Le Grand Meaulnes

Chapitre 5La Partie de plaisir

J’eus peine à suivre Augustin sur la route du Vieux-Nançay. Ilallait comme un coureur de bicyclette. Il ne descendait pas auxcôtes. À son inexplicable hésitation de la veille avaient succédéune fièvre, une nervosité, un désir d’arriver au plus vite, qui nelaissaient pas de m’effrayer un peu. Chez mon oncle il montra lamême impatience, il parut incapable de s’intéresser à rien jusqu’aumoment où nous fûmes tous installés en voiture, vers dix heures, lelendemain matin, et prêts à partir pour les bords de larivière.

On était à la fin du mois d’août, au déclin de l’été.

Déjà les fourreaux vides des châtaigniers jaunis commençaient àjoncher les routes blanches. Le trajet n’était pas long ; laferme des Aubiers, près du Cher où nous allions, ne se trouvaitguère qu’à deux kilomètres au-delà des Sablonnières. De loin enloin, nous rencontrions d’autres invités en voiture, et même desjeunes gens à cheval, que Florentin avait conviés audacieusement aunom de M. de Galais…

On s’était efforcé comme jadis de mêler riches et pauvres,châtelains et paysans. C’est ainsi que nous vîmes arriver àbicyclette Jasmin Delouche, qui, grâce au garde Baladier, avaitfait naguère la connaissance de mon oncle.

« Et voilà, dit Meaulnes en l’apercevant, celui qui tenait laclef de tout, pendant que nous cherchions jusqu’à Paris. C’est àdésespérer ! »

Chaque fois qu’il le regardait sa rancune en était augmentée.L’autre, qui s’imaginait au contraire avoir droit à toute notrereconnaissance, escorta notre voiture de très près, jusqu’au bout.On voyait qu’il avait fait, misérablement, sans grand résultat, desfrais de toilette, et les pans de sa jaquette élimée battaient legarde-crotte de son vélocipède…

Malgré la contrainte qu’il s’imposait pour être aimable, safigure vieillotte ne parvenait pas à plaire.

Il m’inspirait plutôt à moi une vague pitié. Mais de quin’aurais-je pas eu pitié durant cette journée-là ?…

Je ne me rappelle jamais cette partie de plaisir sans un obscurregret, comme une sorte d’étouffement. Je m’étais fait de ce jourtant de joie à l’avance ! Tout paraissait si parfaitementconcerté pour que nous soyons heureux. Et nous l’avons été sipeu !…

Que les bords du Cher étaient beaux, pourtant !

Sur la rive où l’on s’arrêta, le coteau venait finir en pentedouce et la terre se divisait en petits près verts, en saulaiesséparées par des clôtures, comme autant de jardins minuscules. Del’autre coté de la rivière les bords étaient formés de collinesgrises, abruptes, rocheuses ; et sur les plus lointaines ondécouvrait, parmi les sapins, de petits châteaux romantiques avecune tourelle. Au loin, par instants, on entendait aboyer la meutedu château de Préveranges.

Nous étions arrivés en ce lieu par un dédale de petits chemins,tantôt hérissés de cailloux blancs tantôt remplis de sable –chemins qu’aux abords de la rivière les sources vivestransformaient en ruisseaux. Au passage, les branches desgroseilliers sauvages nous agrippaient par la manche. Et tantôtnous étions plongés dans la fraîche obscurité des fonds de ravins,tantôt au contraire, les haies interrompues, nous baignions dans laclaire lumière de toute la vallée. Au loin sur l’autre rive, quandnous approchâmes, un homme accroché aux rocs, d’un geste lent,tendait des cordes à poissons, qu’il faisait beau, monDieu !

Nous nous installâmes sur une pelouse, dans le retrait queformait un taillis de bouleaux. C’était une grande pelouse rase, oùil semblait qu’il y eût place pour des jeux sans fin.

Les voitures furent dételées, les chevaux conduits à la fermedes Aubiers. On commença à déballer les provisions dans le bois, età dresser sur la prairie de petites tables pliantes que mon oncleavait apportées.

Il fallut, à ce moment, des gens de bonne volonté pour aller àl’entrée du grand chemin voisin guetter les derniers arrivants etleur indiquer où nous étions.

Je m’offris aussitôt, Meaulnes me suivit, et nous allâmes nousposter près du pont suspendu au carrefour de plusieurs sentiers etdu chemin qui venait des Sablonnières.

Marchant de long en large, parlant du passé, tâchant tant bienque mal de nous distraire, nous attendions. Il arriva encore unevoiture du Vieux-Nançay, des paysans inconnus avec une grande filleenrubannée. Puis plus rien. Si, trois enfants dans une voiture àâne, les enfants de l’ancien jardinier des Sablonnières.

« Il me semble que je les reconnais, dit Meaulnes. Ce sont eux,je crois bien, qui m’ont pris par la main, jadis, le premier soirde la fête, et m’ont conduit au dîner… »

Mais à ce moment, l’âne ne voulant plus marcher les enfantsdescendirent pour le piquer, le tirer, cogner sur lui tant qu’ilspurent ; alors Meaulnes, déçu, prétendit s’être trompé…

Je leur demandai s’ils avaient rencontré sur la route M. et Mllede Galais, l’un d’eux répondit qu’il ne savait pas ; l’autre :« Je pense que oui, monsieur. » Et nous ne fûmes pas plus avancés.Ils descendirent enfin vers la pelouse, les uns tirant l’ânon parla bride, les autres poussant derrière la voiture.

Nous reprîmes notre attente. Meaulnes regardait fixement ledétour du chemin des Sablonnières, guettant avec une sorte d’effroila venue de la jeune fille qu’il avait tant cherchée jadis. Unénervement bizarre et presque comique, qu’il passait sur Jasmin,s’était emparé de lui. Du petit talus où nous étions grimpés pourvoir au loin le chemin, nous apercevions sur la pelouse, encontrebas, un groupe d’invités où Delouche essayait de faire bonnefigure.

« Regarde-le pérorer, cet imbécile », me disait Meaulnes.

Et je lui répondais : « Mais laisse-le. Il fait ce qu’il peut,le pauvre garçon. »

Augustin ne désarmait pas. Là-bas, un lièvre ou un écureuilavait dû déboucher d’un fourré. Jasmin, pour assurer sa contenance,fit mine de le poursuivre : « Allons, bon ! il court,maintenant… », fit Meaulnes, comme si vraiment cette audace-làdépassait toutes les autres !

Et cette fois je ne pus m’empêcher de rire. Meaulnesaussi ; mais ce ne fut qu’un éclair.

Après un nouveau quart d’heure : « Si elle ne venait pas ?…» dit-il.

Je répondis : « Mais puisqu’elle a promis. Sois donc pluspatient ! »

Il recommença de guetter. Mais à la fin, incapable de supporterplus longtemps cette attente intolérable : « Écoute-moi, dit-il. Jeredescends avec les autres. Je ne sais ce qu’il y a maintenantcontre moi : mais si je reste là, je sens qu’elle ne viendra jamais– qu’il est impossible qu’au bout de ce chemin, tout à l’heure,elle paraisse. »

Et il s’en a vers la pelouse, me laissant tout seul.

Je fis quelques cents mètres sur la petite route, pour passer letemps. Et au premier détour j’aperçus Yvonne de Galais, montée enamazone sur son vieux cheval blanc, si fringant ce matin-là qu’elleétait obligée de tirer sur les rênes pour l’empêcher detrotter.

À la tête du cheval, péniblement, en silence, marchait M. deGalais. Sans doute ils avaient dû se relayer sur la route, chacun àtour de rôle se servant de la vieille monture.

Quand la jeune Mlle me vit tout seul, elle sourit, sautaprestement à terre, et confiant les rênes à son père se dirigeavers moi qui accourais :

« Je suis bien heureuse, dit-elle, de vous trouver seul. Car jene veux montrer à personne qu’à vous le vieux Bélisaire, ni lemettre avec les autres chevaux. Il est trop laid et trop vieuxd’abord ; puis, je crains toujours qu’il ne soit blessé par unautre. Or, je n’ose monter que lui, et, quand il sera mort, jen’irai plus à cheval. »

Chez Mlle de Galais, comme chez Meaulnes, je sentais sous cetteanimation charmante, sous cette grâce en apparence si paisible, del’impatience et presque de l’anxiété. Elle parlait plus vite qu’àl’ordinaire. Malgré ses joues et ses pommettes roses, il y avaitautour de ses yeux, à son front, par endroits, une pâleur violenteoù se lisait tout son trouble.

Nous convînmes d’attacher Bélisaire à un arbre dans un petitbois, proche de la route. Le vieux M. de Galais, sans mot direcomme toujours, sortit le licol des fontes et attacha la bête – unpeu bas à ce qu’il me sembla. De la ferme je promis d’envoyer toutà l’heure du foin, de l’avoine, de la paille…

Et Mlle de Galais arriva sur la pelouse comme jadis, jel’imagine, elle descendit vers la berge du lac, lorsque Meaulnesl’aperçut pour la première fois.

Donnant le bras à son père, écartant de sa main gauche le pan dugrand manteau léger qui l’enveloppait, elle s’avançait vers lesinvités, de son air à la fois si sérieux et si enfantin. Jemarchais auprès d’elle. Tous les invités éparpillés ou jouant auloin s’étaient dressés et rassemblés pour l’accueillir ; il yeut un bref instant de silence pendant lequel chacun la regardas’approcher.

Meaulnes s’était mêlé au groupe des jeunes hommes et rien nepouvait le distinguer de ses compagnons, sinon sa haute taille :encore y avait-il là des jeunes gens presque aussi grands que lui.Il ne fit rien qui pût le désigner à l’attention, pas un geste niun pas en avant. Je le voyais, vêtu de gris, immobile, regardantfixement, comme tous les autres, la si belle jeune Mlle qui venait.À la fin, pourtant, d’un mouvement inconscient et gêné, il avaitpassé sa main sur sa tête nue, comme pour cacher, au milieu de sescompagnons aux cheveux bien peignés, sa rude tête rasée depaysan.

Puis le groupe entoura Mlle de Galais. On lui présenta lesjeunes filles et les jeunes gens qu’elle ne connaissait pas… Letour allait venir de mon compagnon ; et je me sentais aussianxieux qu’il pouvait l’être. Je me disposais à faire moi-mêmecette présentation.

Mais avant que j’eusse pu rien dire, la jeune fille s’avançaitvers lui avec une décision et une gravité surprenantes : « Jereconnais Augustin Meaulnes », dit-elle. Et elle lui tendit lamain.

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