Le Grand Meaulnes

Chapitre 17Epilogue

Le temps passa. Je perdais l’espoir de revoir jamais moncompagnon, et de Mornes jours s’écoulaient dans l’école paysanne,de tristes jours dans la maison déserte. Frantz ne vint pas aurendez-vous que je lui avais fixé, et d’ailleurs ma tante Moinel nesavait plus depuis longtemps où habitait Valentine.

La seule joie des Sablonnières, ce fut bientôt la petite fillequ’on avait pu sauver. À la fin de septembre, elle s’annonçait mêmecomme une solide et jolie petite fille. Elle allait avoir un an.Cramponnée aux barreaux des chaises, elle les poussait toute seule,s’essayant à marcher sans prendre garde aux chutes, et faisait untintamarre qui réveillait longuement les échos sourds de la demeureabandonnée. Lorsque je la tenais dans mes bras, elle ne souffraitjamais que je lui donne un baiser. Elle avait une façon sauvage etcharmante en même temps de frétiller et de me repousser la figureavec sa petite main ouverte, en riant aux éclats. De toute sagaieté, de toute sa violence enfantine, on eût dit qu’elle allaitchasser le chagrin qui pesait sur la maison depuis sanaissance.

Je me disais parfois : « Sans doute, malgré cette sauvagerie,sera-t-elle un peu mon enfant. » Mais une fois encore la Providenceen décida autrement.

Un dimanche matin de la fin de septembre, je m’étais levé defort bonne heure, avant même la paysanne qui avait la garde de lapetite fille. Je devais aller pêcher au Cher avec deux hommes deSaint-Benoist et Jasmin Delouche. Souvent ainsi les villageoisd’alentour s’entendaient avec moi pour de grandes parties debraconnage : pêches à la main, la nuit, pêches aux éperviersprohibés… Tout le temps de l’été, nous partions les jours de congédès l’aube, et nous ne rentrions qu’à midi. C’était le gagne-painde presque tous ces hommes. Quant à moi, c’était mon seulpasse-temps, les seules aventures qui me rappelassent les équipéesde jadis. Et j’avais fini par prendre goût à ces randonnées, à ceslongues pêches le long de la rivière ou dans les roseaux del’étang.

Ce matin-là, j’étais donc debout, à cinq heures et demie, devantla maison, sous un petit hangar adossé au mur qui séparait lejardin anglais des Sablonnières du jardin potager de la ferme.J’étais occupé à démêler mes filets que j’avais jetés en tas, lejeudi d’avant.

Il ne faisait pas jour tout à fait ; c’était le crépusculed’un beau matin de septembre ; et le hangar où je démêlais àla hâte mes engins, se trouvait à demi plongé dans la nuit.

J’étais là silencieux et affairé lorsque soudain j’entendis lagrille s’ouvrir, un pas crier sur le gravier.

« Oh ! oh ! me dis-je, voici mes gens plus tôt que jen’aurais cru. Et moi qui ne suis pas prêt !… »

Mais l’homme qui entrait dans la cour m’était inconnu. C’était,autant que je pus distinguer, un grand gaillard barbu habillé commeun chasseur ou un braconnier. Au lieu de venir me trouver là où lesautres savaient que j’étais toujours, à l’heure de nos rendez-vous,il gagna directement la porte d’entrée.

« Bon ! pensai-je ; c’est quelqu’un de leurs amisqu’ils auront convié sans me le dire et ils l’auront envoyé enéclaireur. »

L’homme fit jouer doucement, sans bruit, le loquet de la porte.Mais je l’avais refermée, aussitôt sorti. Il fit de même à l’entréede la cuisine. Puis, hésitant un instant, il tourna vers moi,éclairée par le demi-jour, sa figure inquiète. Et c’est alorsseulement que je reconnus le grand Meaulnes.

Un long moment je restai là, effrayé, désespéré, repris soudainpar toute la douleur qu’avait réveillée son retour. Il avaitdisparu derrière la maison, en avait fait le tour, et il revenait,hésitant.

Alors je m’avançai vers lui et, sans rien dire, je l’embrassaien sanglotant. Tout de suite, il comprit « Ah ! dit-il d’unevoix brève, elle est morte, n’est-ce pas ? » Et il resta là,debout, sourd, immobile et terrible.

Je le pris par le bras et doucement je l’entraînai vers lamaison. Il faisait jour maintenant. Tout de suite, pour que le plusdur fût accompli, je lui fis monter l’escalier qui menait vers lachambre de la morte.

Sitôt entré, il tomba à deux genoux devant le lit et, longtemps,resta la tête enfouie dans ses deux bras.

Il se releva enfin, les yeux égarés, titubant, ne sachant où ilétait. Et, toujours le guidant par le bras, j’ouvris la porte quifaisait communiquer cette chambre avec celle de la petite fille.Elle s’était éveillée toute seule – pendant que sa nourrice étaiten bas – et, délibérément, s’était assise dans son berceau.

On voyait tout juste sa tête étonnée, tournée vers nous.

« Voici ta fille », dis-je.

Il eut un sursaut et me regarda.

Puis il la saisit et l’enleva dans ses bras. Il ne put pas bienla voir d’abord, parce qu’il pleurait. Alors, pour détourner un peuce grand attendrissement et ce flot de larmes, tout en la tenanttrès serrée contre lui, assise sur son bras droit, il tourna versmoi sa tête baissée et me dit : « Je les ai ramenés, les deuxautres… Tu iras les voir dans leur maison. »

Et en effet, au début de la matinée, lorsque je m’en allai, toutpensif et presque heureux vers la maison de Frantz qu’Yvonne deGalais m’avait jadis montrée déserte, j’aperçus de loin une manièrede jeune ménagère en collerette, qui balayait le pas de sa porte,objet de curiosité et d’enthousiasme pour plusieurs petits vachersendimanchés qui s’en allaient à la messe…

Cependant la petite fille commençait à s’ennuyer d’être serréeainsi, et comme Augustin, la tête penchée de côté pour cacher etarrêter ses larmes, continuait à ne pas la regarder, elle luiflanqua une grande tape de sa petite main sur sa bouche barbue etmouillée.

Cette fois le père leva bien haut sa fille, la fit sauter aubout de ses bras et la regarda avec une espèce de rire. Satisfaite,elle battit des mains…

Je m’étais légèrement reculé pour mieux les voir.

Un peu déçu et pourtant émerveillé, je comprenais que la petitefille avait enfin trouvé là le compagnon qu’elle attendaitobscurément… La seule joie que m’eût laissée le grand Meaulnes, jesentais bien qu’il était revenu pour me la prendre. Et déjà jel’imaginais, la nuit, enveloppant sa fille dans un manteau, etpartant avec elle pour de nouvelles aventures.

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