Le Grand Meaulnes

Chapitre 7Le Bohémien enlève son bandeau

Enfin glissa lentement, entre les rideaux, la face sillonnée derides, tout écarquillée tantôt par la gaieté tantôt par ladétresse, et semée de pains à cacheter ! – d’un long pierroten trois pièces mal articulées, recroquevillé sur son ventre commepar une colique, marchant sur la pointe des pieds comme par excèsde prudence et de crainte, les mains empêtrées dans des manchestrop longues qui balayaient la piste.

Je ne saurais plus reconstituer aujourd’hui le sujet de sapantomime. Je me rappelle seulement que dès son arrivée dans lecirque, après s’être vainement et désespérément retenu sur lespieds, il tomba. Il eut beau se relever ; c’était plus fortque lui : il tombait.

Il ne cessait pas de tomber. Il s’embarrassait dans quatrechaises à la fois. Il entraînait dans sa chute une table énormequ’on avait apportée sur la piste.

Il finit par aller s’étaler par delà la barrière du cirquejusque sur les pieds des spectateurs. Deux aides, racolés dans lepublic à grand peine, le tiraient par les pieds et le remettaientdebout après d’inconcevables efforts. Et chaque fois qu’il tombait,il poussait un petit cri, varié chaque fois, un petit criinsupportable, où la détresse et la satisfaction se mêlaient àdoses égales. Au dénouement, grimpé sur un échafaudage de chaises,il fit une chute immense et très lente, et son ululement detriomphe strident et misérable durait aussi longtemps que sa chute,accompagné par les cris d’effroi des femmes.

Durant la seconde partie de sa pantomime, je revois, sans bienm’en rappeler la raison, « le pauvre pierrot qui tombe » sortantd’une de ses manches une petite poupée bourrée de son et mimantavec elle toute une scène tragi-comique. En fin de compte, il luifaisait sortir par la bouche tout le son qu’elle avait dans leventre. Puis, avec de petits cris pitoyables, il la remplissait debouillie et, au moment de la plus grande attention, tandis que tousles spectateurs, la lèvre pendante, avaient les yeux fixés sur lafille visqueuse et crevée du pauvre pierrot, il la saisit soudainpar un bras et la lança à toute volée, à travers les spectateurs,sur la figure de Jasmin Delouche, dont elle ne fit que mouillerl’oreille, pour aller ensuite s’aplatir sur l’estomac de MmePignot, juste au-dessous du menton. La boulangère poussa un telcri, elle se renversa si fort en arrière que toutes ses voisinesl’imitèrent si bien que le banc se rompit, et la boulangère,Fernande, la triste veuve Delouche et vingt autres s’effondrèrent,les jambes en l’air, au milieu des rires, des cris et desapplaudissements, tandis que le grand clown, abattu la face contreterre, se relevait pour saluer et dire : « Nous avons, Messieurs etMesdames, l’honneur de vous remercier ! »

Mais à ce moment même et au milieu de l’immense brouhaha, legrand Meaulnes, silencieux depuis le début de la pantomime et quisemblait plus absorbé de minute en minute, se leva brusquement, mesaisit par le bras, comme incapable de se contenir, et me cria : «Regarde le bohémien ! Regarde ! Je l’ai enfin reconnu.»

Avant même d’avoir regardé, comme si depuis longtemps,inconsciemment, cette pensée couvait en moi et n’attendait quel’instant d’éclore, j’avais deviné ! Debout auprès d’unquinquet, à l’entrée de la roulotte, le jeune personnage inconnuavait défait son bandeau et jeté sur ses épaules une pèlerine. Onvoyait, dans la lueur fumeuse, comme naguère à la lumière de labougie, dans la chambre du Domaine, un très fin, très aquilinvisage sans moustache. Pâle, les lèvres entre ouvertes, ilfeuilletait hâtivement une sorte de petit album rouge qui devaitêtre un atlas de poche. Sauf une cicatrice qui lui barrait la tempeet disparaissait sous la masse des cheveux, c’était, tel que mel’avait décrit minutieusement le grand Meaulnes, le fiancé duDomaine inconnu.

Il était évident qu’il avait ainsi enlevé son bandeau pour êtrereconnu de nous. Mais à peine le grand Meaulnes avait-il fait cemouvement et poussé ce cri, que le jeune homme rentrait dans laroulotte, après nous avoir jeté un coup d’œil d’entente et nousavoir souri, avec une vague tristesse, comme il souriaitd’ordinaire.

« Et l’autre ! disait Meaulnes avec fièvre, comment ne l’aije pas reconnu tout de suite ! C’est le pierrot de la fête,là-bas… »

Et il descendit les gradins pour aller vers lui. Mais déjàGanache avait coupé toutes les communications avec la piste ;un à un il éteignait les quatre quinquets du cirque, et nous étionsobligés de suivre la foule qui s’écoulait très lentement, canaliséeentre les bancs parallèles, dans l’ombre où nous piétinionsd’impatience.

Dès qu’il fut dehors enfin, le grand Meaulnes se précipita versla roulotte, escalada le marchepied, frappa à la porte, mais toutétait clos déjà. Déjà sans doute, dans la voiture à rideaux, commedans celle du poney, de la chèvre et des oiseaux savants, tout lemonde était rentré et commençait à dormir.

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