Le Grand Meaulnes

Chapitre 6La Partie de plaisir (Fin)

De nouveaux venus s’approchèrent presque aussitôt pour saluerYvonne de Galais, et les deux jeunes gens se trouvèrent séparés. Unmalheureux hasard voulut qu’ils ne fussent point réunis pour ledéjeuner à la même petite table. Mais Meaulnes semblait avoirrepris confiance et courage. À plusieurs reprises, comme je metrouvais isolé entre Delouche et M. de Galais, je vis de loin moncompagnon qui me faisait, de la main, un signe d’amitié.

C’est vers la fin de la soirée seulement, lorsque les jeux, labaignade, les conversations, les promenades en bateau dans l’étangvoisin se furent un peu partout organisés, que Meaulnes, denouveau, se trouva en présence de la jeune fille. Nous étions àcauser avec Delouche, assis sur des chaises de jardin que nousavions apportées lorsque, quittant délibérément un groupe de jeunesgens où elle paraissait s’ennuyer, Mlle de Galais s’approcha denous. Elle nous demanda, je me rappelle, pourquoi nous ne canotionspas sur le lac des Aubiers, comme les autres.

« Nous avons fait quelques tours cet après-midi, répondis-je.Mais cela est bien monotone et nous avons été vite fatigués.

– Eh bien, pourquoi n’iriez-vous pas sur la rivière ?dit-elle.

– Le courant est trop fort, nous risquerions d’êtreemportés.

– Il nous faudrait, dit Meaulnes, un canot à pétrole ou unbateau à vapeur comme celui d’autrefois.

– Nous ne l’avons plus, dit-elle presque à voix basse, nousl’avons vendu. »

Et il se fit un silence gêné.

Jasmin en profita pour annoncer qu’il allait rejoindre M. deGalais.

« Je saurai bien, dit-il, où le retrouver. »

Bizarrerie du hasard ! Ces deux êtres si parfaitementdissemblables s’étaient plu et depuis le matin ne se quittaientguère. M. de Galais m’avait pris à part un instant, au début de lasoirée, pour me dire que j’avais là un ami plein de tact, dedéférence et de qualités. Peut-être même avait-il été jusqu’à luiconfier le secret de l’existence de Bélisaire et le lieu de sacachette.

Je pensai moi aussi à m’éloigner, mais je sentais les deuxjeunes gens si gênés, si anxieux l’un en face de l’autre, que jejugeai prudent de ne pas le faire…

Tant de discrétion de la part de Jasmin, tant de précaution dela mienne servirent à peu de chose. Ils parlèrent. Maisinvariablement, avec un entêtement dont il ne se rendaitcertainement pas compte, Meaulnes en revenait à toutes lesmerveilles de jadis.

Et chaque fois la jeune fille au supplice devait lui répéter quetout était disparu : la vieille demeure si étrange et sicompliquée, abattue ; le grand étang, asséché, comblé ;et dispersés, les enfants aux charmants costumes…

« Ah ! » faisait simplement Meaulnes avec désespoir etcomme si chacune de ces disparitions lui eût donné raison contre lajeune fille ou contre moi…

Nous marchions côte à côte… Vainement j’essayais de fairediversion à la tristesse qui nous gagnait tous les trois. D’unequestion abrupte, Meaulnes, de nouveau, cédait à son idée fixe. Ildemandait des renseignements sur tout ce qu’il avait vu autrefois :les petites filles, le conducteur de la vieille berline, les poneysde la course.

« Les poneys sont vendus aussi ? il n’y a plus de chevauxau Domaine ?… »

Elle répondit qu’il n’y en avait plus. Elle ne parla pas deBélisaire.

Alors il évoqua les objets de sa chambre : les candélabres, lagrande glace, le vieux luth brisé… Il s’enquérait de tout cela,avec une passion insolite, comme s’il eût voulu se persuader querien ne subsistait de sa belle aventure, que la jeune fille ne luirapporterait pas une épave capable de prouver qu’ils n’avaient pasrêvé tous les deux, comme le plongeur rapporte du fond de l’eau uncaillou et des algues.

Mlle de Galais et moi, nous ne pûmes nous empêcher de souriretristement : elle se décida à lui expliquer :

« Vous ne reverrez pas le beau château que nous avions dérangé,monsieur de Galais et moi, pour le pauvre Frantz.

» Nous passions notre vie à faire ce qu’il demandait. C’était unêtre si étrange, si charmant ! Mais tout a disparu avec lui lesoir de ses fiançailles manquées.

» Déjà M. de Galais était ruiné sans que nous le sachions.Frantz avait fait des dettes et ses anciens camarades – apprenantsa disparition – ont aussitôt réclamé auprès de nous. Nous sommesdevenus pauvres ; Mme de Galais est morte et nous avons perdutous nos amis en quelques jours.

