.Vous pensez bien que nous avons agi en moissonneurs diligents de lamer. Mais j’ai eu constamment l’impression que Maracot nes’intéressait guère à ce travail, et qu’il avait d’autres plansdans sa momie de tête. J’aurais parié qu’il expérimentait seshommes et son matériel avant de se lancer dans une entreprised’envergure.

J’en étais à cet endroit de ma lettre quand jeme suis rendu à terre pour une dernière petite marche à pied, carnous appareillons demain matin de bonne heure. J’ai d’ailleursaussi bien fait : sur la jetée une bagarre menaçait, etMaracot avec Bill Scanlan s’y trouvaient fortement compromis. Billest un peu boxeur, et il possède ce qu’il appelle le K. O. danschaque mitaine ; mais ils étaient entourés d’une demi-douzained’indigènes du cru armés de couteaux, et il était temps que jemisse mon grain de sel. Le Professeur avait loué l’une de cesboîtes locales baptisées fiacres, il s’était fait voiturer sur lamoitié de l’île pour en examiner la géologie, mais il avaitcomplètement oublié d’emporter de l’argent sur lui. Au moment depayer la course, il n’avait pu se faire comprendre par ces rustres,et le cocher lui avait chapardé sa montre pour être sûr de ne rienperdre. Sur quoi, Bill Scanlan était entré en action. Mais ils seseraient retrouvés étendus pour le compte avec le dos comme despelotes à épingles si je n’étais intervenu avec quelques dollars.Tout s’est bien terminé, et pour la première fois Maracot s’estmontré humain. De retour à bord, il m’a introduit dans la petitecabine qu’il s’est réservée, et il m’a remercié.

– À propos, Monsieur Headley, m’a-t-ildemandé, je crois que vous n’êtes pas marié ?

– Non, Monsieur. Je ne suis pas marié.

– Vous n’êtes pas non plus chargé defamille ?

– Non.

– Bravo ! s’est-il exclamé. Je ne vous aipas encore parlé du but précis de cette croisière parce que, pourcertaines raisons, je désirais le garder secret. L’une de cesraisons était que je craignais d’être devancé. Quand un projetscientifique court les rues, on risque de se voir servi comme Scottl’a été par Amundsen. Si Scott avait été aussi muet que moi,ç’aurait été lui, et non Amundsen, qui aurait planté le premierdrapeau au pôle sud. Pour ma part, j’ai un dessein aussi importantque le pôle sud ; voilà pourquoi j’ai observé le silence. Maismaintenant nous sommes à la veille de notre grande aventure, etaucun concurrent ne dispose du temps nécessaire pour me voler monidée. Demain nous partons vers notre but.

– Qui sera ?… lui ai-je demandé.

Il s’est penché en avant. Toute sa figured’ascète s’est illuminée de l’enthousiasme du fanatique.

– Notre but, c’est le fond de l’OcéanAtlantique…

Ici je devrais faire une pause, car je supposeque vous avez le souffle coupé. Si j’étais feuilletoniste,j’arrêterais là mon chapitre, avec la suite au prochain numéro.Mais je ne suis qu’un chroniqueur ; je peux donc ajouter queje suis resté une grande heure dans la cabine de notre vieuxMaracot, et que j’en ai appris long ; j’aurai à peine le tempsde tout vous dire avant le départ du dernier courrier.

– … Oui, jeune homme, vous pouvez écrirelibrement à présent, car quand votre lettre parviendra enAngleterre, nous serons déjà dans le grand bain…

Il s’est mis à ricaner doucement, car ilpossède un sens particulier de l’humour.

–… Oui, Monsieur ! Nous aurons déjàeffectué la plongée. Plongée est le mot juste en l’occurrence.Notre plongée sera une date historique dans les annales de laScience. Mais apprenez d’abord que j’ai acquis uneconviction : la thèse courante selon laquelle la pression del’océan serait extrêmement considérable aux grandes profondeurs estune erreur grossière. Il me paraît évident que d’autres facteursneutralisent l’effet, encore que je ne sois pas prêt à préciserlesquels. C’est un problème que nous pourrons résoudre. Voyons,puis-je vous demander quelle pression vous vous attendez à trouversous quinze cents mètres d’eau ?

Il m’a dévisagé de ses yeux brillants derrièreses lunettes d’écaille.

