Le Grand Meaulnes

Chapitre 2Nous tombons dans une embuscade

Nous partîmes sur la neige, dans un silence absolu.

Meaulnes marchait en avant, projetant la lueur en éventail de salanterne grillagée… À peine sortions-nous par le grand portail que,derrière la bascule municipale, qui s’adossait au mur de notrepréau, partirent d’un seul coup, comme perdreaux surpris, deuxindividus encapuchonnés. Soit moquerie, soit plaisir causé parl’étrange jeu qu’ils jouaient là, soit excitation nerveuse et peurd’être rejoints, ils dirent en courant deux ou trois parolescoupées de rires.

Meaulnes laissa tomber sa lanterne dans la neige, en me criant:

« Suis-moi, François !… »

Et laissant là les deux hommes âgés incapables de soutenir unepareille course, nous nous lançâmes à la poursuite des deux ombres,qui, après avoir un instant contourné le bas du bourg, en suivantle chemin de la Vieille-Planche, remontèrent délibérément versl’église. Ils couraient régulièrement sans trop de hâte et nousn’avions pas de peine à les suivre. Ils traversèrent la rue del’église où tout était endormi et silencieux, et s’engagèrentderrière le cimetière dans un dédale de petites ruelles etd’impasses.

C’était là un quartier de journaliers, de couturières et detisserands, qu’on nommait les Petits-Coins.

Nous le connaissions assez mal et nous n’y étions jamais venusla nuit. L’endroit était désert le jour : les journaliers absents,les tisserands enfermés ; et durant cette nuit de grandsilence il paraissait plus abandonné, plus endormi encore que lesautres quartiers du bourg. Il n’y avait donc aucune chance pour quequelqu’un survînt et nous prêtât main-forte.

Je ne connaissais qu’un chemin, entre ces petites maisons poséesau hasard comme des boîtes en carton, c’était celui qui menait chezla couturière qu’on surnommait « la Muette ». On descendait d’abordune pente assez raide, dallée de place en place, puis après avoirtourné deux ou trois fois, entre des petites cours de tisserands oudes écuries vides, on arrivait dans une large impasse fermée parune cour de ferme depuis longtemps abandonnée. Chez la Muette,tandis qu’elle engageait avec ma mère une conversation silencieuse,les doigts frétillants, coupée seulement de petits cris d’infirme,je pouvais voir par la croisée le grand mur de la ferme, qui étaitla dernière maison de ce côté du faubourg, et la barrière toujoursfermée de la cour sèche, sans paille, où jamais rien ne passaitplus…

C’est exactement ce chemin que les deux inconnus suivirent. Àchaque tournant nous craignions de les perdre, mais, à ma surprise,nous arrivions toujours au détour de la ruelle suivante avantqu’ils l’eussent quittée. Je dis : à ma surprise, car le fait n’eûtpas été possible, tant ces ruelles étaient courtes, s’ils n’avaientpas, chaque fois, tandis que nous les avions perdus de vue, ralentileur allure.

Enfin, sans hésiter, ils s’engagèrent dans la rue qui menaitchez la Muette, et je criai à Meaulnes :

« Nous les tenons, c’est une impasse ! »

À vrai dire, c’étaient eux qui nous tenaient… Ils nous avaientconduits là où ils avaient voulu. Arrivés au mur, ils seretournèrent vers nous résolument et l’un des deux lança le mêmecoup de sifflet que nous avions déjà par deux fois entendu, cesoir-là.

Aussitôt une dizaine de gars sortirent de la cour de la fermeabandonnée où ils semblaient avoir été postés pour nous attendre.Ils étaient tous encapuchonnés, le visage enfoncé dans leurscache-nez…

Qui c’était, nous le savions d’avance, mais nous étions bienrésolus à n’en rien dire à M. Seurel que nos affaires neregardaient pas. Il y avait Delouche, Denis, Giraudat et tous lesautres. Nous reconnûmes dans la lutte leur façon de se battre etleurs voix entrecoupées. Mais un point demeurait inquiétant etsemblait presque effrayer Meaulnes : il y avait là quelqu’un quenous ne connaissions pas et qui paraissait être le chef…

Il ne touchait pas Meaulnes : il regardait manœuvrer ses soldatsqui avaient fort à faire et qui, traînés dans la neige, déguenillésdu haut en bas s’acharnaient contre le grand gars essoufflé. Deuxd’entre eux s’étaient occupés de moi, m’avaient immobilisé avecpeine, car je me débattais comme un diable.

J’étais par terre, les genoux pliés, assis sur les talons ;on me tenait les bras joints par derrière, et je regardais la scèneavec une intense curiosité mêlée d’effroi.

Meaulnes s’était débarrassé de quatre garçons du Cours qu’ilavait dégrafés de sa blouse en tournant vivement sur lui-même et enles jetant à toute volée dans la neige… Bien droit sur ses deuxjambes, le personnage inconnu suivait avec intérêt, mais trèscalme, la bataille, répétant de temps à autre d’une voix nette:

« Allez… Courage… Revenez-y… Go on, my boys… »

C’était évidemment lui qui commandait… D’où venait-il ? Oùet comment les avait-il entraînés à la bataille ? Voilà quirestait un mystère pour nous. Il avait, comme les autres, le visageenveloppé dans un cache-nez, mais lorsque Meaulnes, débarrassé deses adversaires, s’avança vers lui, menaçant, le mouvement qu’ilfit pour y voir bien clair et faire face à la situation découvritun morceau de linge blanc qui lui enveloppait la tête à la façond’un bandage.

C’est à ce moment que je criai à Meaulnes :

« Prends garde par derrière ! il y en a un autre. »

Il n’eut pas le temps de se retourner que, de la barrière àlaquelle il tournait le dos, un grand diable avait surgi et,passant habilement son cache-nez autour du cou de mon ami, lerenversait en arrière.

Aussitôt les quatre adversaires de Meaulnes qui avaient piqué lenez dans la neige revenaient à la charge pour lui immobiliser braset jambes, lui liaient les bras avec une corde, les jambes avec uncache-nez, et le jeune personnage à la tête bandée fouillait dansses poches… Le dernier venu, l’homme au lasso, avait allumé unepetite bougie qu’il protégeait de la main, et chaque fois qu’ildécouvrait un papier nouveau, le chef allait auprès de ce lumignonexaminer ce qu’il contenait, déplia enfin cette espèce de cartecouverte d’inscriptions à laquelle Meaulnes travaillait depuis sonretour et s’écria avec joie : « Cette fois nous l’avons. Voilà leplan ! Voilà le guide ! Nous allons voir si ce monsieurest bien allé où je l’imagine… »

Son acolyte éteignit la bougie. Chacun ramassa sa casquette ousa ceinture. Et tous disparurent silencieusement comme ils étaientvenus, me laissant libre de délier en hâte mon compagnon.

« Il n’ira pas très loin avec ce plan-là » dit Meaulnes en selevant.

Et nous repartîmes lentement, car il boitait un peu. Nousretrouvâmes sur le chemin de l’église M. Seurel et le père Pasquier:

« Vous n’avez rien vu ? dirent-ils… Nous non plus !»

Grâce à la nuit profonde ils ne s’aperçurent de rien. Le bouchernous quitta et M. Seurel rentra bien vite se coucher.

Mais nous deux, dans notre chambre, là-haut, à la lueur de lalampe que Millie nous avait laissée, nous restâmes longtemps àrafistoler nos blouses décousues, discutant à voix basse sur ce quinous était arrivé, comme deux compagnons d’armes le soir d’unebataille perdue…

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