Le Grand Meaulnes

Chapitre 13Le Cahier des devoirs mensuels

Dans la maison pleine de tristes souvenirs, où des femmes, toutle jour, berçaient et consolaient un tout petit enfant malade, levieux M. de Galais ne tarda pas à s’aliter. Aux premiers grandsfroids de l’hiver il s’éteignit paisiblement et je ne pus me tenirde verser des larmes au chevet de ce vieil homme charmant, dont lapensée indulgente et la fantaisie alliée à celle de son filsavaient été la cause de toute notre aventure. Il mourut, fortheureusement, dans une incompréhension complète de tout ce quis’était passé et, d’ailleurs, dans un silence presque absolu.

Comme il n’avait plus depuis longtemps ni parents ni amis danscette région de la France, il m’institua par testament sonlégataire universel jusqu’au retour de Meaulnes, à qui je devaisrendre compte de tout, s’il revenait jamais… Et c’est auxSablonnières désormais que j’habitai. Je n’allais plus àSaint-Benoist que pour y faire la classe, partant le matin de bonneheure, déjeunant à midi d’un repas préparé au Domaine, que jefaisais chauffer sur le poêle, et rentrant le soir aussitôt aprèsl’étude. Ainsi je pus garder près de moi l’enfant que les servantesde la ferme soignaient. Surtout j’augmentais mes chances derencontrer Augustin, s’il rentrait un jour aux Sablonnières.

Je ne désespérais pas, d’ailleurs, de découvrir à la longue dansles meubles, dans les tiroirs de la maison, quelque papier, quelqueindice qui me permit de connaître l’emploi de son temps, durant lelong silence des années précédentes – et peut-être ainsi de saisirles raisons de sa fuite ou tout au moins de retrouver sa trace…J’avais déjà vainement inspecté je ne sais combien de placards etd’armoires, ouvert, dans les cabinets de débarras, une quantitéd’anciens cartons de toutes formes, qui se trouvaient tantôtremplis de liasses de vieilles lettres et de photographies jauniesde la famille de Galais, tantôt bondés de fleurs artificielles, deplumes, d’aigrettes et d’oiseaux démodés. Il s’échappait de cesboîtes je ne sais quelle odeur fanée, quel parfum éteint, qui,soudain, réveillaient en moi pour tout un jour les souvenirs, lesregrets, et arrêtaient mes recherches…

Un jour de congé, enfin, j’avisai au grenier une vieille petitemalle longue et basse, couverte de polis de porc à demi rongés, etque je reconnus pour être la malle d’écolier d’Augustin. Je mereprochai de n’avoir point commencé par là mes recherches. J’en fissauter facilement la serrure rouillée. La malle était pleinejusqu’au bord des cahiers et des livres de Sainte-Agathe.Arithmétiques, littératures, cahiers de problèmes, quesais-je ?… Avec attendrissement plutôt que par curiosité, jeme mis à fouiller dans tout cela, relisant les dictées que jesavais encore par cœur, tant de fois nous les avionsrecopiées !

« Caqueduc » de Rousseau, « Une aventure en Calabre » de P.-L.Courier, « Lettre de George Sand à son fils »…

Il y avait aussi un « Cahier de Devoirs Mensuels ».

J’en fus surpris, car ces cahiers restaient au Cours et lesélèves ne les emportaient jamais au dehors.

C’était un cahier vert tout jauni sur les bords. Le nom del’élève, Augustin Meaulnes, était écrit sur la couverture en rondemagnifique. Je l’ouvris. À la date des devoirs, avril 189…, jereconnus que Meaulnes l’avait commencé peu de jours avant dequitter Sainte-Agathe. Les premières pages étaient tenues avec lesoin religieux qui était de règle lorsqu’on travaillait sur cecahier de compositions. Mais il n’y avait pas plus de trois pagesécrites, le reste était blanc et voilà pourquoi Meaulnes l’avaitemporté.

Tout en réfléchissant, agenouillé par terre, à ces coutumes, àces règles puériles qui avaient tenu tant de place dans notreadolescence, je faisais tourner sous mon pouce le bord des pages ducahier inachevé. Et c’est ainsi que je découvris de l’écriture surd’autres feuillets. Après quatre pages laissées en blanc on avaitrecommencé à écrire.

C’était encore l’écriture de Meaulnes, mais rapide, mal formée,à peiné lisible ; de petits paragraphes de largeurs inégales,séparés par des lignes blanches.

Parfois ce n’était qu’une phrase inachevée. Quelquefois unedate. Dès la première ligne, je jugeai qu’il pouvait y avoir là desrenseignements sur la vie passée de Meaulnes à Paris, des indicessur la piste que je cherchais, et je descendis dans la salle àmanger pour parcourir à loisir, à la lumière du jour, l’étrangedocument. Il faisait un jour d’hiver clair et agité.

Tantôt le soleil vif dessinait les croix des carreaux sur lesrideaux blancs de la fenêtre, tantôt un vent brusque jetait auxvitres une averse glacée. Et c’est devant cette fenêtre, auprès dufeu, que je lus ces lignes qui m’expliquèrent tant de choses etdont voici la copie très exacte…

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