– Pas moins d’une tonne par pouce carré, ai-jerépondu. D’ailleurs la démonstration en a été faite.

– La tâche du pionnier a toujours consisté àprouver le contraire de ce qui a été démontré. Servez·vous de votrecervelle, jeune homme ! Ces derniers temps, vous avez pêchéquelques formes délicates de la vie bathyque : des créaturessi délicates que vous aviez du mal à les transférer du filet dansle réservoir sans les abîmer. Avez-vous trouvé qu’elles apportaientla preuve de cette pression considérable ?

– La pression s’égalisait. Elle était la mêmeà l’intérieur qu’à l’extérieur.

– Des mots ! Rien que des mots !s’est-il écrié en secouant la tête avec impatience. Vous avezramené des poissons ronds, par exemple le gastrotomus globulus.N’auraient-ils pas été aplatis si la pression avait été celle quevous supposez ?

– Mais l’expérience des plongeurs ?

– Elle se vérifie jusqu’à un certain point.Les plongeurs se heurtent effectivement à une augmentation depression pouvant affecter l’organe qui est peut-être le plussensible du corps humain, je veux dire l’intérieur de l’oreille. Entout cas, selon mon plan, nous ne serons exposés à aucune pression.Nous serons descendus au fond de l’Océan dans une cage d’aciermunie de fenêtres en cristal pour l’observation. Si la pressionn’est pas assez forte pour venir à bout de quatre centimètresd’acier renforcé par un double nickelage, elle ne nous fera aucunmal. C’est une application de l’expérience des frères Williamson àNassau, dont vous avez peut-être entendu parler. Si mon calcul serévèle faux… Hé bien, vous m’avez dit que vous n’aviez pas decharges de famille, n’est-ce pas ? Nous mourrons dans unegrande aventure. Bien entendu, si vous préférez vous tenir àl’écart, je me débrouillerai tout seul.

Ce plan me semblait démentiel ; mais voussavez comme il est difficile de se dérober devant un défi. J’aicherché à gagner du temps en réfléchissant.

– Jusqu’à quelle profondeur envisagez-vous dedescendre, Monsieur ? lui ai-je demandé.

Il avait une carte épinglée sur latable ; il a posé son compas sur un point situé au sud-ouestdes Canaries.

– L’année dernière j’ai procédé par là àquelques sondages, m’a-t-il répondu. Il y a une fosse trèsprofonde. Nous sommes arrivés à sept mille six cents mètres. J’aiété le premier à la signaler. J’espère bien que les cartes del’avenir la baptiseront « Gouffre Maracot ».

– Seigneur ! me suis-je exclamé. Vousn’avez pas l’intention de descendre dans une fossepareille ?

– Non, non ! m’a-t-il répondu ensouriant. Notre câble de largage et nos tubes d’air ne vont pasau-delà de huit cents mètres. J’allais d’ailleurs vous expliquerque tout autour de ce gouffre, qui s’est sans aucun doute creusé ily a très longtemps, sous l’action de forces volcaniques, s’étendune crête élevée, un plateau étroit, qui ne se trouve qu’à troiscents brasses au-dessous de la surface de la mer.

– Trois cents brasses ! Plus de cinqcents mètres !

– Oui. En gros, cinq cents mètres. Monintention est que nous soyons déposés dans notre petit observatoireétanche sur ce plateau sous-marin. Là nous nous livrerons à toutesles observations possibles. Un tube acoustique nous reliant aunavire nous permettra de transmettre nos directives. L’affaire nedevrait pas soulever de difficultés. Quand nous voudrons remonter,nous n’aurons qu’à le dire.

– Et l’air ?

– Une pompe nous en enverra.

– Mais il fera complètement noir !

– J’en ai peur. Les expériences de Fol et deSarasin dans le lac de Genève montrent que les rayons ultravioletseux-mêmes font défaut à cette profondeur. Mais qu’importe ?Nous serons approvisionnés en lumière par la puissante énergieélectrique des machines du navire, à laquelle s’ajouteront sixpiles sèches Hellesens de deux volts qui, reliées ensemble, nousprocureront un courant de douze volts. Cela, plus une lampe Lucasde signalisation de l’armée que nous utiliserons comme réflecteurmobile, devrait suffire. Pas d’autres objections ?

– Et si nos tubes d’air fonctionnentmal ?

– Pourquoi fonctionneraient-ils mal ? Enréserve, j’emporte de l’air comprimé en bouteilles : ellesnous prolongeraient d’au moins vingt-quatre heures. Alors, vousai-je rassuré ? M’accompagnerez-vous ?

Ce n’était pas une décision facile. Le cerveautravaille vite, et l’imagination est bougrement alerte. Déjà je mereprésentais cette boîte noire au sein des profondeurs vierges, jem’imaginais respirer un air malsain, je croyais voir les cloisonsfléchir, se ployer vers l’intérieur, se fendre aux jointures avecl’eau jaillissant par tous les trous de rivets et grimpant àl’assaut de nos corps. Notre mort serait lente, terrible !…Mais j’ai levé les yeux, et j’ai vu le regard farouche du vieilhomme fixé sur moi avec l’exaltation d’un martyr de la science.Contagieuse, cette sorte d’enthousiasme ! Folie ?Peut-être ! Mais au moins folie noble, désintéressée !Cette grande flamme m’a embrasé. Je me suis levé d’un bond, la maintendue.

– Docteur, vous pouvez compter sur moijusqu’au bout !

– Je le savais, m’a-t-il répondu. Ce n’est paspour vos quelques notions scientifiques que je vous ai choisi, monjeune ami…

Et il a ajouté dans un sourire :

– … Ni pour votre intimité avec les crabespélagiques. D’autres qualités me sont plus immédiatementutiles : la loyauté et le courage.

Sur ce petit morceau de sucre il m’a renvoyé,avec mon avenir engagé et tous mes projets à vau-l’eau. Mais ledernier courrier va partir. On appelle pour la poste. Ou bien vousn’entendrez plus jamais parler de moi, mon cher Talbot, ou bienvous recevrez une lettre qui vaudra la peine d’être lue. Si vousn’avez plus de mes nouvelles, vous pourrez toujours acheter unepierre tombale flottante, et la lancer quelque part au sud desCanaries avec l’inscription suivante : « Ici, ou dans lesenvirons, repose tout ce que les poissons ont laissé de monami,

Cyrus J. Headley. »

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Le deuxième document de l’affaire estl’inintelligible message par sans-fil qui a été capté par plusieursnavires, parmi lesquels le steamer Arroya. Reçu à 15heures le 3 octobre 1926, il a donc été diffusé deux joursseulement après que le Strafford ait quitté la GrandeCanarie, ainsi qu’en témoigne la lettre ci-dessus. Or cette datecorrespond bien au jour où le petit bateau norvégien a vu sombrerun steamer dans une tempête à trois cents kilomètres au sud-ouestde Porta de la Luz. Ce message était conçu comme suit :

« Navire couché. Craignons notre positionsans espoir. Avons déjà perdu Maracot, Headley, Scanlan. Situationincompréhensible. Mouchoir Headley au bout de la sonde grandsfonds. Que Dieu nous aide !

S. S. Strafford. »

Tel a été le dernier message, incohérent, émispar l’infortuné navire ; la phrase relative au mouchoir a étéattribuée à un accès de délire de l’opérateur. L’ensembleparaissait néanmoins décisif.

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L’explication (en admettant qu’elle puisseêtre acceptée pour telle) de toute l’affaire réside dans le récittrouvé à l’intérieur de la boule vitreuse. Mais il vaudrait mieuxcommencer par ajouter quelques détails au très bref compte rendupublié dans la presse sur la découverte de la boule. Je lesemprunte au journal de navigation de l’ArabellaKnowles, capitaine Amos Green, qui transportait unchargement de charbon de Cardiff à Buenos Aires. Je recopie lejournal sans en changer un mot.

« Mercredi 5 janvier 1927. Lat. 27° 14’.Long. 28° W. Temps calme. Ciel bleu avec touffes de cirrus. Mercomme du verre. Au deuxième coup de cloche du quart du milieu, lepremier lieutenant a déclaré avoir vu un objet brillant jaillirhors de la mer et retomber. Il a d’abord cru qu’il s’agissait d’unpoisson bizarre ; mais en l’examinant à la lunette il s’estaperçu que c’était un globe argenté, ou une boule qui était silégère qu’elle reposait, plus qu’elle ne flottait, à la surface del’eau. J’ai été averti et je l’ai vue : elle était aussigrosse qu’un ballon de football ; elle brillait à undemi-mille sur notre tribord. J’ai fait arrêter les machines, j’aiordonné au chef d’équipage de descendre le canot ; il est allépêcher l’objet et l’a rapporté à bord.

« L’examen a révélé que c’était une boulefaite d’un verre très résistant et rempli d’une substance si légèreque lorsqu’on la lançait en l’air, elle demeurait en suspensioncomme un ballon rouge d’enfant. Elle était presque transparente, etnous pouvions voir à l’intérieur quelque chose qui ressemblait à unrouleau de papier… Sa matière était néanmoins si dure que nousavons eu beaucoup de mal pour la briser et en extraire le contenu.Un marteau n’ayant donné aucun résultat, il a fallu que le chefmécanicien la pince dans la course de la machine pour que nouspuissions la casser. J’ai le regret de dire qu’elle s’est réduiteen une poussière étincelante, et qu’il a été impossible d’en garderun débris de taille suffisante pour le faire analyser. Nous avonstoutefois récupéré le papier ; après l’avoir parcouru, nousavons conclu qu’il était d’une grande importance, et nous avonsl’intention de le remettre au consul d’Angleterre quand nousatteindrons le Rio de la Plata. Voilà trente-cinq ans que je suismarin ; c’est l’aventure la plus étrange qui me soit arrivée.Je laisse à plus savant que moi le soin d’en tirer lasignification. »

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Voici donc maintenant le nouveau récit deCyrus J. Headley, que nous reproduisons textuellement.

À qui suis-je en train d’écrire ? Hébien, je suppose que c’est à l’univers entier ; mais commecette adresse est un peu vague, je songe à mon ami Sir JamesTalbot, de l’Université d’Oxford, pour la simple raison que madernière lettre lui était destinée et que celle-ci peut êtreconsidérée comme une suite. Il y a quatre-vingt-dix-neuf chancessur cent pour que la boule, même si elle parvient à la lumière dujour et si elle n’est pas avalée au passage par un requin, sepromène de vague en vague sans être jamais repérée par un marin.N’importe : l’essai en vaut la peine. Maracot en a expédié unedeuxième. Il se peut donc que grâce à lui ou à moi, le mondeapprenne notre merveilleuse histoire. Le monde nouscroira-t-il ? C’est une autre affaire. Tout de même, quand deshabitants de la Terre examineront la boule avec son enveloppevitreuse et découvriront le gaz lévigène qu’elle renferme, ilsverront bien qu’ils ont là quelque chose sortant de l’ordinaire. Entout cas, vous, Talbot, vous ne ferez pas une boulette de ce papiersans l’avoir lu.

Si quelqu’un désirait savoir l’origine et lebut de notre aventure, il n’aurait qu’à se reporter à la lettre queje vous ai écrite le 1er octobre de l’an dernier, justeavant de quitter Porta de la Luz. Par saint George ! Si jem’étais douté de ce que le destin nous tenait en réserve, je croisque je me serais glissé dans la vedette du courrier ce soir-là. Etpourtant… Oui, hé bien, sachant ce que je sais, je serais demeuréavec le docteur jusqu’au bout. Tout bien réfléchi, oui, je lejure !

Je vais maintenant relater mes aventuresdepuis notre départ de la Grande Canarie.

Dès que le port s’est fondu dans la brume, levieux Maracot s’est mis à cracher des flammes. L’heure de l’actionavait sonné : toute l’énergie de l’homme, contenue depuis silongtemps, s’est embrasée. Ah, je vous jure qu’il a pris le navireen mains, nous tous compris, et qu’il a plié les hommes et leschoses à sa volonté ! Le savant distrait, sec, plus ou moinstimbré avait disparu : nous étions commandés par une machinehumaine électrique qui crépitait de vitalité et qu’animait uneformidable énergie intérieure. Derrière de grosses lunettes sesyeux brillaient comme des flammes dans une lanterne. Il donnaitl’impression d’être partout à la fois, calculant ses distances surla carte, comparant ses relevés avec ceux du pilote, bousculantBill Scanlan, m’accablant de cent besognes invraisemblables, maisle tout avec une méthode parfaite et dans un but bien défini. Il arévélé des connaissances inattendues en électricité et enmécanique. Il consacrait beaucoup de temps à travailler àl’assemblage de la cage que Scanlan, sous sa supervision,confectionnait en ajustant les pièces détachées que nous avionsvues dans la cale.

