Le Jardin des supplices

Le Jardin des supplices

d’ Octave Mirbeau

 

Aux Prêtres, aux Soldats, aux Juges, aux Hommes, qui éduquent, dirigent, gouvernent les Hommes,je dédie ces pages de Meurtre et de Sang.

O. M.

Frontispice

 

Quelques amis se trouvaient, un soir,réunis chez un de nos plus célèbres écrivains. Ayant copieusement dîné, ils disputaient sur le meurtre, à propos de je ne sais plus quoi, à propos de rien, sans doute. Il n’y avait là que des hommes : des moralistes, des poètes, des philosophes, des médecins, tous gens pouvant causer librement, au gré de leur fantaisie, de leurs manies, de leurs paradoxes, sans crainte devoir, tout d’un coup, apparaître ces effarements et ces terreurs que la moindre idée un peu hardie amène sur le visage bouleversé des notaires. – Je dis notaires comme je pourrais dire avocats ou portiers, non par dédain, certes, mais pour préciser un état moyen de la mentalité française.

Avec un calme d’âme aussi parfait que s’il se fût agi d’exprimer une opinion sur les mérites du cigare qu’il fumait, un membre de l’Académie des sciences morales et politiques dit :

– Ma foi !… je crois bien que le meurtre est la plus grande préoccupation humaine, et que tous nos actes dérivent de lui… On s’attendait à une longue théorie. Il se tut.

– Évidemment !… prononça unsavant darwinien… Et vous émettez là, mon cher, une de ces véritéséternelles, comme en découvrait tous les jours le légendaireM. de La Palisse… puisque le meurtre est la base même denos institutions sociales, par conséquent la nécessité la plusimpérieuse de la vie civilisée… S’il n’y avait plus de meurtre, iln’y aurait plus de gouvernements d’aucune sorte, par ce faitadmirable que le crime en général, le meurtre en particulier sont,non seulement leur excuse, mais leur unique raison d’être… Nousvivrions alors en pleine anarchie, ce qui ne peut se concevoir…Aussi, loin de chercher à détruire le meurtre, est-il indispensablede le cultiver avec intelligence et persévérance… Et je ne connaispas de meilleur moyen de culture que les lois.

Quelqu’un s’étant récrié.

– Voyons ! demanda le savant.Sommes-nous entre nous et parlons-nous sanshypocrisie ?

– Je vous en prie !… acquiesçale maître de la maison… Profitons largement de la seule occasion oùil nous soit permis d’exprimer nos idées intimes, puisque moi, dansmes livres, et vous, à votre cours, nous ne pouvons offrir aupublic que des mensonges.

Le savant se tassa davantage sur lescoussins de son fauteuil, allongea ses jambes qui, d’avoir été troplongtemps croisées l’une sur l’autre, s’étaient engourdies et, latête renversée, les bras pendants, le ventre caressé par unedigestion heureuse, lança au plafond des ronds defumée :

– D’ailleurs, reprit-il, le meurtrese cultive suffisamment de lui-même… À proprement dire, il n’estpas le résultat de telle ou telle passion, ni la forme pathologiquede la dégénérescence. C’est un instinct vital qui est en nous… quiest dans tous les êtres organisés et les domine, comme l’instinctgénésique… Et c’est tellement vrai que, la plupart du temps, cesdeux instincts se combinent si bien l’un par l’autre, se confondentsi totalement l’un dans l’autre, qu’ils ne font, en quelque sorte,qu’un seul et même instinct, et qu’on ne sait plus lequel des deuxnous pousse à donner la vie et lequel à la reprendre, lequel est lemeurtre et lequel est l’amour. J’ai reçu les confidences d’unhonorable assassin qui tuait les femmes, non pour les voler, maispour les violer. Son sport était que le spasme de plaisir de l’unconcordât exactement avec le spasme de mort de l’autre :« Dans ces moments là, me disait-il, je me figurais quej’étais un Dieu et que je créais le monde ! »

– Ah ! s’écria le célèbreécrivain… Si vous allez chercher vos exemples chez lesprofessionnels de l’assassinat ! Doucement, le savantrépliqua :

– C’est que nous sommes tous, plus oumoins, des assassins… Tous, nous avons éprouvé cérébralement, à desdegrés moindres, je veux le croire, des sensations analogues… Lebesoin inné du meurtre, on le refrène, on en atténue la violencephysique, en lui donnant des exutoires légaux : l’industrie,le commerce colonial, la guerre, la chasse, l’antisémitisme… parcequ’il est dangereux de s’y livrer sans modération, en dehors deslois, et que les satisfactions morales qu’on en tire ne valent pas,après tout, qu’on s’expose aux ordinaires conséquences de cet acte,l’emprisonnement… les colloques avec les juges, toujours fatigantset sans intérêt scientifique… finalement la guillotine…

