Le Grand Chef des Aucas – Tome II

Le Grand Chef des Aucas – Tome II

de Gustave Aimard

Chapitre 1 CURUMILLA.

Afin de bien expliquer au lecteur la disparition miraculeuse de doña Rosario, nous sommes obligé de faire quelques pas en arrière,et de retourner auprès de Curumilla, au moment où l’Ulmen, après sa conversation avec Trangoil Lanec, s’était mis comme un bon limier sur la piste des ravisseurs de la jeune fille.

Curumilla était un guerrier aussi renommé pour sa prudence et sa sagesse dans les conseils, que pour son courage dans les combats.

La rivière traversée, il laissa entre les mains d’un péon qui l’avait accompagné jusque-là, son cheval qui, non-seulement lui devenait inutile, mais encore qui aurait pu lui être nuisible en décelant sa présence par le bruit retentissant de ses sabots sur le sol.

Les Indiens sont des cavaliers émérites, mais ils sont surtout des marcheurs infatigables. La nature les a doués d’une force de jarrets inouïe, ils possèdent au plus haut degré la science de ce pas gymnastique relevé et cadencé que, depuis quelques années, nous avons, en Europe et particulièrement en France, introduit dans la marche des troupes.

Ils accomplissent avec une célérité incroyable des trajets quedes cavaliers lancés à toute bride pourraient à peine fournir,coupant toujours en ligne droite, pour ainsi dire à vold’oiseau ; sans tenir compte des difficultés sans nombre quise dressent sur leur passage, aucun obstacle n’est assez grand pourentraver leur course.

Cette qualité, qu’eux seuls possèdent, les rend surtoutredoutables aux Hispano-Américains, qui ne peuvent atteindre cettefacilité de locomotion, et qui, en temps de guerre, les trouventtoujours devant eux au moment où ils s’y attendent le moins, etcela, presque toujours à des distances considérables des endroitsoù logiquement ils devraient être.

Curumilla, après avoir étudié avec soin les empreintes laisséespar les ravisseurs, devina du premier coup la route qu’ils avaientprise et le lieu où ils se rendaient.

Il ne s’amusa pas à les suivre, ce qui lui aurait fait perdrebeaucoup de temps ; au contraire, il résolut de les couper etde les attendre dans un coude qu’il connaissait et où il lui seraitfacile de les compter et peut-être de sauver la jeune fille.

Cette résolution arrêtée, l’Ulmen prit sa course.

Il marcha plusieurs heures sans se reposer, l’œil et l’oreilleau guet, sondant les ténèbres, écoutant patiemment les bruits dudésert.

Ces bruits qui, pour nous autres blancs, sont lettre morte, ontpour les Indiens, habitués à les interroger, chacun unesignification spéciale à laquelle ils ne se trompent jamais ;ils les analysent, les décomposent et apprennent souvent par cemoyen des choses que leurs ennemis ont le plus grand intérêt à leurcacher.

Tout inexplicable que ce fait paraisse au premier abord, il estsimple.

Il n’existe pas de bruit sans cause au désert.

Le vol des oiseaux, la passée d’une bête fauve, le bruissementdes feuilles, le roulement d’une pierre dans un ravin, l’ondulationdes hautes herbes, le froissement des branches dans les halliers,sont pour l’Indien autant d’indices précieux.

À un certain endroit qu’il connaissait, Curumilla se coucha àplat ventre sur le sol, derrière un bloc de rochers, et seconfondit immobile avec les herbes et les broussailles quibordaient la route.

Il demeura ainsi plus d’une heure, sans faire le moindremouvement.

Quiconque l’eût aperçu, l’eût pris pour un cadavre.

L’ouïe exercée de l’Indien, toujours en éveil, perçut enfin dansl’éloignement le bruit sourd du sabot des mules et des chevauxheurtant contre la pierre sèche et sonore. Ce bruit se rapprocha deplus en plus ; bientôt, à deux longueurs de lance du rocherderrière lequel il s’était mis en embuscade, l’Ulmen aperçut unevingtaine de cavaliers qui cheminaient lentement dans l’ombre.

Les ravisseurs, rassurés par leur nombre, et se croyant à l’abride tout danger, marchaient avec la plus parfaite sécurité.

L’Indien leva doucement la tête, s’appuya sur les mains, lessuivit avidement du regard, et attendit.

Ils passèrent sans le voir.

À quelques pas en arrière de la troupe, un cavalier venait seul,suivant nonchalamment le pas cadencé de son cheval. Sa tête tombaitparfois sur sa poitrine et sa main ne retenait que faiblement lesrênes.

Il était évident que cet homme sommeillait sur sa monture.

Une idée subite traversa comme un éclair le cerveau deCurumilla.

Se ramassant sur lui-même, il raidit ses jarrets de fer, etbondissant comme un tigre, il sauta en croupe du cavalier.

Avant que celui-ci, surpris par cette attaque imprévue, eût letemps de pousser un cri, il lui serra la gorge de façon à le mettreprovisoirement dans l’impossibilité d’appeler à son aide.

En un clin d’œil, le cavalier fut bâillonné et jeté sur lesol ; puis, s’emparant du cheval, Curumilla l’attacha à unbuisson et revint auprès de son prisonnier.

Celui-ci, avec ce courage stoïque et dédaigneux particulier auxaborigènes de l’Amérique, se voyant vaincu, n’essaya pas unerésistance inutile ; il regarda son vainqueur avec un sourirede mépris et attendit qu’il lui adressât la parole.

– Oh ! fit Curumilla, qui, en se penchant vers lui, lereconnut, Joan !

– Curumilla ! répondit l’autre.

– Hum ! murmura l’Ulmen à part lui, j’aurais préféréque ce fût un autre. Que fait donc mon frère sur cette route ?demanda-t-il à haute voix.