– Dites donc, Monsieur Headley, c’estépatant ! m’a déclaré Bill le surlendemain matin. Venezvoir ! Le doc est un champion, en mécanique de précision.

J’ai été désagréablement impressionné, commesi je regardais mon cercueil, Mais tout de même j’ai dû convenirque le mausolée était rudement bien conçu. Le plancher avait étéagrafé aux quatre parois d’acier et les hublots vissés au centre dechaque cloison. On accédait dans la cage par deux petites trappes,l’une sur le toit, l’autre sur la base. Un câble d’acier, mincemais très robuste, la soutenait : il passait sur un tambour etil était filé ou roulé par la machine puissante que nous utilisionspour nos chaluts de pêche de grands fonds ; il avait huitcents mètres de long, et son ballant était enroulé autour desbittes sur le pont. Les tubes d’air caoutchoutés, de la mêmelongueur, étaient reliés au tube acoustique et au fil quitransmettait aux lampes électriques l’énergie des batteries dunavire ; en supplément nous disposions d’une installationautonome.

Au soir du deuxième jour après notre départ,les machines ont été stoppées. Le baromètre était bas ; ungros nuage noir se levant au-dessus de l’horizon annonçait desennuis prochains. En vue, un seul petit bateau battant pavillonnorvégien ; j’ai remarqué qu’il avait serré les ris comme sison équipage s’attendait à du mauvais temps. Pour l’heurecependant, les conditions atmosphériques étaient propices, et leStrafford roulait gentiment sur un océan bleu foncé, ça etlà coiffé de blanc par le souffle des vents alizés. Bill Scanlan apénétré dans mon laboratoire ; il était très énervé.

– Dites donc, Monsieur Headley, on a descendule dispositif machin dans le fond du navire. Croyez-vous que lepatron va descendre dedans ?

– Tout à fait sûr, Bill. Et moi, jel’accompagne.

– Vous êtes cinglés, tous les deux, c’estsûr ! Seulement moi, je me sentirais un tantinet dégonflé sije vous laissais descendre seuls.

– Ce n’est pas votre boulot, Bill,voyons !

– Hé bien, figurez-vous que si. Je serais unvrai jaune, jaune comme un Chinetoque avec la jaunisse, si je vouslaissais tomber ! Les Merribank m’ont expédié ici pourm’occuper de leur cage. Si leur cage descend jusqu’au fond de laflotte, il faut bien que je la suive. Là où va ce joujou d’acier,c’est l’adresse de Bill Scanlan ; et tant pis si seslocataires sont mabouls !

Il était inutile de discuter plus avant. Notrepetit Suicide Club a donc compté un membre de plus. Nous n’avionsqu’à attendre les ordres.

Toute la nuit on a travaillé ferme pour lamise au point, et c’est après un petit déjeuner fort matinal quenous sommes descendus dans la cale, prêts à l’aventure.

La cage d’acier avait été abaissée àmi-hauteur dans le double fond. Nous y sommes entrés l’un aprèsl’autre par la trappe supérieure ; celle-ci a été fermée etvissée derrière nous. Lugubre, le capitaine Howie nous avait serréla main lorsque nous étions successivement passés devant lui. Onnous a abaissés d’un mètre ou deux, le volet a été tiré au-dessusde nos têtes, et on a ouvert une vanne pour vérifier l’étanchéitéde la cage. La cage a bien supporté ce premier contact avecl’eau ; les joints étaient parfaitement ajustés ; nousn’avons décelé aucun signe d’infiltration. Le battant inférieur dela cale s’est ouvert : nous nous sommes alors trouvés ensuspension dans l’océan au-dessous du niveau de la quille.

Pour dire vrai nous avions pour cage unepetite chambre fort douillette, et j’ai été émerveillé de laprévoyance et de l’organisation qui avaient présidé à sonaménagement. L’éclairage électrique n’était pas allumé, mais lesoleil semi-tropical brillait à travers l’eau verte à chaquehublot. Des petits poissons scintillaient comme des fils d’argentsur ce fond d’émeraude. À l’intérieur de la cage un canapé faisaitle tour des parois, où étaient suspendus un cadran bathymétrique,un thermomètre et divers instruments. Sous le canapé, desbouteilles d’air comprimé nous approvisionneraient en oxygène pourle cas où les tubes reliés au navire fonctionneraient mal ;ces tubes débouchaient au-dessus de nos têtes, et à côté pendait letube acoustique. Nous entendions au-dehors la voix endeuillée ducapitaine.