– Vous exagérez, interrompit lepremier interlocuteur… Il n’y a que les meurtriers sans élégance,sans esprit, les brutes impulsives et dénuées de toute espèce depsychologie, pour qui le meurtre soit dangereux à exercer… Un hommeintelligent et qui raisonne peut, avec une imperturbable sérénité,commettre tous les meurtres qu’il voudra. Il est assuré del’impunité… La supériorité de ses combinaisons prévaudra toujourscontre la routine des recherches policières et, disons-le, contrela pauvreté des investigations criminalistes où se complaisent lesmagistrats instructeurs… En cette affaire, comme en toutes autres,ce sont les petits qui paient pour les grands… Voyons, mon cher,vous admettez bien que le nombre des crimes ignorés…

– Et tolérés…

– Et tolérés… c’est ce que j’allaisdire… Vous admettez bien que ce nombre est mille fois plus grandque celui des crimes découverts et punis, sur lesquels les journauxbavardent avec une prolixité si étrange et un manque de philosophiesi répugnant ?… Si vous admettez cela, concédez aussi que legendarme n’est pas un épouvantail pour les intellectuels dumeurtre…

– Sans doute. Mais il ne s’agit pasde cela… Vous déplacez la question… Je disais que le meurtre estune fonction normale – et non point exceptionnelle – de la natureet de tout être vivant. Or, il est exorbitant que, sous prétexte degouverner les hommes, les sociétés se soient arrogé le droitexclusif de les tuer, au détriment des individualités en qui,seules, ce droit réside.

– Fort juste !… corrobora unphilosophe aimable et verbeux, dont les leçons, en Sorbonne,attirent chaque semaine un public choisi… Notre ami a tout à faitraison… Pour ma part, je ne crois pas qu’il existe une créaturehumaine qui ne soit – virtuellement du moins – un assassin… Tenez,je m’amuse quelquefois, dans les salons, dans les églises, dans lesgares, à la terrasse des cafés, au théâtre partout où des foulespassent et circulent, je m’amuse à observer, au strict point de vuehomicide, les physionomies… Dans le regard, la nuque, la forme ducrâne, des maxillaires, du zygoma des joues, tous, en quelquepartie de leur individu, ils portent, visibles, les stigmates decette fatalité physiologique qu’est le meurtre… Ce n’est point uneaberration de mon esprit, mais je ne puis faire un pas sanscoudoyer le meurtre, sans le voir flamber sous les paupières, sansen sentir le mystérieux contact aux mains qui se tendent vers moi…Dimanche dernier, je suis allé dans un village dont c’était la fêtepatronale… Sur la grand-place, décorée de feuillages, d’arcsfleuris, de mâts pavoisés, étaient réunis tous les genresd’amusements en usage dans ces sortes de réjouissances populaires…Et, sous l’œil paternel des autorités, une foule de braves gens sedivertissaient. Les chevaux de bois, les montagnes russes, lesbalançoires n’attiraient que fort peu de monde. En vain les orguesnasillaient leurs airs les plus gais et leurs plus séduisantesritournelles. D’autres plaisirs requéraient cette foule en fête.Les uns tiraient à la carabine, au pistolet, ou à la bonne vieillearbalète, sur des cibles figurant des visages humains ; lesautres, à coups de balles, assommaient des marionnettes, rangéespiteusement sur des barres de bois ; ceux-là frappaient àcoups de maillet sur un ressort qui faisait mouvoir,patriotiquement, un marin français, lequel allait transpercer de sabaïonnette, au bout d’une planche, un pauvre Hova ou un dérisoireDahoméen… Partout, sous les tentes et dans les petites boutiquesilluminées, des simulacres de mort, des parodies de massacres, desreprésentations d’hécatombes… Et ces braves gens étaientheureux !

Chacun comprit que le philosophe étaitlancé… Nous nous installâmes de notre mieux, pour subir l’avalanchede ses théories et de ses anecdotes. Il poursuivit :

