Le Grand Meaulnes

Chapitre 2Chez Florentin

Autant j’avais été un enfant malheureux et rêveur et fermé,autant je devins résolu et, comme on dit chez nous, « décidé »,lorsque je sentis que dépendait de moi l’issue de cette graveaventure.

Ce fut, je crois bien, à dater de ce soir-là que mon genou cessadéfinitivement de me faire mal.

Au Vieux-Nançay, qui était la commune du Domaine desSablonnières, habitait toute la famille de M. Seurel et enparticulier mon oncle Florentin, un commerçant chez qui nouspassions quelquefois la fin de septembre. Libéré de tout examen jene voulus pas attendre et j’obtins d’aller immédiatement voir mononcle. Mais je décidai de ne rien faire savoir à Meaulnes aussilongtemps que je ne serais pas certain de pouvoir lui annoncerquelque bonne nouvelle. À quoi bon en effet l’arracher à sondésespoir pour l’y replonger ensuite plus profondémentpeut-être ?

Le Vieux-Nançay fut pendant très longtemps le lieu du monde queje préférais, le pays des fins de vacances, où nous n’allions quebien rarement, lorsqu’il se trouvait une voiture à louer pour nousy conduire. Il y avait eu, jadis, quelque brouille avec la branchede la famille qui habitait là-bas, et c’est pourquoi sans douteMillie se faisait tant prier chaque fois pour monter en voiture.Mais moi, je me souciais bien de ces fâcheries !… Et sitôtarrivé, je me perdais et m’ébattais parmi les oncles, les cousineset les cousins, dans une existence faite de mille occupationsamusantes et de plaisirs qui me ravissaient.

Nous descendions chez l’oncle florentin et la tante Julie, quiavaient un garçon de mon âge, le cousin Firmin, et huit filles dontles aînées, Marie-Louise, Charlotte, pouvaient avoir dix-sept etquinze ans. Ils tenaient un très grand magasin à l’une des entréesde ce bourg de Sologne, devant l’église – un magasin universel,auquel s’approvisionnaient tous les châtelains-chasseurs de larégion, isolés dans la contrée perdue, à trente kilomètres de toutegare.

Ce magasin, avec ses comptoirs d’épicerie et de rouennerie,donnait par de nombreuses fenêtres sur la route et, par la portevitrée, sur la grande place de l’église. Mais, chose étrange,quoique assez ordinaire dans ce pays pauvre, la terre battue danstoute la boutique tenait lieu de plancher.

Par derrière, c’étaient six chambres, chacune remplie d’uneseule et même marchandise : la chambre aux chapeaux, la chambre aujardinage, la chambre aux lampes… que sais-je ? il mesemblait, lorsque j’étais enfant et que je traversais ce dédaled’objets de bazar, que je n’en épuiserais jamais du regard toutesles merveilles. Et, à cette époque encore, je trouvais qu’il n’yavait de vraies vacances que passées en ce lieu.

La famille vivait dans une grande cuisine dont la portes’ouvrait sur le magasin – cuisine où brillaient aux fins deseptembre de grandes flambées de cheminée, où les chasseurs et lesbraconniers qui vendaient du gibier à Florentin venaient de grandmatin se faire servir à boire, tandis que les petites filles, déjàlevées, couraient, criaient, se passaient les unes aux autres du «sent-y-bon » sur leurs cheveux lissés. Aux murs, de vieillesphotographies, de vieux groupes scolaires jaunis montraient monpère – on mettait longtemps à le reconnaître en uniforme – aumilieu de ses camarades d’École Normale…

C’est là que se passaient nos matinées ; et aussi dans lacour où Florentin faisait pousser des dahlias et élevait despintades, où l’on torréfiait le café, assis sur des boîtes àsavon ; où nous déballions des caisses remplies d’objetsdivers précieusement enveloppés et dont nous ne savions pastoujours le nom…

Toute la journée, le magasin était envahi par des paysans ou parles cochers des châteaux voisins. À la porte vitrée s’arrêtaient ets’égouttaient, dans le brouillard de septembre, des charrettes,venues du fond de la campagne. Et de la cuisine nous écoutions ceque disaient les paysannes, curieux de toutes leurs histoires…

Mais le soir, après huit heures, lorsqu’avec des lanternes onportait le foin aux chevaux dont la peau fumait dans l’écurie –tout le magasin nous appartenait !

Marie-Louise, qui était l’aînée de mes cousines mais une desplus petites, achevait de plier et de ranger les pries de drap dansla boutique ; elle nous encourageait à venir la distraire.Alors, Firmin et moi avec toutes les filles, nous faisionsirruption dans la grande boutique, sous les lampes d’auberge,tournant les moulins à café, faisant des tours de force sur lescomptoirs ; et parfois Firmin allait chercher dans lesgreniers, car la terre battue invitait à la danse, quelque vieuxtrombone plein de vert-de-gris…

Je rougis encore à l’idée que, les années précédentes, Mlle deGalais eût pu venir à cette heure et nous surprendre au milieu deces enfantillages… Mais ce fut un peu avant la tombée de la nuit,un soir de ce mois d’août, tandis que je causais tranquillementavec Marie-Louise et Firmin que je la vis pour la premièrefois.

Dès le soir de mon arrivée au Vieux-Nançay, j’avais interrogémon oncle Florentin sur le Domaine des Sablonnières.

« Ce n’est plus un Domaine, avait-il dit. On a tout vendu, etles acquéreurs, des chasseurs, ont fait abattre les vieux bâtimentspour agrandir leurs terrains de chasse ; la cour d’honneurn’est plus maintenant qu’une lande de bruyères et d’ajoncs. Lesanciens possesseurs n’ont gardé qu’une petite maison d’un étage etla ferme. Tu auras bien l’occasion de voir ici Mlle de Galais,c’est elle-même qui vient faire ses provisions, tantôt en selle,tantôt en voiture, mais toujours avec le même cheval, le vieuxBélisaire… C’est un drôle d’équipage ! »

J’étais si troublé que je ne savais plus quelle question poserpour en apprendre davantage.

« Ils étaient riches, pourtant ?

– Oui. Monsieur de Galais donnait des fêtes pour amuser sonfils, un garçon étrange, plein d’idées extraordinaires. Pour ledistraire, il imaginait ce qu’il pouvait. On faisait venir desParisiennes… des gars de Paris et d’ailleurs… Toutes lesSablonnières étaient en ruine, Mme de Galais près de sa fin, qu’ilscherchaient encore à l’amuser et lui passaient toutes sesfantaisies. C’est l’hiver dernier – non, l’autre hiver, qu’ils ontfait leur plus grande fête costumée. Ils avaient invité moitié gensde Paris et moitié gens de campagne. Ils avaient acheté ou loué desquantités d’habits merveilleux, des jeux, des chevaux, des bateaux.Toujours pour amuser Frantz de Galais. On disait qu’il allait semarier et qu’on fêtait là ses fiançailles. Mais il était bien tropjeune. Et tout a cassé d’un coup ; il s’est sauvé ; on nel’a jamais revu… La châtelaine morte, Mlle de Galais est restéesoudain toute seule avec son père, le vieux capitaine devaisseau.

– N’est-elle pas mariée ? demandai-je enfin.

– Non, dit-il, je n’ai entendu parler de rien. Serais-tu unprétendant ? »

Tout déconcerté, je lui avouai aussi brièvement, aussidiscrètement que possible, que mon meilleur ami, Augustin Meaulnes,peut-être, en serait un.

« Ah ! dit Florentin, en souriant, s’il ne tient pas à lafortune, c’est un joli parti… Faudra-t-il que j’en parle à monsieurde Galais ? il vient encore quelquefois jusqu’ici chercher dupetit plomb pour la chasse. Je lui fais toujours goûter ma vieilleeau-de-vie de marc. »

Mais je le priai bien vite de n’en rien faire, d’attendre. Etmoi-même je ne me hâtai pas de prévenir Meaulnes. Tant d’heureuseschances accumulées m’inquiétaient un peu. Et cette inquiétude mecommandait de ne rien annoncer à Meaulnes que je n’eusse au moinsvu la jeune fille.

Je n’attendis pas longtemps. Le lendemain, un peu avant ledîner, la nuit commençait à tomber ; une brume fraîche, plutôtde septembre que d’août, descendait avec la nuit. Firmin et moi,pressentant le magasin vide d’acheteurs un instant, nous étionsvenus voir Marie-Louise et Charlotte. Je leur avais confié lesecret qui m’amenait au Vieux-Nançay à cette date prématurée.Accoudés sur le comptoir ou assis les deux mains à plat sur le boisciré, nous nous racontions mutuellement ce que nous savions de lamystérieuse jeune fille – et cela se réduisait à fort peu de chose– lorsqu’un bruit de roues nous fit tourner la tête.

« La voici, c’est elle », dirent-ils à voix basse.

Quelques secondes après, devant la porte vitrée, s’arrêtaitl’étrange équipage. Une vieille voiture de ferme, aux panneauxarrondis, avec de petites galeries moulées, comme nous n’en avionsjamais vu dans cette contrée ; un vieux cheval blanc quisemblait toujours vouloir brouter quelque herbe sur la route, tantil baissait la tête pour marcher ; et sur le siège – je le disdans la simplicité de mon cœur, mais sachant bien ce que je dis –la jeune fille la plus belle qu’il y ait peut-être jamais eu aumonde.

Jamais je ne vis tant de grâce s’unir à tant de gravité. Soncostume lui faisait la taille si mince qu’elle semblait fragile. Ungrand manteau marron, qu’elle enleva en entrant, était jeté sur sesépaules. C’était la plus brave des jeunes filles, la plus frêle desfemmes.

Une lourde chevelure blonde pesait sur son front et sur sonvisage délicatement dessiné, finement modelé. Sur son teint trèspur, l’été avait posé deux taches de rousseur… Je ne remarquaiqu’un défaut à tant de beauté : aux moments de tristesse, dedécouragement ou seulement de réflexion profonde, ce visage si purse marbrait légèrement de rouge, comme il arrive chez certainsmalades gravement atteints sans qu’on le sache. Alors toutel’admiration de celui qui la regardait faisait place à une sorte depitié d’autant plus déchirante qu’elle surprenait davantage.

Voilà du moins ce que je découvrais, tandis qu’elle descendaitlentement de voiture et qu’enfin Marie-Louise, me présentant avecaisance à la jeune fille, m’engageait à lui parler.

On lui avança une chaise cirée et elle s’assit, adossée aucomptoir, tandis que nous restions debout.

Elle paraissait bien connaître et aimer le magasin.

Ma tante Julie, aussitôt prévenue, arriva, et le temps qu’elleparla, sagement, les mains croisées sur son ventre, hochantdoucement sa tête de paysanne commerçante coiffée d’un bonnetblanc, retarda le moment – qui me faisait trembler un peu – où laconversation s’engagerait avec moi…

Ce fut très simple.

« Ainsi, dit Mlle de Galais, vous serez bientôtinstituteur ? »

Ma tante allumait au-dessus de nos têtes la lampe de porcelainequi éclairait faiblement le magasin. Je voyais le doux visageenfantin de la jeune fille, ses yeux bleus si ingénus, et j’étaisd’autant plus surpris de sa voix si nette, si sérieuse. Lorsqu’ellecessait de parler, ses yeux se fixaient ailleurs, ne bougeaientplus en attendant la réponse, et elle tenait sa lèvre un peumordue.

« J’enseignerais, moi aussi, dit-elle, si M. de Galaisvoulait ! J’enseignerais les petits garçons, comme votre mère…»

Et elle sourit, montrant ainsi que mes cousins lui avaient parléde moi.

« C’est, continua-t-elle, que les villageois sont toujours avecmoi polis, doux et serviables. Et je les aime beaucoup. Mais aussiquel mérite ai-je à les aimer ? Tandis qu’avec l’institutrice,ils sont, n’est-ce pas ? chicaniers et avares. Il y a sanscesse des histoires de porte-plume perdus, de cahiers trop chers oud’enfants qui n’apprennent pas… Eh bien, je me débattrais avec euxet ils m’aimeraient tout de même. Ce serait beaucoup plusdifficile… »

Et, sans sourire, elle reprit sa pose songeuse et enfantine, sonregard bleu, immobile.

Nous étions gênés tous les trois par cette aisance à parler deschoses délicates, de ce qui est secret, subtil, et dont on ne parlebien que dans les livres. Il y eut un instant de silence ; etlentement une discussion s’engagea…

Mais avec une sorte de regret et d’animosité contre je ne saisquoi de mystérieux dans sa vie, la jeune demoiselle poursuivit:

« Et puis j’apprendrais aux garçons à être sages, d’une sagesseque je sais. Je ne leur donnerais pas le désir de courir le monde,comme vous le ferez sans doute, monsieur Seurel, quand vous serezsous-maître. Je leur enseignerais à trouver le bonheur qui est toutprès d’eux et qui n’en a pas l’air… »

Marie-Louise et Firmin étaient interdits comme moi. Nousrestions sans mot dire. Elle sentit notre gêne et s’arrêta, semordit la lèvre, baissa la tête et puis elle sourit comme si ellese moquait de nous :

« Ainsi, dit-elle, il y a peut-être quelque grand jeune hommefou qui me cherche au bout du monde, pendant que je suis ici dansle magasin de madame Florentin, sous cette lampe, et que mon vieuxcheval m’attend à la porte. Si ce jeune homme me voyait, il nevoudrait pas y croire, sans doute ?… »

De la voir sourire, l’audace me prit et je sentis qu’il étaittemps de dire, en riant aussi :

« Et peut-être que ce grand jeune homme fou, je le connais,moi ? »

Elle me regarda vivement.

À ce moment le timbre de la porte sonna, deux bonnes femmesentrèrent avec des paniers : « Venez dans la “salle à manger”, vousserez en paix », nous dit ma tante en poussant la porte de lacuisine.

Et comme Mlle de Galais refusait et voulait partir aussitôt, matante ajouta : « Monsieur de Galais est ici et cause avecFlorentin, auprès du feu. »

Il y avait toujours, même au mois d’août, dans la grandecuisine, un éternel fagot de sapins qui flambait et craquait. Làaussi une lampe de porcelaine était allumée et un vieillard au douxvisage, creusé et rasé, presque toujours silencieux comme un hommeaccablé par l’âge et les souvenirs, était assis auprès de Florentindevant deux verres de marc.

Florentin salua :

« François ! cria-t-il de sa forte voix de marchand forain,comme s’il y avait eu entre nous une rivière ou plusieurs hectaresde terrain, je viens d’organiser un après-midi de plaisir au borddu Cher pour jeudi prochain. Les uns chasseront, les autrespêcheront, les autres danseront, les autres se baigneront !…Mademoiselle, vous viendrez à cheval ; c’est entendu avecmonsieur de Galais. J’ai tout arrangé…

» Et, François ! ajouta-t-il comme s’il y eût seulementpensé, tu pourras amener ton ami, monsieur Meaulnes… C’est bienMeaulnes qu’il s’appelle ? »

Mlle de Galais s’était levée, soudain devenue très pâle. Et, àce moment précis, je me rappelai que Meaulnes, autrefois, dans leDomaine singulier, près de l’étang, lui avait dit son nom…

Lorsqu’elle me tendit la main, pour partir, il y avait entrenous, plus clairement que si nous avions dit beaucoup de paroles,une entente secrète que la mort seule devait briser et une amitiéplus pathétique qu’un grand amour.

… À quatre heures, le lendemain matin, Firmin frappait à laporte de la petite chambre que j’habitais dans la cour auxpintades. Il faisait nuit encore et j’eus grand peine à retrouvermes affaires sur la table encombrée de chandeliers de cuivre et destatuettes de bons saints toutes neuves, choisies au magasin pourmeubler mon logis la veille de mon arrivée.

Dans la cour, j’entendais Firmin gonfler ma bicyclette, et matante dans la cuisine souffler le feu. Le soleil se levait à peinelorsque je partis. Mais ma journée devait être longue : j’allaisd’abord déjeuner à Sainte-Agathe pour expliquer mon absenceprolongée et, poursuivant ma course, je devais arriver avant lesoir à La Ferté-d’Angillon, chez mon ami Augustin Meaulnes.

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