Le Hazard du coin du feu

Le Hazard du coin du feu

de Claude-Prosper Crébillon fils
SCÈNE 1

 

La scène est à Paris, chez Célie ; et l’action se passe dans une de ces petites pièces reculées, que l’on nomme boudoirs. à l’ouverture de la scène, Célie paroît couchée sur une chaise longue, sous des couvre-pieds d’édredon. Elle est en négligé, mais avec toute la parure et toute la recherche dont le négligé peut être susceptible. la marquise est au coin du feu, un grand écran devant elle, et brodant au tambour.

Célie, la marquise

 

Célie, poussant un profond soupir.

En vérité ! Monsieur D’Alinteuil, tout mon ami que vous êtes, vous m’obligez bien sensiblement de vous en aller…

La Marquise.

Il est vrai que sa présence paroissoit vous être si à charge, que j’ai peine à comprendre comment il ne s’en est pas apperçu.

Célie.

Oh ! Je ne suis pas sa dupe : il le voyoit bien ; mais il trouvoit tant de douceur à jouer le rôle d’amant outragé ! Il croyoit même y mettre tant de dignité,qu’il étoit tout simple qu’il cherchât à le prolonger le plus qu’il lui seroit possible.

La Marquise.

Les hommes, en voulant satisfaire leur vanité,nous donnent quelquefois de bien risibles spectacles ; et jedoute fort que s’ils sçavoient combien ils nous amusent quand ilsprennent avec nous l’air piqué, et qu’ils n’intéressent pas notrecœur, ils n’aimassent pas mieux renfermer leur ressentiment que denous le montrer.

Célie.

Assurément ! Quand l’amour leur tourne latête, on peut dire qu’il la leur tourne bien !

La Marquise.

Bon ! L’amour ! Il est bien àprésent question de cela !

Célie.

Quoi ! Est-ce que vous croyez qu’il nevous a pas aimée ?

La Marquise.

Je me souviens qu’il m’a dit qu’ilm’aimoit ; et il m’a, en effet, tant excédée du récit de sestourmens qu’il seroit difficile que je ne me le rappelassepas ; mais, malgré toute l’importunité qu’il a cru devoir ymettre, il s’en est fallu beaucoup que j’aie été convaincue de cequ’il vouloit que je crûsse.

Célie.

Je ne doute cependant pas qu’il ne vous dîttrés-vrai ; mais, comme vous ne l’ignorez pas, ce n’est pointle sentiment que nous inspirons, mais le sentiment qu’on nousinspire, qui nous persuade.

 

La Marquise.

Il falloit, à la cruelle opiniâtreté qu’il y amise, qu’il n’admît pas cette maxime, ou qu’il crût ce que tous lesopéras du monde disent, et si faussement, du mérite de laconstance.

Célie.

Mais qu’espéroit-il ?

Ne voyoit-il pas bien que vous aimiez M. DeClerval ? Et se flattoit-il de vous rendreinconstante ?

La Marquise.

Pourquoi point ? Soit par le peu de casqu’ils font de nous, ou par la haute opinion qu’ils ontd’eux-mêmes, avez-vous jamais vu d’hommes à qui la certituded’avoir un rival aimé fît abandonner le dessein deplaire ?

Célie.

Moins il pouvoit ignorer votre façon depenser, moins l’espoir lui pouvoit être permis ; et jem’étonne, en conséquence, qu’il en ait pu concevoir une minute.

La Marquise.

Ma façon de penser ! Eh ! Depuisquand donc les hommes nous font-ils l’honneur de nous en croireune ?

Célie.

A ce que je vois, M D’Alinteuil n’a été qu’unfou ; et, qui pis est, l’est encore ; car, que veulentdire les façons qu’il vient d’avoir avec vous ? Que tant qu’ilvous a aimée il ait été piqué de n’avoir pas pu vous plaire, et quemême il vous en ait haïe, c’est un effet du sentiment et del’orgueil également blessés, qui, pour être fort injuste, ne m’ensurprend pas beaucoup plus. Mais ce qui, je l’avoüe, me paroît lecomble de la déraison, c’est qu’aussi amoureux de Mme De Valsyqu’il en est aimé, il paroisse encore autant vous haïr, de ce quevous n’avez point répondu à sa passion, que si vous n’eussiez pascessé d’en être l’objet.

La Marquise.

Cela ne me surprend pas, moi. Ce n’est pasd’aujourd’hui que la vanité se souvient de ces sortes de malheurs,long-tems après que le cœur les a oubliés.

Célie.