– Je remarquai même que cesdivertissements pacifiques ont, depuis quelques années, pris uneextension considérable. La joie de tuer est devenue plus grande ets’est davantage vulgarisée à mesure que les mœurs s’adoucissent –car les mœurs s’adoucissent, n’en doutez pas !… Autrefois,alors que nous étions encore des sauvages, les tirs dominicauxétaient d’une pauvreté monotone qui faisait peine à voir. On n’ytirait que des pipes et des coquilles d’œufs, dansant au haut desjets d’eau. Dans les établissements les plus luxueux, il y avaitbien des oiseaux, mais ils étaient de plâtre… Quel plaisir, je vousle demande ? Aujourd’hui le progrès étant venu, il estloisible à tout honnête homme de se procurer, pour deux sous,l’émotion délicate et civilisatrice de l’assassinat… Encore ygagne-t-on, par-dessus le marché, des assiettes coloriées et deslapins… Aux pipes, aux coquilles d’œufs, aux oiseaux de plâtre quise cassaient stupidement, sans nous suggérer rien de sanglant,l’imagination foraine a substitué des figures d’hommes, de femmes,d’enfants, soigneusement articulés et costumés, comme il convient…Puis on a fait gesticuler et marcher ces figures… Au moyen d’unmécanisme ingénieux, elles se promènent, heureuses, ou fuient,épouvantées. On les voit apparaître, seules ou par groupes, dansdes paysages en décor, escalader des murs, entrer dans des donjons,dégringoler par des fenêtres, surgir par des trappes… Ellesfonctionnent ainsi que des êtres réels, ont des mouvements du bras,de la jambe, de la tête. Il y en a qui semblent pleurer… il y en aqui sont comme des pauvres… il y en a qui sont comme des malades…il y en a de vêtues d’or comme des princesses de légende. Vraimentl’on peut s’imaginer qu’elles ont une intelligence, une volonté,une âme… qu’elles sont vivantes !… Quelques-unes prennent mêmedes attitudes pathétiques, suppliantes… On croit les entendredire : « Grâce !… ne me tue pas !… »Aussi, la sensation est exquise de penser que l’on va tuer deschoses qui bougent, qui avancent, qui souffrent, quiimplorent !… En dirigeant contre elles la carabine ou lepistolet, il vous vient, à la bouche, comme un goût de sang chaud…Quelle joie quand la balle décapite ces semblants d’hommes !…quels trépignements lorsque la flèche crève les poitrines de cartonet couche, par terre, les petits corps inanimés, dans des positionsde cadavres !… Chacun s’excite, s’acharne, s’encourage… Onn’entend que des mots de destruction et de mort :« Crève-le donc !… vise-le à l’œil… vise-le au cœur… Il ason affaire ! » Autant ils restent, ces braves gens,indifférents devant les cartons et les pipes, autant ilss’exaltent, si le but est représenté par une figure humaine. Lesmaladroits s’encolèrent, non contre leur maladresse, mais contre lamarionnette qu’ils ont manquée… Ils la traitent de lâche, lacouvrent d’injures ignobles, lorsqu’elle disparaît, intacte,derrière la porte du donjon… Ils la défient : « Viens-ydonc, misérable ! » Et ils recommencent à tirer dessusjusqu’à ce qu’ils l’aient tuée… Examinez-les, ces braves gens. Ence moment-là, ce sont bien des assassins, des êtres mus par le seuldésir de tuer. La brute homicide qui, tout à l’heure, sommeillaiten eux, s’est réveillée devant cette illusion qu’ils allaientdétruire quelque chose qui vivait. Car le petit bonhomme de carton,de son ou de bois, qui passe et repasse dans le décor, n’est plus,pour eux, un joujou, un morceau de matière inerte… À le voir passeret repasser, inconsciemment ils lui prêtent une chaleur decirculation, une sensibilité de nerfs, une pensée, toutes chosesqu’il est si âprement doux d’anéantir, si férocement délicieux devoir s’égoutter par des plaies qu’on a faites… Ils vont mêmejusqu’à le gratifier, le petit bonhomme, d’opinions politiques oureligieuses contraires aux leurs, jusqu’à l’accuser d’être juif,anglais ou allemand, afin d’ajouter une haine particulière à cettehaine générale de la vie, et doubler ainsi d’une vengeancepersonnelle, intimement savourée, l’instinctif plaisir detuer.

Ici intervint le maître de la maison qui,par politesse pour ses hôtes et dans le but charitable de permettreà notre philosophe et à nous-mêmes de souffler un peu, objectamollement :

– Vous ne parlez que des brutes, despaysans, lesquels, je vous l’accorde, sont en état permanent demeurtre… Mais il n’est pas possible que vous appliquiez les mêmesobservations aux esprits cultivés, aux « naturespolicées », aux individualités mondaines, par exemple, dontchaque heure de leur existence se compte par des victoires surl’instinct originel et sur les persistances sauvages del’atavisme.