– Êtes-vous réellement décidés àdescendre ? a-t-il demandé.

– Très décidés ! a répondu le Professeuravec impatience. Vous nous descendrez lentement et vous laisserezquelqu’un de garde au téléphone. Je vous tiendrai au courant. Quandnous aurons atteint le fond, vous demeurerez sur place jusqu’à ceque je vous donne des instructions. Ne faites pas supporter aucâble une tension trop forte ; une descente à deux nœuds àl’heure devrait être tout à fait dans ses limites. Paré ?Alors, laissez aller !

Il a crié ces deux derniers mots, il les ahurlés comme un dément. Le moment suprême de son existence étaitarrivé ; tous les rêves qu’il caressait depuis longtempsallaient se réaliser. Pendant quelques instants, je me suis demandési nous n’étions pas à la merci d’un monomane enjôleur et rusé.Bill Scanlan a eu la même idée : il m’a lancé un regard debiais en l’accompagnant d’un sourire morose. Mais aussitôt aprèscette explosion sauvage, notre chef est redevenu lui-même.

Notre attention s’est d’ailleurs tournée versla merveilleuse et nouvelle aventure que chaque minute nousprodiguait. Lentement la cage s’enfonçait dans les profondeurs del’Océan. De vert clair, l’eau est devenue olive foncé. Puis le vertolive s’est transformé en un bleu magnifique, riche, grave, qui àson tour s’est progressivement épaissi en rouge pourpre. Nousdescendions de plus en plus bas : trente mètres, cinquantemètres, cent mètres. Les valves fonctionnaient à la perfection.Nous respirions aussi librement et aussi normalement que sur lepont du navire. L’aiguille faisait majestueusement le tour ducadran lumineux du bathymètre. Cent cinquante mètres. Deux centsmètres.

– Comment allez-vous ? a rugi une voixangoissée au-dessus de nous.

– Mieux que jamais ! a répondu Maracotdans le tube acoustique.

Mais la lumière décroissait. À un crépusculegris terne la nuit noire a rapidement succédé.

– Stop ! a crié notre chef.

Nous avons cessé de bouger et nous sommesrestés suspendus à deux cent vingt mètres au-dessous de la surfacede l’Océan. J’ai entendu le bruit sec de l’interrupteur ; uneglorieuse lumière dorée nous a inondés : se répandant del’autre côté de nos hublots, elle projetait de longues trouéesscintillantes dans l’immensité des eaux qui nous entouraient. Levisage collé aux vitres, nous avons été alors gratifiés d’unspectacle comme jamais homme n’en avait vu.

Jusqu’à ce moment précis, qu’avions-nous connude ces couches en profondeur ? Uniquement les quelquespoissons qui s’étaient montrés trop lents pour éviter notre chalutmaladroit, ou trop stupides pour échapper au filet de dragage. Or,voilà que se découvrait pour nous le monde de l’eau, tel qu’ilétait en réalité. Si la création a eu pour objet l’homme et sareproduction, il est incompréhensible que l’océan soit tellementplus peuplé que la terre. Dans Broadway un samedi soir, à LombardStreet un après-midi de semaine, il n’y a pas plus d’encombrementque dans les grands espaces marins qui s’étendaient devant nous.Nous avions dépassé les couches de surface où les poissons sontsoit incolores, soit bleus au-dessus et argentés au-dessous.Maintenant défilaient sous nos yeux des créatures marines dotéesdes couleurs et des formes les plus diverses que puisse exhiber lavie pélagique. Des leptocéphales délicats ou des larves d’anguillejaillissaient comme des sillons d’argent poli à travers le tunnelde lumière. Les murènes à forme de serpent, les lamproies desgrands fonds, tordues et repliées sur elles-mêmes, les ceratianoirs, tout piquants et bouche, se sauvaient devant notreintrusion. Parfois une seiche trapue traversait l’un de nosfaisceaux lumineux et nous observait de ses yeux humains,sinistres. Ou bien un cystome, un glaucus prêtait au décor soncharme floral. Un gros caranx a voulu forcer l’un de nos hublots,et il s’est lancé dessus à plusieurs reprises jusqu’à ce qu’unrequin de trois mètres l’engloutisse entre ses mâchoires béantes.Le docteur Maracot était en extase ; il avait un carnet denotes sur ses genoux ; il griffonnait ses observations qu’ilaccompagnait d’un monologue ininterrompu.