S’il va porter à Mme De Valsy toutel’humeur qu’il vient de nous montrer, je doute, quelque éprisequ’elle en soit, qu’elle ne le trouve pas, ainsi que nous, de laplus mauvaise compagnie du monde.

La Marquise.

Oh ! Son auguste front se déridera auprèsd’elle. Mais, est-ce qu’en nous quittant, il est allé àVersailles ?

Célie.

Sans doute ! Il l’a dit, du moins.

La Marquise.

Je n’y avois pas pris garde ; mais voilàce qui s’appelle de l’empressement ! Dès la nuit dernière àParis ; et ce soir auprés d’elle ? Je croyois que rien nepouvoit égaler le froid qu’il fait aujourd’hui ; mais je voisqu’on pourroit très-bien y comparer le feu qui le brûle.

Célie.

Voilà pourtant l’amant que vous avezdédaigné.

La Marquise.

Et que j’ai, au surplus, l’injustice de neregretter guères, comme vous voyez. Il est vrai que, tout admirablequ’il est, je puis dire que j’en ai sur moi copie : car, parle même tems qu’il va rejoindre Mme De Valsy, M. De Clervalvient me retrouver. Mais dites-moi, je vous prie, comment, jalouxau point où l’est M D’Atinteuil, s’arrange-t’il avec l’objet de sanouvelle passion ? Entre nous, elle pense de manière à donnerun peu d’inquiétude à l’homme qui lui est attaché.

Célie.

Ah ! Pour cela, il seroit, s’il sepouvoit, plus jaloux encore que le jaloux de Navarre, que je ledéfierois d’en prendre : elle ne vit exactement que pourlui.

La Marquise.

Je le crois bien ; mais c’est que, commeelle a déjà vécu pour quelques autres avec la même exactitude, etqu’elle ne les en a pas plus gardés, il ne seroit absolument pasdans son tort, si, au milieu de la vive passion qu’il inspire, ilcraignoit d’elle un peu d’inconstance.

Célie.

Pour son affaire actuelle, elle tiendrasûrement ; car ç’a été de sa part le coup de foudre le plusétonnant qu’on ait jamais vu.

La Marquise.

Bon ! Un coup de foudre ! Est-ce quevous croyez aux coups de foudre ?

Célie.

Mais, marquise, est-ce que vous n’y croiriezpas, vous ?

La Marquise.

Je n’y ai pas, du moins, autant de foi qu’auxmauvaises têtes ; et je ne m’en crois pas plus dans mon tort.Il me semble, de plus, qu’il en est des coups de foudre comme desrevenans. On ne voit de ces derniers, et l’on n’éprouve les autres,qu’autant qu’on a la stupidité de croire à leur existence.

Célie.

Quoi ! Vous proscrivez ce mouvement dontla cause nous est inconnue, et qui nous entraîne, avec une violenceà laquelle on voudroit vainement résister, vers l’objet qui nousenchante, même avant que de sçavoir si nous le frappons aussivivement que nous en sommes frappés nous-mêmes ?

La Marquise.

Non, en le croyant infiniment plus rare qu’onne dit, je sçais qu’il existe ; mais quand je vois de combiend’horreurs on le fait le prétexte, il s’en faut peu que je ne soistentée de le nier.

Célie.

Est-ce donc un si grand mal, si l’impressionque l’on a reçue est aussi forte qu’elle a été rapide, que leseffets de la passion tiennent du genre de la passionmême ?

La Marquise.

Oui, sans doute, c’en est un très-grand :tôt ou tard les hommes nous punissent de nous être manqué ;et, moins encore pour l’intérêt des mœurs que pour le sien même,une femme ne doit point se livrer avec une légèreté qui l’exposetoujours plus au mépris de ce qu’elle aime, qu’elle n’en obtient dereconnoissance. De tous les bonheurs que l’amour peut lui offrir,le premier, le plus essentiel, le plus idéal, est le bonheur d’êtreestimée de son amant. Si le caprice ne le recherche point, l’amourne sauroit s’en passer ; ou, du moins, ne s’en passe jamaissans en être cruellement puni.

Célie.

Et pourtant, se rendre promptement ; serendre tard ; être estimée à cause de l’un, méprisée parrapport à l’autre : tout cela, dans le fond, pure affaire depréjugé.

La Marquise.

Je suis fort éloignée de penser comme vous surcela ; mais en supposant que vous eussiez raison, toutpréjugé, dès qu’il peut être la source ou le soutien d’une vertu,quelle qu’elle soit, ne mérite pas moins de respect que le plusincontestable des principes.

Célie.

A vous parler naturellement, je crois bienchimérique la différence qu’on s’efforce d’établir entre ces deuxchoses-là.