– Qu’est-ce que cela importe à mon frère ? ditl’Indien, répondant à une question par une autre.

– Ne perdons pas un temps précieux, reprit le chef endégainant son couteau, que mon frère parle !

Joan tressaillit, un frisson d’épouvante parcourut ses membres àl’éclair bleuâtre jeté par la lame longue et aiguë du couteau.

– Que le chef interroge ! dit-il d’une voixétranglée.

– Où va mon frère ?

– À la tolderia de San-Miguel.

– Bon ! et pourquoi mon frère va-t-il là ?

– Pour remettre entre les mains de la sœur du grand toquiune femme que, ce matin, nous avons prise en malocca.

– Qui vous a ordonné ce rapt ?

– Celle que nous allons rejoindre.

– Qui dirigeait cette malocca ?

– Moi.

– Bon ! où cette femme attend-elle laprisonnière ?

– Je l’ai dit au chef : à la tolderia deSan-Miguel.

– Dans quelle casa ?

– Dans la dernière, celle qui est un peu séparée desautres.

– Bien ! que mon frère change de poncho et de chapeauavec moi.

L’Indien obéit sans observation.

Lorsque l’échange fut effectué, Curumilla reprit :

– Je pourrais tuer mon frère ; la prudence exigeraitmême que je le fisse, mais la pitié est entrée dans mon cœur ;Joan a des femmes et des enfants, c’est un des braves guerriers desa tribu, si je lui laisse la vie, me sera-t-ilreconnaissant ?

L’Indien croyait mourir. Cette parole lui rendit l’espérance. Cen’était pas un méchant homme au fond, l’Ulmen le connaissait bien,il savait qu’il pouvait compter sur sa promesse.

– Mon père tient ma vie entre ses mains, répondit Joan,s’il ne la prend pas aujourd’hui, je resterai son débiteur, je meferai tuer sur un signe de lui.

– Fort bien ! dit Curumilla, en repassant son couteaudans sa ceinture, mon frère peut se relever, un chef a saparole.

L’Indien bondit sur ses pieds et baisa avec ferveur la main del’homme qui l’épargnait.

– Qu’ordonne mon père ? dit-il.

– Mon frère va se rendre en toute hâte à la tolderia queles Huincas nomment Valdivia. Il ira trouver don Tadeo, le GrandAigle des blancs, et lui rapportera ce qui s’est passé entre nous,en ajoutant que je sauverai la prisonnière ou que je mourrai.

– C’est tout ?

– Oui. Si le Grand Aigle a besoin des services de monfrère, il se mettra sans hésiter à sa disposition. Adieu ! QuePillian guide mon frère, et qu’il se souvienne que je n’ai pasvoulu prendre sa vie qui m’appartenait !

– Joan se souviendra ! répondit l’Indien.

Sur un signe de Curumilla, il se courba dans les hautes herbes,rampa comme un serpent et disparut dans la direction deValdivia.

Le chef, sans perdre un instant, se mit en selle, piqua des deuxet ne tarda pas à rejoindre la petite troupe des ravisseurs quicontinuait à cheminer paisiblement, sans se douter de lasubstitution qui venait de s’opérer.

C’était Curumilla qui, en transportant la jeune fille dans lecuarto de la masure, avait murmuré à son oreille :

– Espoir et courage !

Ces trois mots qui, en l’avertissant qu’un ami veillait surelle, lui avaient rendu les forces nécessaires pour la lutte qui lamenaçait.

Après l’arrivée inopinée de Antinahuel, lorsque, sur l’ordre dedoña Maria, Curumilla eut fait sortir la prisonnière, au lieu de lareconduire dans le cuarto où primitivement elle avait attendu, illui jeta un poncho sur les épaules afin de la déguiser.

– Suivez-moi, lui dit-il à voix basse, marchezhardiment : je vais essayer de vous sauver.

La jeune fille hésita. Elle redoutait un piège.

L’Ulmen la comprit.

– Je suis Curumilla, reprit-il rapidement, un des Ulmènesdévoués aux deux Français amis de don Tadeo.

Doña Rosario tressaillit imperceptiblement.

– Marchez ! répondit-elle d’une voix ferme, quoi qu’ilarrive, je vous suivrai !

Ils sortirent de la hutte.

Les Indiens, dispersés ça et là, ne les remarquèrent pas ;ils causaient entre eux des événements de la journée.

Les deux fugitifs marchèrent dix minutes sans échanger unmot.

Bientôt le village se fondit dans l’ombre.

Curumilla s’arrêta.

Deux chevaux sellés et bridés étaient attachés derrière unbuisson de cactus.

– Ma sœur se sent-elle assez forte pour monter à cheval etfournir une longue course ? dit-il.

– Pour échapper à mes persécuteurs, répondit-elle d’unevoix entre-coupée, je me sens la force de tout faire.

– Bon ! fit Curumilla, ma sœur est courageuse. SonDieu l’aidera !

– C’est en lui seul que j’ai placé mon espoir,soupira-t-elle tristement.

– À cheval et partons ! les minutes sont dessiècles !

Ils se mirent en selle et lâchèrent la bride à leurs chevaux quipartirent avec une rapidité extrême, sans que le bruit de leurs pasrésonnât sur la terre.

Curumilla avait enveloppé les pieds des chevaux avec desmorceaux de peau de mouton.

La jeune fille ne put retenir un soupir de bonheur en se sentantlibre, sous la protection d’un ami dévoué.

Les fugitifs couraient à fond de train dans une directiondiamétralement opposée à celle qu’ils auraient dû suivre pourretourner à Valdivia.

La prudence exigeait qu’ils ne reprissent pas encore une routeoù, selon toutes les probabilités, on les chercherait d’abord.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer