Le Jardinier de la Pompadour

Le Jardinier de la Pompadour

d’ Eugène Demolder

À EDMOND HARAUCOURT

I

Avec l’alouette la maison de Jasmin Buguet s’éveilla dans le matin de septembre.

Elle ouvrit ses volets, lâcha les pigeons,pendit trois cages à ses murs escaladés par les vignes.

À travers la brume les petits carreaux des fenêtres rirent sous le toit en tuiles rousses ; la lucarne qui donnait sur le village s’enflamma au reflet de l’aurore.

Cette humble demeure s’érigeait à Boissise-la-Bertrand, un village juché au bord de la Seine, à une lieue en aval de Melun, au long de la rive droite. Elle se présentait la première, quand on arrivait par le chemin de Saint-Port ; elle regardait le cours d’eau, très large vers cet endroit, et haute d’un seul étage s’adossait à la pente du coteau sur lequel s’étendait le jardin.

Le plus beau des jardins ! Les Buguet étaient fleuristes de père en fils. Leurs plates-bandes rivalisaient d’éclat avec celles du petit château voisin,badigeonné de jaune et qui appartenait aux marquis d’Orangis.Jasmin avait la coquetterie de sa flore. Dès le printemps il exposait sous la treille, appuyés à la façade du logis, des petits« théâtres de fleurs » : assemblages de plantes qui s’élevaient sur des gradins les unes derrière les autres, en sorte que l’œil et la main se pouvaient porter partout sans obstacle. Il y mettait des oreilles d’ours, des renoncules d’or, des anémones ; elles alternaient avec les tulipes jaspées qui éclairaient de leur flamme cette parade printanière. Un marronnierd’Inde abritait l’étal qu’eût dévoré le soleil. En été Jasmindisposait sur les gradins les œillets rouges, les glaïeuls et lacampanule-carillon. L’automne y faisait épanouir les géraniums, lestricolors, les chrysanthèmes.

Or ce jour de septembre le jardinier se levaavec le soleil. La veille, avant de retourner au château, MartineBécot, la chambrière de Mme d’Étioles, lui avaitdit en ouvrant des yeux cajoleurs :

– Je suis en peine, Jasmin ! Il mefaut demain des fleurs roses pour orner le phaëton de ma maîtresse.Je ne sais où les trouver !

Buguet s’était planté un œillet au coin de labouche et avait répondu, fanfaron :

– Je te donnerai toutes les fleurs de monjardin, si tu viens prendre celle-ci avec tes dents !

Martine avait obéi. C’est pourquoi dèsl’aurore Jasmin coupait les fleurs de six grands lauriers roses quidans leurs caisses peintes en vert clair s’alignaient devant samaison.

Ah ! C’est bien pour l’amour de Martinequ’il abattit d’un coup ces rameaux qui balançaient au vent leurscalices parfumés ! Il les sacrifia tous : la maisonnettefit grise mine, sa parure enlevée, et ce fut avec mélancolie queJasmin couvrit la grande corbeille où il avait couché les jolisnériums, après avoir eu soin d’envelopper chaque branche de moussehumide.

À six heures une charrette s’arrêta devant laporte ; c’était Rémy Gosset, le parrain à Martine. Il venaitprendre les fleurs : « Ça ne le gênait guère, car ilallait à Corbeil porter son beurre, son fromage et sesœufs. »

Jasmin veilla à ce que le précieux envoi nefût pas déposé sur les caisses à fromages : il l’installalui-même au-dessus des paniers d’œufs et fit promettre au bonhommede se rendre d’abord au château d’Étioles.

– J’y serai sur le coup de neuf heures,affirma Gosset.

Il fit serment de remettre la corbeille àMartine elle-même, afin que personne ne laissât traîner au soleilla délicate marchandise.

D’un coup de fouet il enleva son bidet :la bâche verte de la charrette tourna dans la ruelle etdisparut.

Jasmin resta sur la route et suivit des yeuxle courant de la Seine : des bateaux de Bourgogne descendaientvers Paris des tonnes cerclées de neuf et avançaient lentement dansle brouillard du matin.

Comme le jardinier les regardait, une fenêtrede la maison s’ouvrit et une vieille femme en bonnet de nuitapparut :

– Jasmin ! Jasmin ! Arrivedonc ! cria-t-elle.

– Voilà ! voilà !mère !

Quand il rentra, la vieille était descendue.Elle apostropha gaiement son fils :

– Eh bien, mon gars ! T’as la puce àl’oreille ? C’est-y pour voir couler la Seine que tu t’es levési tôt ? À ton aise, après tout ! Les cuisse-madame etles mouille-bouche sont cueillies. Les calvilles peuvent attendre.Déjeune !

Elle poussa sur la table une miche, du lard etun cruchon. Jasmin sortit un couteau de sa poche, se servit,mangea, but à même la cruche.

– L’aurore creuse l’estomac, dit-il.

La mère allumait une flambée de sarments sousle trépied, au milieu de la grande cheminée. Le fagot fuma :la vieille n’en fut point gênée ; elle se versa du lait dansune écuelle en terre, qu’elle mit sur les flammes ; puis elletailla quelques tranches de pain bis : quand l’ébullitioncommença, elle les jeta dans le lait, sala, poivra et laissamijoter.