À quoi notre philosophe répliquavivement :

– Permettez… Quels sont leshabitudes, les plaisirs préférés de ceux-là que vous appelez moncher, « des esprits cultivés et des naturespolicées » ? L’escrime, le duel, les sports violents,l’abominable tir aux pigeons, les courses de taureaux, lesexercices variés du patriotisme, la chasse… toutes choses qui nesont, en réalité, que des régressions vers l’époque des antiquesbarbaries où l’homme – si l’on peut dire – était, en culturemorale, pareil aux grands fauves qu’il poursuivait. Il ne faut passe plaindre d’ailleurs que la chasse ait survécu à tout l’appareilmal transformé de ces mœurs ancestrales. C’est un dérivatifpuissant, par où les « esprits cultivés et les naturespolicées » écoulent, sans trop de dommages pour nous, ce quisubsiste toujours en eux d’énergies destructives et de passionssanglantes. Sans quoi, au lieu de courre le cerf, de servir lesanglier, de massacrer d’innocents volatiles dans les luzernes,soyez assuré que c’est à nos trousses que les « espritscultivés » lanceraient leurs meutes, que c’est nous que les« natures policées » abattraient joyeusement, à coups defusil, ce qu’ils ne manquent pas de faire, quand ils ont lepouvoir, d’une façon ou d’une autre, avec plus de décision et –reconnaissons-le franchement – avec moins d’hypocrisie que lesbrutes… Ah ! ne souhaitons jamais la disparition du gibier denos plaines et de nos forêts !… Il est notre sauvegarde et, enquelque sorte, notre rançon… Le jour où il disparaîtrait tout d’uncoup, nous aurions vite fait de le remplacer, pour le délicatplaisir des « esprits cultivés ». L’affaire Dreyfus nousen est un exemple admirable, et jamais, je crois, la passion dumeurtre et la joie de la chasse à l’homme ne s’étaient aussicomplètement et cyniquement étalées… Parmi les incidentsextraordinaires et les faits monstrueux, auxquels, quotidiennement,depuis une année, elle donna lieu, celui de la poursuite, dans lesrues de Nantes, de M. Grimaux reste le plus caractéristique ettout à l’honneur des « esprits cultivés et des naturespolicées », qui firent couvrir d’outrages et de menaces demort, ce grand savant à qui nous devons les plus beaux travaux surla chimie… Il faudra toujours se souvenir de ceci que le maire deClisson, « esprit cultivé », dans une lettre renduepublique, refusa l’entrée de sa ville à M. Grimaux et regrettaque les lois modernes ne lui permissent point de « le pendrehaut et court », comme il advenait des savants, aux bellesépoques des anciennes monarchies… De quoi, cet excellent maire futfort approuvé par tout ce que la France compte de ces« individualités mondaines » si exquises, lesquelles, audire de notre hôte, remportent chaque jour d’éclatantes victoiressur l’instinct originel et les persistances sauvages de l’atavisme.Remarquez, en outre, que c’est chez les esprits cultivés et lesnatures policées que se recrutent presque exclusivement lesofficiers, c’est-à-dire des hommes qui, ni plus ni moins méchants,ni plus ni moins bêtes que les autres, choisissent librement unmétier – fort honoré du reste – où tout l’effort intellectuelconsiste à opérer sur la personne humaine les violations les plusdiverses, à développer, multiplier, les plus complets, les plusamples, les plus sûrs moyens de pillage, de destruction et de mort…N’existe-t-il pas des navires de guerre à qui l’on a donné lesnoms, parfaitement loyaux et véridiques, de Dévastation…Furor… Terror ?… Et moi-même ?… Ah !tenez !… J’ai la certitude que je ne suis pas un monstre… jecrois être un homme normal, avec des tendresses, des sentimentsélevés, une culture supérieure, des raffinements de civilisation etde sociabilité… Eh bien, que de fois j’ai entendu gronder en moi lavoix impérieuse du meurtre !… Que de fois j’ai senti monter dufond de mon être à mon cerveau, dans un flux de sang, le désir,l’âpre, violent et presque invincible désir de tuer !… Necroyez pas que ce désir se soit manifesté dans une crisepassionnelle, ait accompagné une colère subite et irréfléchie, ouse soit combiné avec un vil intérêt d’argent !… Nullement… Cedésir naît soudain, puissant, injustifié en moi, pour rien et àpropos de rien… dans la rue, par exemple, devant le dos d’unpromeneur inconnu… Oui, il y a des dos, dans la rue, qui appellentle couteau… Pourquoi ?…

Sur cette confidence imprévue, lephilosophe se tut un instant, nous regarda tous d’un air craintif…Et il reprit :