– Qu’est celui-là ? l’entendais-jemarmonner. Oui, oui, un lepidion, mais d’une espèce inconnue, pourautant que je puisse en juger. Regardez ce macroure, MonsieurHeadley : sa couleur ne ressemble absolument pas à celle duspécimen que nous avons ramené avec le filet.

Une fois seulement il a été pris de court. Unlong objet ovale animé d’une grande vitesse a glissé de haut en basdevant son hublot en laissant derrière lui une queue vibrante quise prolongeait à perte de vue au-dessus et au-dessous de nous.J’admets que j’ai été aussi intrigué que le Professeur ; c’estBill Scanlan qui a élucidé le mystère.

– Je parie que cet imbécile de John Sweeney ajeté sa sonde à côté de nous. Manière de plaisanterie, peut-être,pour que nous nous sentions moins seuls !

– Certainement ! dit Maracot en ricanant.Plumbus longicaudatus ! Une nouvelle espèce, Monsieur Headley,avec une queue en corde de piano et un plomb dans le nez. Quevoulez-vous ! Il faut bien qu’ils effectuent des sondages afinde nous maintenir au-dessus du plateau, qui est d’une taillelimitée. Tout va bien, capitaine ! a-t-il crié. Vous pouvezreprendre la descente.

Et la descente a recommencé. Le docteurMaracot a éteint l’électricité ; tout est redevenu d’un noird’encre à l’exception du cadran lumineux du bathymètre, quimesurait notre chute régulière. À part une légère oscillation, nousne nous rendions pour ainsi dire pas compte que nous bougions.Seule cette aiguille mouvante sur le cadran nous révélait notresituation périlleuse, inconcevable. À trois cent cinquante mètresde fond, l’air commençait incontestablement à se vicier :Scanlan a huilé la valve du tube d’expulsion, et nous nous sommessentis mieux. À cinq cents mètres, nous nous sommes arrêtés, etnous nous sommes balancés au milieu de l’Océan après avoir ralluménos lampes. Une grosse masse noire est passée près de nous ;nous n’avons pas pu déterminer si c’était un poisson-sabre, ou unrequin des grands fonds, ou un monstre d’une espèce inconnue. LeProfesseur s’est hâté d’éteindre.

– Voilà notre plus grand danger, a-t-ilexpliqué. Dans les profondeurs de l’Océan, il existe des bêtes dontla charge sur cette chambre d’acier ne nous laisserait pas plus dechances qu’à une ruche chargée par un rhinocéros.

– Des baleines, peut-être ? a ditScanlan.

– Les baleines peuvent plonger à une grandeprofondeur, a répondu le savant. Une baleine du Groënland a étéobservée pendant qu’elle plongeait perpendiculairement enentraînant quinze cents mètres de filin. Mais à moins d’êtreblessée ou épouvantée, aucune baleine ne descendrait si bas. Cedevait être un calmar géant. On en trouve à n’importe quelleprofondeur.

– J’imagine que les calmars sont trop mouspour nous faire du mal. Les rieurs seraient du côté du calmar s’ilperçait un trou dans l’acier nickelé de Merribank.

– Ils ont le corps mou, a répliqué leProfesseur. Mais le bec d’un gros calmar fendrait une barre de fer,et un seul coup de ce bec traverserait ce hublot aussi facilementque du parchemin.

Nous avons poursuivi notre descente. Et puisenfin, tout doucement, tout gentiment, nous nous sommes posés. Lechoc a été si insignifiant que nous nous en serions à peine aperçussi, rallumant l’électricité, nous n’avions vu de grands rouleaux ducâble autour de nous. Ces rouleaux représentaient un péril, car ilspouvaient s’emmêler avec nos tubes d’aération. Sur l’ordreimpérieux de Maracot, le câble a été aussitôt embarqué parl’équipage du navire. Le cadran indiquait six cents mètres. Nousreposions immobiles sur une crête volcanique au fond del’Atlantique.

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