La Marquise.

Pardonnez-moi : il y en a une entreelles, et même beaucoup plus réelle que vous ne pensez : c’estque si les préjugés nous soutiennent jusqu’à l’occasion, ils nous ylaissent, et que les principes nous la font braver.

Célie.

Quoi ! Ils nous font braverl’amour ! Les principes ! Il faut avouer qu’ils ont là unbien beau secret !

La Marquise.

Non, ils ne le font pas braver : nousn’en cédons pas moins ; mais nous en cédons avec plus denoblesse. Tout ce qui nous heurte ne nous fait pas tomber. Si,comme il n’est que trop vrai, les principes ne triomphent point dela sensibilité du cœur, ils ont, du moins, le pouvoir de dissiperles illusions de l’amour-propre, de maîtriser l’imagination, decommander aux sens ; et quand une femme n’a pas contre elle desi redoutables ennemis, et qu’il ne lui reste plus que l’amour àcombattre, encore pour la vaincre faut-il qu’on lui eninspire ; et quand la sotte ambition de tourner des têtes etla vanité ne la séduisent point, cela ne devient pas si facile.

Célie.

Vous attribuez donc à la vanité bien del’empire sur nous ?

La Marquise.

Pour juger combien aisément on flatte lanôtre, il ne faut que considérer avec quelle facilité on lablesse.

Célie.

Si elle est tout à la fois aussi puérile etaussi délicate que vous le prétendez, je crois que l’on doit moinsen accuser la nature, qui, à cet égard, peut-être, a moins de tortavec nous qu’on ne le dit, que notre éducation qui ne nous latourne que sur de petits objets, et les hommes qui, par le genre deleurs éloges, achèvent toujours en nous ce que l’éducation n’avoitfait que commencer.

La Marquise.

Le premier de ces reproches est très-fondé,sans doute ; quant au second, on pourroit y répondre que,comme quand l’on tend un piége à quelqu’animal que ce soit, on asoin de le munir de l’amorce qui a le plus en elle de quoi l’yattirer ; de même les hommes ne nous disent tant que noussommes belles, que parce qu’ils sçavent que de tout ce qu’ilspourroient nous dire, ce sera ce qui nous flattera le plus ;que l’amour-propre est toujours en nous plus susceptible dereconnoissance que le cœur ; et que la plus sûre voie qu’ilsaient pour gagner le dernier est de flatter l’autre. Si donc nousne prisions la beauté et la peine qu’ils prennent de nous vanternos charmes, que ce qu’elles valent en effet ; que nousmissions à être estimables, la vanité que nous mettons à n’être quebelles ; que nous crûssions enfin-ce qui est de la dernière etde la plus incontestable vérité-que l’amour promet plus de bonheurqu’il n’en procure, et que la vertu en procure toujours plus encorequ’elle n’en promet, vous verriez que leurs triomphes et nos chutesne seroient pas si fréquens ; et que, si nous le craignionsdavantage, le malheur d’aimer ne seroit plus si souvent comptéparmi les nôtres.

Célie.

Je ne suis point surprise qu’avec une pareillefaçon de penser, vous ayez tant fait attendre, à M. De Clerval, sonbonheur.

La Marquise.

Il est vrai qu’il ne m’a pas conquise à bonmarché.

Célie.

Ah ! Dites-moi un peu, je vous prie,marquise, comment vous attaqua-t’il ?

La Marquise.

Comme, apparemment, il falloit que je lefusse, puisqu’il m’a prise.

Célie.

Je vous demande pardon ; mais c’est queje me souviens de lui avoir vu certain air léger qui, dans vosidées sur tout cela, ne devoit pas le rendre fort propre à vousplaire. à cet égard, les femmes n’ont guère à se plaindre deshommes que quand elles auroient à se plaindre d’elles-mêmes. Jepuis vous assurer, par exemple, que si M. De Clerval ne m’eût pasdit quelle avoit été sur cela sa méthode la plus ordinaire, jen’aurois jamais eu de quoi m’en douter ; mais, malgré cela, jene serois point surprise qu’en certaines occasions, l’air légerdont vous parlez ne lui parût encore nécessaire.

Célie.

Comment ! En de certainesoccasions ! Est-ce que vous ne l’auriez pas rendufidéle ?

La Marquise.

Non ; mais constant ; et, à monsens, c’est beaucoup plus.

Célie.

Quoi ! Vous lui passez desinfidélités !

La Marquise.

Je crois, en effet, lui en avoir pardonnéquelques-unes.

Célie.

Assurément, vous êtes douée d’une bellepatience !

La Marquise.