– Non, voyez-vous, les moralistesauront beau épiloguer… le besoin de tuer naît chez l’homme avec lebesoin de manger, et se confond avec lui… Ce besoin instinctif, quiest le moteur de tous les organismes vivants, l’éducation ledéveloppe au lieu de le refréner, les religions le sanctifient aulieu de le maudire ; tout se coalise pour en faire le pivotsur lequel tourne notre admirable société. Dès que l’hommes’éveille à la conscience, on lui insuffle l’esprit du meurtre dansle cerveau. Le meurtre, grandi jusqu’au devoir, popularisé jusqu’àl’héroïsme, l’accompagnera dans toutes les étapes de son existence.On lui fera adorer des dieux baroques, des dieux fous furieux quine se plaisent qu’aux cataclysmes et, maniaques de férocité, segorgent de vies humaines, fauchent les peuples comme des champs deblé. On ne lui fera respecter que les héros, ces dégoûtantesbrutes, chargées de crimes et toutes rouges de sang humain. Lesvertus par où il s’élèvera au-dessus des autres, et qui lui valentla gloire, la fortune, l’amour, s’appuieront uniquement sur lemeurtre… Il trouvera, dans la guerre, la suprême synthèse del’éternelle et universelle folie du meurtre, du meurtre régularisé,enrégimenté, obligatoire, et qui est une fonction nationale. Oùqu’il aille, quoi qu’il fasse, toujours il verra ce mot :meurtre, immortellement inscrit au fronton de ce vaste abattoirqu’est l’Humanité. Alors, cet homme, à qui l’on inculque, dèsl’enfance, le mépris de la vie humaine, que l’on voue àl’assassinat légal, pourquoi voulez-vous qu’il recule devant lemeurtre, quand il y trouve un intérêt ou une distraction ? Aunom de quel droit la société va-t-elle condamner des assassins quin’ont fait, en réalité, que se conformer aux lois homicides qu’elleédicte, et suivre les exemples sanglants qu’elle leur donne ?…« Comment, pourraient dire les assassins, un jour, vous nousobligez à assommer un tas de gens, contre lesquels nous n’avons pasde haine, que nous ne connaissons même pas ; plus nous lesassommons, plus vous nous comblez de récompenses etd’honneurs !… Un autre jour, confiants dans votre logique,nous supprimons des êtres parce qu’ils nous gênent et que nous lesdétestons, parce que nous désirons leur argent, leur femme, leurplace, ou simplement parce que ce nous est une joie de lessupprimer : toutes raisons précises, plausibles et humaines…Et c’est le gendarme, le juge, le bourreau !… Voilà unerévoltante injustice et qui n’a pas le sens commun ! »Que pourrait répondre à cela la société, si elle avait le moindresouci de logique ?…

Un jeune homme qui n’avait pas encoreprononcé une parole, dit alors :

– Est-ce bien l’explication de cettesingulière manie du meurtre dont vous prétendez que nous sommestous, originellement ou électivement, atteints ?… Je ne lesais pas et ne veux pas le savoir. J’aime mieux croire que tout estmystère en nous. Cela satisfait davantage la paresse de mon espritqui a horreur de résoudre les problèmes sociaux et humains, qu’onne résout jamais d’ailleurs, et cela me fortifie dans les idées,dans les raisons uniquement poétiques, par quoi je suis tentéd’expliquer, ou plutôt de ne pas expliquer, tout ce que je necomprends point… Vous nous avez, mon cher maître, fait tout àl’heure une confidence assez terrible et décrit des impressionsqui, si elles prenaient une forme active, pourraient vous menerloin, et moi aussi, car ces impressions, je les ai souventressenties, et, tout dernièrement, dans les circonstances fortbanales que voici… Mais, auparavant, voulez-vous me permettred’ajouter que ces états d’esprit anormaux, je les dois peut-être aumilieu dans lequel j’ai été élevé, et aux influences quotidiennesqui me pénétrèrent à mon insu… Vous connaissez mon père, le docteurTrépan. Vous savez qu’il n’y a pas d’homme plus sociable, pluscharmant que lui. Il n’y en a pas, non plus, dont la profession aitfait un assassin plus délibéré… Bien des fois j’ai assisté à cesopérations merveilleuses qui l’ont rendu célèbre dans le mondeentier… Son mépris de la vie a quelque chose de véritablementprodigieux. Une fois, il venait de pratiquer devant moi unelaparotomie très difficile, quand, tout d’un coup, examinant samalade encore dans le sommeil du chloroforme, il se dit :« Cette femme doit avoir une affection du pylore… Si je luiouvrais aussi l’estomac ?… J’ai le temps. » Ce qu’il fit.Elle n’avait rien. Alors mon père se mit à recoudre l’inutile plaieen disant : « Au moins, comme cela, on est tout de suitefixé. » Il le fut d’autant mieux que la malade mourait le soirmême… Un autre jour, en Italie, où il avait été appelé pour uneopération, nous visitions un musée… Je m’extasiais…« Ah ! poète ! poète s’écria mon père qui, pas uninstant, ne s’était intéressé aux chefs-d’œuvre qui metransportaient d’enthousiasme… L’art !… l’art !… lebeau !… sais-tu ce que c’est ?… Eh bien, mon garçon, lebeau, c’est un ventre de femme, ouvert, tout sanglant, avec despinces dedans !… » Mais je ne philosophe plus, jeraconte… Vous tirerez du récit que je vous ai promis toutes lesconséquences anthropologiques qu’il comporte, si vraiment il encomporte…

Ce jeune homme avait une assurance dansles manières, un mordant dans la voix, qui nous fit un peufrissonner.