» Que Frantz revienne, s’il n’est pas mort, qu’il retrouve sesamis et sa fiancée, que la noce interrompue se fasse et peut-êtretout redeviendra-t-il comme c’était autrefois. Mais le passépeut-il renaître ?

– Qui sait ! », dit Meaulnes, pensif.

Et il ne demanda plus rien.

Sur l’herbe courte et légèrement jaunie déjà, nous marchionstous les trois sans bruit : Augustin avait à sa droite près de luila jeune fille qu’il avait crue perdue pour toujours. Lorsqu’ilposait une de ces dures questions, elle tournait vers luilentement, pour lui répondre, son charmant visage inquiet ; etune fois, en lui parlant, elle avait posé doucement sa main sur sonbras, d’un geste plein de confiance et de faiblesse. Pourquoi legrand Meaulnes était-il là comme un étranger, comme quelqu’un quin’a pas trouvé ce qu’il cherchait et que rien d’autre ne peutintéresser ?

Ce bonheur-là, trois ans plus tôt, il n’eût pu le supporter sanseffroi, sans folie, peut-être. D’où venait donc ce vide, cetéloignement, cette impuissance à être heureux, qu’il y avait enlui, à cette heure ?

Nous approchions du petit bois où le matin M. de Galais avaitattaché Bélisaire ; le soleil vers son déclin allongeait nosombres sur l’herbe ; à l’autre bout de la pelouse, nousentendions, assourdis par l’éloignement, comme un bourdonnementheureux, les voix des joueurs et des fluettes, et nous restionssilencieux dans ce calme admirable, lorsque nous entendîmes chanterde l’autre côté du bois, dans la direction des Aubiers, la ferme dubord de l’eau.

C’était la voix jeune et lointaine de quelqu’un qui mène sesbêtes à l’abreuvoir, un air rythmé comme un air de danse, mais quel’homme étirait et alanguissait comme une vieille ballade triste:

Mes souliers sont rouges…

Adieu, mes amours…

Mes souliers sont rouges…

Adieu, sans retour !…

Meaulnes avait levé la tête et écoutait. Ce n’était rien qu’unde ces airs que chantaient les paysans attardés, au Domaine sansnom, le dernier soir de la fête, quand déjà tout s’était écroulé…Rien qu’un souvenir – le plus misérable – de ces beaux jours qui nereviendraient plus.

« Mais vous l’entendez ? dit Meaulnes à mi-voix. Oh !je vais aller voir qui c’est. »

Et, tout de suite, il s’engagea dans le petit bois. Presqueaussitôt la voix se tut ; on entendit encore une secondel’homme siffler ses bêtes en s’éloignant, puis plus rien…

Je regardai la jeune fille. Pensive et accablée, elle avait lesyeux fixés sur le taillis où Meaulnes venait de disparaître. Que defois, plus tard, elle devait regarder ainsi, pensivement, lepassage par où s’en irait à jamais le grand Meaulnes !

Elle se retourna vers moi : « Il n’est pas heureux », dit-elledouloureusement.

Elle ajouta : « Et peut-être que je ne puis rien faire pourlui ?… »

J’hésitais à répondre, craignant que Meaulnes, qui devait d’unsaut avoir gagné la ferme et qui maintenant revenait par le bois,ne surprît notre conversation. Mais j’allais l’encouragercependant ; lui dire de ne pas craindre de brusquer le grandgars ; qu’un secret sans doute le désespérait et que jamais delui même il ne se confierait à elle ni à personne – lorsquesoudain, de l’autre côté du bois, partit un cri ; puis nousentendîmes un piétinement comme d’un cheval qui pétarade et lebruit d’une dispute à voix entrecoupées… Je compris tout de suitequ’il était arrivé un accident au vieux Bélisaire et je courus versl’endroit d’où venait tout le tapage. Mlle de Galais me suivit deloin. Du fond de la pelouse, on avait dû remarquer notre mouvement,car j’entendis, au moment où j’entrai dans le taillis, les cris desgens qui accouraient.

Le vieux Bélisaire, attaché trop bas, s’était pris une patte dedevant dans sa longe ; il n’avait pas bougé jusqu’au moment oùM. de Galais et Delouche, au cours de leur promenade, s’étaientapprochés de lui ; effrayé, excité par l’avoine insolite qu’onlui avait donnée, il s’était débattu furieusement ; les deuxhommes avaient essayé de le délivrer, mais si maladroitement qu’ilsavaient réussi à l’empêtrer davantage, tout en risquant d’essuyerde dangereux coups de sabots. C’est à ce moment que par hasardMeaulnes, revenant des Aubiers, était tombé sur le groupe.