Bon ! Quand on est sûre du cœur d’unhomme, qu’on le connoît honnête, et que l’on sent que, du côté deschoses qui seules sont en droit de former un attachement durable,on a de quoi le fixer, qu’importent tous ces petits écarts danslesquels les entraînent l’occasion, le caprice, et cette fureur deconquérir qu’ils nous reprochent tant, et dont je les crois, pourle moins, aussi atteints que nous-mêmes ?

Célie.

En vérité, je ne vous conçois point.

La Marquise.

Il est pourtant bien aisé de meconcevoir : c’est que j’ai moins de vanité que d’amour, et queje ne confonds pas avec les sens les sentimens de ce quej’aime.

Célie.

Mais, si je m’en souviens bien, je ne vous aipas toujours vue si tranquille.

La Marquise.

Je l’avoüe ; et cela étoit tout simple.M. De Clerval avoit, dans le monde, plus usé son imagination queson cœur ; mais je n’en sçavois rien, et la peur m’étoitpermise. Rien, il est vrai, n’égaloit sa vivacité pour moi ;mais quoiqu’il parût fort amoureux, se pouvoit qu’il ne fûtqu’ardent, et qu’il s’y trompât lui-même. D’ailleurs, la galanterienaturelle de son esprit ; la noblesse et les agrémens de safigure ; la façon dont il avoit vécu dans le monde ; saréputation assez faite pour alarmer un cœur tendre ; l’idéequ’il sembloit avoir des femmes, et, qu’à celles qui l’avoientoccupé jusques-là, il ne se pouvoit point, en effet, qu’il n’en eûtpas prise, justifioient ma défiance. S’il ne m’eût jamais montréque des désirs, il ne l’auroit pas bannie ; il m’a prouvé del’estime, et m’a tranquillisée.

Célie.

Vous êtes assurément une maîtresse biencommode ! Vous croyez donc, comme ils voudroient que nousfissions toutes, qu’ils peuvent être infidéles, et n’en pas moinsaimer ?

La Marquise.

Sans doute : ils sont nés libertins, toutles tente ; mais tout ne les soumet point ; et je netrouve pas si chimérique la différence qu’ils s’obstinent à mettreentre ces deux choses-là. Encore une fois, fantaisie n’est pasamour ; et si j’ai vu M. De Clerval revenir quelquefois à moiun peu éteint, je ne l’en ai pas moins retrouvé fort tendre.

Célie.

Je ne sçais que vous dire ; mais il mesemble que vous risquez beaucoup de lui permettre de cesécarts-là.

La Marquise.

Je risquerois beaucoup plus, selon moi, à leslui défendre. Tout ce qu’on gagne à gêner les hommes dans leurscaprices, c’est de les y attacher davantage, et quelquefois de leuren faire des passions. Je veux, d’ailleurs, qu’il en soit ramenépar le vide qu’il y trouve ; le goût du plaisir ne s’use eneux que par le plaisir même. S’il mettoit de l’air à toutes cesmisères-là, loin qu’il se corrigeât d’y attacher une sorte de prix,il tiendroit sans doute à la fureur des conquêtes jusqu’à l’âgeauquel elle ne peut plus donner que le dernier et le plus dégoutantdes ridicules ; mais il n’est que libertin ; et avec lafaçon de penser que je lui connois, il ne me sera pas biendifficile de le faire revenir d’un travers dont, par le secours dutems et de ses seules réflexions, il sentiroit de lui-même tout lefaux.

Célie.

Je ne puis, marquise, que vous admirer ;vous imiter ne seroit pas en mon pouvoir. Hélas ! Le pauvrePrévanes a fait vainement tout ce qu’il a pu pour que je pensassecomme vous : nous avons eu pour cela des scénes ! …ah ! Que je me les reproche aujourd’hui ! Qu’il m’estaffreux de me souvenir que j’ai cent fois fait le malheur de savie ! … grand dieu ! Quelle idée ! … et il n’estplus !

La Marquise.

Eh ! Célie ! Quel malheureuxsouvenir ! … mais j’entends une chaise : c’est surementle duc. Voulez-vous que je le gronde d’être arrivé si tard ?Vous verrez un homme bien embarrassé. Il est tout à fait plaisantquand il croit m’avoir donné de l’humeur.

Célie.

Hélas ! Marquise, que vous êtesheureuse ! La seule félicité qui puisse me rester au monde estle spectacle de la vôtre. Puisse-t’elle être aussi durable que vousle méritez ! elle pleure.

La Marquise.

Sçavez-vous bien qu’il va croire que c’est saprésence qui vous afflige, et qu’il se flattoit de vous retrouverplus raisonnable ?

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