– Je revenais de Lyon, reprit-il, etj’étais seul dans un compartiment de première classe. À je ne saisplus quelle station, un voyageur monta. L’irritation d’être troublédans sa solitude peut déterminer des états d’esprit d’une grandeviolence et vous prédisposer à des actes fâcheux, j’en conviens…Mais je n’éprouvai rien de tel… Je m’ennuyais tellement d’être seulque la venue fortuite de ce compagnon me fut, plutôt, tout d’abord,un plaisir. Il s’installa en face de moi, après avoir déposé avecprécaution, dans le filet, ses menus bagages… C’était un groshomme, d’allures vulgaires, et dont la laideur grasse et luisantene tarda pas à me devenir antipathique… Au bout de quelquesminutes, je sentais, à le regarder, comme un invincible dégoût… Ilétait étalé sur les coussins, pesamment, les cuisses écartées, etson ventre énorme, à chaque ressaut du train, tremblait et roulaitainsi qu’un ignoble paquet de gélatine. Comme il paraissait avoirchaud, il se décoiffa et s’épongea salement le front, un front bas,rugueux, bosselé, que mangeaient, telle une lèpre, de courtscheveux, rares et collés. Son visage n’était qu’un amas debourrelets de graisse ; son triple menton, lâche cravate dechair molle, flottait sur sa poitrine. Pour éviter cette vuedésobligeante, je pris le parti de regarder le paysage et jem’efforçai de m’abstraire complètement de la présence de cetimportun compagnon. Une heure s’écoula… Et quand la curiosité, plusforte que ma volonté, eut ramené mes regards sur lui, je vis qu’ils’était endormi d’un sommeil ignoble et profond. Il dormait, tassésur lui-même, la tête pendant et roulant sur ses épaules, et sesgrosses mains boursouflées étaient posées, tout ouvertes, sur ladéclivité de ses cuisses. Je remarquai que ses yeux rondssaillaient sous des paupières plissées au milieu desquelles, dansune déchirure, apparaissait un petit coin de prunelles bleuâtres,semblables à une ecchymose sur un lambeau de peau flasque. Quellefolie soudaine me traversa l’esprit ?… En vérité, je ne sais…Car si j’ai été sollicité souvent par le meurtre, cela restait enmoi à l’état embryonnaire de désir et n’avait jamais encore pris laforme précise d’un geste et d’un acte… Puis-je croire quel’ignominieuse laideur de cet homme ait pu, seule, déterminer cegeste et cet acte ?… Non, il y a une cause plus profonde etque j’ignore… Je me levai doucement et m’approchai du dormeur, lesmains écartées, crispées et violentes, comme pour unétranglement…

Sur ce mot, en conteur qui sait ménagerses effets, il fit une pause… Puis, avec une évidente satisfactionde soi-même, il continua :

– Malgré mon aspect plutôt chétif, jesuis doué d’une force peu commune, d’une rare souplesse de muscles,d’une extraordinaire puissance d’étreinte, et, à ce moment, uneétrange chaleur décuplait le dynamisme de mes facultésphysiologiques… Mes mains allaient, toutes seules, vers le cou decet homme, toutes seules, je vous assure, ardentes et terribles… Jesentais en moi une légèreté, une élasticité, un afflux d’ondesnerveuses, quelque chose comme la forte ivresse d’une voluptésexuelle… Oui, ce que j’éprouvais, je ne puis mieux le comparerqu’à cela… Au moment où mes mains allaient se resserrer,indesserrable étau, sur ce cou graisseux, l’homme se réveilla… Ilse réveilla avec de la terreur dans son regard, et ilbalbutia : « Quoi ?… quoi ?…quoi ?… » Et ce fut tout !… Je vis qu’il voulaitparler encore, mais il ne le put. Son œil rond vacilla, comme unepetite lueur battue du vent. Ensuite, il resta fixé sur moi,immobile sur moi, dans de l’épouvante… Sans dire un mot, sans mêmechercher une excuse ou une explication par quoi l’homme eût étérassuré, je me rassis, en face de lui, et négligemment, avec uneaisance de manières qui m’étonne encore, je dépliai un journal que,d’ailleurs, je ne lus pas… À chaque minute, l’épouvante grandissaitdans le regard de l’homme qui, peu à peu, se révulsa, et je vis sonvisage se tacher de rouge, puis se violacer, puis se raidir…Jusqu’à Paris, le regard de l’homme conserva son effrayante fixité…Quand le train s’arrêta, l’homme ne descendit pas…

