Le Grand Meaulnes

Chapitre 5L’homme aux espadrilles

Cette nuit-là, vers trois heures du matin, la veuve Delouche,l’aubergiste qui habitait dans le milieu du bourg, se leva pourallumer son feu. Dumas, son beau-frère, qui habitait chez elle,devait partir en route à quatre heures, et la triste bonne femmedont la main droite était recroquevillée par une brûlure ancienne,se hâtait dans la cuisine obscure pour préparer le café. Il faisaitfroid. Elle mit sur sa camisole un vieux fichu, puis tenant d’unemain sa bougie allumée, abritant la flamme de l’autre main – lamauvaise – avec son tablier levé, elle traversa la cour encombréede bouteilles vides et de caisses à savon, ouvrit pour y prendre dupetit bois la porte du bûcher qui servait de cabane aux poules…Mais à peine avait-elle poussé la porte que, d’un coup de casquettesi violent qu’il fit ronfler l’air, un individu surgissant del’obscurité profonde éteignit la chandelle, abattit du même coup labonne femme et s’enfuit à toutes jambes, tandis que les poules etles coqs affolés menaient un tapage infernal.

L’homme emportait dans un sac – comme la veuve Deloucheretrouvant son aplomb s’en aperçut un instant plus tard – unedouzaine de ses poulets les plus beaux.

Aux cris de sa belle-sœur, Dumas était accouru. Il constata quele chenapan pour entrer, avait dû ouvrir avec une fausse clef laporte de la petite cour et qu’il s’était enfui, sans la refermer,par le même chemin.

Aussitôt, en homme habitué aux braconniers et aux chapardeurs,il alluma le falot de sa voiture, et le prenant d’une main, sonfusil chargé de l’autre, il s’efforça de suivre la trace du voleur,trace très imprécise – l’individu devait être chaussé d’espadrilles– qui le mena sur la route de La Gare puis se perdit devant labarrière d’un pré. Forcé d’arrêter là ses recherches, il releva latête, s’arrêta… et entendit au loin, sur la même route, le bruitd’une voiture lancée au grand galop, qui s’enfuyait…

De son côté, Jasmin Delouche, le fils de la veuve, s’était levéet, jetant en hâte un capuchon sur ses épaules, il était sorti enchaussons pour inspecter le bourg. Tout dormait, tout était plongédans l’obscurité et le silence profond qui précédent les premièreslueurs du jour. Arrivé aux Quatre-Routes, il entendit seulement –comme son oncle – très loin, sur la colline des Riaudes, le bruitd’une voiture dont le cheval devait galoper les quatre pieds levés.Garçon malin et fanfaron, il se dit alors comme il nous le répétaparla suite avec l’insupportable grasseyement des faubourgs deMontluçon :

« Ceux-là sont partis vers La Gare, mais il n’est pas dit que jen’en “chaufferai” pas d’autres, de l’autre côté du bourg. »

Et il rebroussa chemin vers l’église, dans le même silencenocturne.

Sur la place, dans la roulotte des bohémiens, il y avait unelumière. Quelqu’un de malade sans doute.

Il allait s’approcher, pour demander ce qui était arrivé,lorsqu’une ombre silencieuse, une ombre chaussée d’espadrilles,déboucha des Petits-Coins et accourut au galop, sans rien voir,vers le marchepied de la voiture…

Jasmin, qui avait reconnu l’allure de Ganache, s’avança soudaindans la lumière et demanda à mi-voix :

« Eh bien ! Qu’y a-t-il ? »

Hagard, échevelé, édenté, l’autre s’arrêta, le regarda, avec unrictus misérable causé par l’effroi et la suffocation, et réponditd’une haleine hachée :

« C’est le compagnon qui est malade… Il s’est battu hier soir etsa blessure s’est rouverte… Je viens d’aller chercher la sœur.»

En effet, comme Jasmin Delouche, fort intrigué, rentrait chezlui pour se recoucher, il rencontra, vers le milieu du bourg, unereligieuse qui se hâtait.

Au matin, plusieurs habitants de Sainte-Agathe sortirent sur leseuil de leurs portes avec les mêmes yeux bouffis et meurtris parune nuit sans sommeil.

Ce fut, chez tous, un cri d’indignation et, par le bourg, commeune traînée de poudre.

Chez Giraudat, on avait entendu, vers deux heures du matin, unecarriole qui s’arrêtait et dans laquelle on chargeait en hâte despaquets qui tombaient mollement. Il n’y avait, dans la maison, quedeux femmes et elles n’avaient pas osé bouger. Au jour, ellesavaient compris, en ouvrant la basse-cour, que les paquets enquestion étaient les lapins et la volaille…

Millie, durant la première récréation, trouva devant la porte dela buanderie plusieurs allumettes à demi brûlées. On en conclutqu’ils étaient mal renseignés sur notre demeure et n’avaient puentrer… Chez Perreux, chez Boujardon et chez Clément, on crutd’abord qu’ils avaient volé aussi les cochons, mais on les retrouvadans la matinée, occupés à déterrer des salades, dans différentsjardins. Tout le troupeau avait profité de l’occasion et de laporte ouverte pour faire une petite promenade nocturne… Presquepartout on avait enlevé la volaille, mais on s’en était tenu là.Mme Pignot, la boulangère, qui ne faisait pas d’élevage, cria bientoute la journée qu’on lui avait volé son battoir et une livred’indigo, mais le fait ne fut jamais prouvé, ni inscrit sur leprocès-verbal…

Cet affolement, cette crainte, ce bavardage durèrent tout lematin. En classe, Jasmin raconta son aventure de la nuit :

« Ah ! ils sont malins, disait-il. Mais si mon oncle enavait rencontré un, il l’a bien dit : Je le fusillais comme unlapin ! »

Et il ajoutait en nous regardant :

« C’est heureux qu’il n’ait pas rencontré Ganache, il étaitcapable de tirer dessus. C’est tous la même race, qu’il dit, etDessaigne le disait aussi. »

Personne cependant ne songeait à inquiéter nos nouveaux amis.C’est le lendemain soir seulement que Jasmin fit remarquer à sononcle que Ganache, comme leur voleur, était chaussé d’espadrilles.Ils furent d’accord pour trouver qu’il valait la peine de dire celaaux gendarmes. Ils décidèrent donc, en grand secret, d’aller dèsleur premier loisir au chef-lieu de canton prévenir le brigadier dela gendarmerie.

Durant les jours qui suivirent, le jeune bohémien, malade de sablessure légèrement rouverte, ne parut pas.

Sur la place de l’église, le soir, nous allions rôder, rien quepour voir sa lampe derrière le rideau rouge de la voiture. Pleinsd’angoisse et de fièvre, nous restions là, sans oser approcher del’humble bicoque, qui nous paraissait être le mystérieux passage etl’antichambre du Pays dont nous avions perdu le chemin.

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