Furieux de tant de gaucherie, il avait bousculé les deux hommesau risque de les envoyer rouler dans le buisson. Avec précautionmais en un tour de main il avait délivré Bélisaire. Trop tard, carle mal était déjà fait ; le cheval devait avoir un nerf foulé,quelque chose de brisé peut-être, car il se tenait piteusement latête basse, sa selle à demi dessanglée sur le dos, une patterepliée sous son ventre et toute tremblante. Meaulnes penché, letâtait et l’examinait sans rien dire.

Lorsqu’il releva la tête, presque tout le monde était là,rassemblé, mais il ne vit personne. Il était fâché rouge.

« Je me demande, cria-t-il, qui a bien pu l’attacher de lasorte ! Et lui laisser sa selle sur le dos toute lajournée ? Et qui a eu l’audace de seller ce vieux cheval, bontout au plus pour une carriole. »

Delouche voulut dire quelque chose – tout prendre sur lui.

« Tais-toi donc ! C’est ta faute encore. Je t’ai vu tirerbêtement sur sa longe pour le dégager. »

Et se baissant de nouveau, il se remit à frotter le jarret ducheval avec le plat de la main.

M. de Galais, qui n’avait rien dit encore, eut le tort devouloir sortir de sa réserve. Il bégaya :

« Les officiers de marine ont l’habitude… Mon cheval…

– Ah ! il est à vous ? » dit Meaulnes un peu calmé,très rouge, en tournant la tête de côté vers le vieillard.

Je crus qu’il allait changer de ton, faire des excuses. Ilsouffla un instant. Et je vis alors qu’il prenait un plaisir ameret désespéré à aggraver la situation, à tout briser à jamais, endisant avec insolence : « Eh bien je ne vous fais pas moncompliment. »

Quelqu’un suggéra :

« Peut-être que de l’eau fraîche… En le baignant dans legué…

– Il peut, dit Meaulnes sans répondre, emmener tout de suite cevieux cheval, pendant qu’il peut encore marcher – et il n’y a pasde temps à perdre ! – le mettre à l’écurie et ne jamais plusl’en sortir. »

Plusieurs jeunes gens s’offrirent aussitôt. Mais Mlle de Galaisles remercia vivement. Le visage en feu, prête à fondre en larmes,elle dit au revoir à tout le monde, et même à Meaulnesdécontenancé, qui n’osa pas la regarder. Elle prit la bête par lesrênes, comme on donne à quelqu’un la main, plutôt pour s’approcherd’elle davantage que pour la conduire…

Le vent de cette fin d’été était si tiède sur le chemin desSablonnières qu’on se serait cru au mois de mai, et les feuillesdes haies tremblaient à la brise du sud… Nous la vîmes partirainsi, son bras à demi sorti du manteau, tenant dans sa mainétroite la grosse rêne de cuir. Son père marchait péniblement àcôté d’elle…

Triste fin de soirée ! Peu à peu, chacun ramassa sespaquets, ses couverts ; on plia les chaises, on démonta lestables ; une à une, les voitures chargées de bagages et degens partirent, avec des chapeaux levés et des mouchoirs agités.Les derniers nous restâmes sur le terrain avec mon oncle Florentin,qui ruminait comme nous, sans rien dire, ses regrets et sa grossedéception.

Nous aussi, nous partîmes, emportés vivement, dans notre voiturebien suspendue, par notre beau cheval alezan. La roue grinça autournant dans le sable et bientôt, Meaulnes et moi, qui étionsassis sur le siège de derrière, nous vîmes disparaître sur lapetite route l’entrée du chemin de traverse que le vieux Bélisaireet ses maîtres avaient pris.

Mais alors mon compagnon – l’être que je sache au monde le plusincapable de pleurer – tourna soudain vers moi son visagebouleversé par une irrésistible montée de larmes.

« Arrêtez, voulez-vous ? dit-il en mettant la main surl’épaule de Florentin. Ne vous occupez pas de moi. Je reviendraitout seul, à pied. »

Et d’un bond, la main au garde-boue de la voiture, il sauta àterre. À notre stupéfaction, rebroussant chemin, il se prit àcourir, et courut jusqu’au petit chemin que nous venions de passer,le chemin des Sablonnières. Il dut arriver au Domaine par cetteallée de sapins qu’il avait suivie jadis, où il avait entendu,vagabond caché dans les basses branches, la conversationmystérieuse des beaux enfants inconnus…

Et c’est ce soir-là, avec des sanglots, qu’il demanda en mariageMlle de Galais.

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