Le narrateur alluma une cigarette à laflamme d’une bougie, et, dans une bouffée de fumée, de sa voixflegmatique, il dit :

– Je crois bien !… Il étaitmort !… Je l’avais tué d’une congestion cérébrale…

Ce récit avait produit un grand malaiseparmi nous… et nous nous regardions avec stupeur… L’étrange jeunehomme était-il sincère ?… Avait-il voulu nousmystifier ?… Nous attendions une explication, un commentaire,une pirouette… Mais il se tut… Grave, sérieux, il s’était remis àfumer, et, maintenant, il semblait penser à autre chose… Laconversation, à partir de ce moment, se continua sans ordre, sansentrain, effleurant mille sujets inutiles, sur un tonlanguissant…

C’est alors qu’un homme, à la figureravagée, le dos voûté, l’œil morne, la chevelure et la barbeprématurément toutes grises, se leva avec effort, et d’une voix quitremblait, il dit :

– Vous avez parlé de tout, jusqu’ici,hormis des femmes, ce qui est vraiment inconcevable dans unequestion où elles ont une importance capitale.

– Eh bien !… parlons-en,approuva l’illustre écrivain, qui se retrouvait dans son élémentfavori, car il passait, dans la littérature, pour être ce curieuximbécile qu’on appelle un maître féministe… Il est temps, en effet,qu’un peu de joie vienne dissiper tous ces cauchemars de sang…Parlons de la femme, mes amis, puisque c’est en elle et par elleque nous oublions nos sauvages instincts, que nous apprenons àaimer, que nous nous élevons jusqu’à la conception suprême del’idéal et de la pitié.

L’homme à la figure ravagée eut un rire oùl’ironie grinça, comme une vieille porte dont les gonds sontrouillés.

– La femme éducatrice de lapitié !… s’écria-t-il… Oui, je connais l’antienne… C’est fortemployé dans une certaine littérature, et dans les cours dephilosophie salonnière… Mais toute son histoire, et, non seulementson histoire, son rôle dans la nature et dans la vie, démententcette proposition, purement romanesque… Alors pourquoicourent-elles, les femmes, aux spectacles de sang, avec la mêmefrénésie qu’à la volupté ?… Pourquoi, dans la rue, au théâtre,à la cour d’assises, à la guillotine, les voyez-vous tendre le col,ouvrir des yeux avides aux scènes de torture, éprouver, jusqu’àl’évanouissement, l’affreuse joie de la mort ?… Pourquoi leseul nom d’un grand meurtrier les fait-il frémir, jusque dans letréfonds de leur chair, d’une sorte d’horreur délicieuse ?…Toutes, ou presque toutes, elles rêvèrent de Pranzini…Pourquoi ?…

– Allons donc !… s’exclamal’illustre écrivain… les prostituées…

– Mais non, répliqua l’homme à lafigure ravagée… les grandes dames et les bourgeoises… C’est la mêmechose… Chez les femmes, il n’y a pas de catégories morales, il n’ya que des catégories sociales. Ce sont des femmes… Dans le peuple,dans la haute et petite bourgeoisie, et jusque dans les couchesplus élevées de la société, les femmes se ruent à ces morgueshideuses, à ces abjects musées du crime, que sont les feuilletonsdu Petit Journal… Pourquoi ?… C’est que les grandsassassins ont toujours été des amoureux terribles. Leur puissancegénésique correspond à leur puissance criminelle… Ils aiment commeils tuent !… Le meurtre naît de l’amour, et l’amour atteintson maximum d’intensité par le meurtre… C’est la même exaltationphysiologique… ce sont les mêmes gestes d’étouffement, les mêmesmorsures… et ce sont souvent les mêmes mots, dans des spasmesidentiques…

Il parlait avec effort, avec un air desouffrir… et, à mesure qu’il parlait, ses yeux devenaient plusmornes, les plis de son visage s’accentuaient davantage…

– La femme, verseuse d’idéal et depitié !… reprit-il… Mais les crimes les plus atroces sontpresque toujours l’œuvre de la femme… C’est elle qui les imagine,les combine, les prépare, les dirige… Si elle ne les exécute pas desa main, souvent trop débile, on y retrouve, à leur caractère deférocité, d’implacabilité, sa présence morale, sa pensée, son sexe…« Cherchez la femme ! » dit le sagecriminaliste…

– Vous la calomniez !… protestal’illustre écrivain, qui ne put dissimuler un geste d’indignation.Ce que vous nous donnez là pour des généralités, ce sont de trèsrares exceptions… Dégénérescence, névrose, neurasthénie…parbleu !… la femme n’est, pas plus que l’homme, réfractaireaux maladies psychiques… bien que, chez elle, ces maladies prennentune forme charmante et touchante, qui nous fait mieux comprendre ladélicatesse de son exquise sensibilité. Non, monsieur, vous êtesdans une erreur lamentable, et, j’oserai dire, criminelle… Ce qu’ilfaut admirer dans la femme, c’est au contraire le grand sens, legrand amour qu’elle a de la vie, et qui, comme je le disais tout àl’heure, trouve son expression définitive dans la pitié…

– Littérature !… monsieur,littérature !… Et la pire de toutes.

– Pessimisme, monsieur !…blasphème !… sottise !

– Je crois que vous vous trompez tousles deux, interjeta un médecin… Les femmes sont bien plus raffinéeset complexes que vous ne le pensez… En incomparables virtuoses, ensuprêmes artistes de la douleur qu’elles sont, elles préfèrent lespectacle de la souffrance à celui de la mort, les larmes au sang.Et c’est une chose admirablement amphibologique où chacun trouveson compte, car chacun peut tirer des conclusions très différentes,exalter la pitié de la femme ou maudire sa cruauté, pour desraisons pareillement irréfutables, et selon que nous sommes, dansle moment, prédisposés à lui devoir de la reconnaissance ou de lahaine… Et puis, à quoi bon toutes ces discussions stériles ?…Puisque, dans la bataille éternelle des sexes, nous sommes toujoursles vaincus, que nous n’y pouvons rien… et que tous, misogynes ouféministes, nous n’avons pas encore trouvé, pour nous réjouir etnous continuer, un plus parfait instrument de plaisir et un autremoyen de reproduction que la femme !…

Mais l’homme à la figure ravagée faisaitdes gestes de violente dénégation :

– Écoutez-moi, dit-il… Les hasards dela vie – et quelle vie fut la mienne ! – m’ont mis enprésence, non pas d’une femme… mais de la femme. Je l’ai vue, librede tous les artifices, de toutes les hypocrisies dont lacivilisation recouvre, comme d’une parure de mensonge, son âmevéritable… Je l’ai vue livrée au seul caprice, ou, si vous aimezmieux, à la seule domination de ses instincts, dans un milieu oùrien, il est vrai, ne pouvait les refréner, où tout, au contraire,se conjurait pour les exalter… Rien ne me la cachait, ni les lois,ni les morales, ni les préjugés religieux, ni les conventionssociales… C’est dans sa vérité, dans sa nudité originelle, parmiles jardins et les supplices, le sang et les fleurs, que je l’aivue !… Quand elle m’est apparue, j’étais tombé au plus bas del’abjection humaine – du moins je le pensais. Alors, devant sesyeux d’amour, devant sa bouche de pitié, j’ai crié d’espérance, etj’ai cru… oui, j’ai cru que, par elle, je serais sauvé. Eh bien,ç’a été quelque chose d’atroce !… La femme m’a fait connaîtredes crimes que j’ignorais, des ténèbres où je n’étais pas encoredescendu… Regardez mes yeux morts, ma bouche qui ne sait plusparler, mes mains qui tremblent… rien que de l’avoir vue !…Mais je ne puis la maudire, pas plus que je ne maudis le feu quidévore villes et forêts, l’eau qui fait sombrer les navires, letigre qui emporte dans sa gueule, au fond des jungles, les proiessanglantes… La femme a en elle une force cosmique d’élément, uneforce invincible de destruction, comme la nature… Elle est à elletoute seule toute la nature !… Étant la matrice de la vie,elle est, par cela même, la matrice de la mort… puisque c’est de lamort que la vie renaît perpétuellement… et que supprimer la mort,ce serait tuer la vie à sa source unique de fécondité…

– Et qu’est-ce que celaprouve ?… fit le médecin, en haussant les épaules. Il réponditsimplement :

– Cela ne prouve rien… Pour être dela douleur ou de la joie, les choses ont-elles donc besoin d’êtreprouvées ?… Elles ont besoin d’être senties…

Puis, avec timidité et – ô puissance del’amour-propre humain ! – avec une visible satisfaction desoi-même, l’homme à la figure ravagée sortit de sa poche un rouleaude papier qu’il déplia soigneusement :

– J’ai écrit, dit-il, le récit decette partie de ma vie… Longtemps, j’ai hésité à le publier, etj’hésite encore. Je voudrais vous le lire, à vous qui êtes deshommes et qui ne craignez pas de pénétrer au plus noir des mystèreshumains… Puissiez-vous pourtant en supporter l’horreursanglante !… Cela s’appelle : Le Jardin dessupplices…

Notre hôte demanda de nouveaux cigares etde nouvelles boissons…

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