Ces préparatifs firent tousser Jasmin.

– Je vais prendre l’air, dit-il.

– C’est la fumée qui te chasse,fieu ! Va sentir d’où le vent vient ! Tu me lediras !

Jasmin sortit. À ce moment le ciel devint plustransparent. Sur l’eau flottaient des brumes : avides delumière autant qu’amoureuses de l’onde, elles tiraient vers le cielet trempaient leurs gazes dans le fleuve endormi.

Soudain la brise réveilla tout à fait laSeine ; dans un frémissement, sous le soleil pâle en sarondeur d’hostie, l’eau se pailleta d’argent. Ébloui, Jasminregarda les spirales opalines que le vent poussait contre lesbuissons.

Il adorait la rosée ; il aimait àsurprendre ses diamants près d’une cétoine verte, au cœur des« cuisses de Nymphe ». Ce matin elle le fit songer auxmois déjà passés. Vraiment cette année le printemps avait opéré lemiracle des roses. La Fête-Dieu en était restée inoubliable :les rues avaient été jonchées de pétales, les reposoirsenguirlandés de branches fleuries et la petite église avaitressemblé à un temple de l’Amour.

Aujourd’hui on payait cette débauche. Jasminjeta un regard à ses rosiers épuisés par un trop fougueuxrenouveau : l’été était mort et ils ne portaient pas de fleurs« remontantes ». À l’idée de cette privation Buguetregretta presque le cadeau fait à Martine ; bien qu’il aimâtfort la soubrette, il la maudit un brin et sentit que peut-être aufond de son âme il préférait à sa blonde joliesse la chairmulticolore des bouquets.

Doucement, avec un soupir, il gravit à droitede la maison un petit escalier de pierres qui conduisait à uneterrasse où s’alignaient les fuschias, les basilics odorants, lesorangers de savetier. Au long de plates-bandes bordées de thym, lesœillets d’Inde répandaient leur âpre parfum. Au fond de laterrasse, le premier rayon aviva les roses trémières comme s’il leseût peintes avec un pinceau d’or.

Jasmin sortit un arrosoir, en plongea leventre dans un tonneau enfoncé au coin d’un parterre. Il distribual’eau à des flox préparés pour la Saint-Auguste, tombant cejour-là.

– Mère, cria-t-il en promenant sur lesplantes les jets fins d’un juste arrosage, les flox blancs sont àvendre ! Trois sols !

– C’est pas donné, mon garçon !

Jasmin devait aller chez l’oncle Gillot poursavoir quand on commençait les vendanges.

– Bonne idée, mon fieu ! dit laBuguet. Embrasse bien mon frère pour moi. Hé ! Porte-lui notredernier melon.

Buguet rentra, mit sa culotte noire à bouclesd’argent, une chemise de toile bise avec un col rabattu, un giletde pékin à pochettes et son habit brun en droguet : puis,ayant noué ses cheveux par derrière en catogan, il posa sur sonfront le tricorne des dimanches.

Il partit, emportant sur l’épaule, au boutd’un bâton, le gros fruit jaune que la mère avait mis dans unpanier fermé « pour attraper les curieux ».

Et il suivit le bord de la Seine, heureux dela belle journée.

Passant à Saint-Assises, Jasmin aperçut dansle parc d’une gentilhommière le vieux jardinier qui ratissaitl’allée.

– Bonjour, monsieur Leturcq !

– Ah ! Jasmin ! Entredonc !

– Vous êtes bien civil, monsieurLeturcq !

Buguet ôta son chapeau et déposa le panierprès de la grille.

– Viens que je te montre une plantenouvelle, continua M. Leturcq. Elle arrive d’Italie et fleuritici pour la première fois.

Jasmin eut un battement de cœur en pénétrantdans la petite serre. Un dévot n’est pas plus ému sous le porched’une église. Cet amoureux des fleurs eût cherché l’eau bénite aufond des arrosoirs et se fût signé. Il tint son feutre sous le brasrespectueusement.

– Vois, dit M. Leturcq avec un gesterond et une mine satisfaite.

Jasmin s’arrêta devant deux tubéreuses.Blanches sur leurs longues tiges vertes et rougissant, commehonteuses de la volupté qui s’émanait de leurs corolles, capiteuseselles s’offraient au milieu d’un groupe de bromélias bigarrés quisemblaient épris des nouvelles venues.

– Caresse ! C’est doux, ditM. Leturcq.

Jasmin obéit ; sa main trembla.

– Et celle-ci ? continua le vieuxjardinier.

C’était la Gordon des Anglais (ainsiappelait-on alors le gardénia !), tout aristocratique etélégante.

– Sont-elles belles ! murmuraBuguet. Vous devez être fier de les montrer, monsieur Leturcq.

– Dame ! On a sonamour-propre ! Malheureusement les connaisseurs sontrares.

Jasmin reprit sa route, émerveillé. Cestubéreuses ! Sa cervelle en était troublée. Il lui semblaitqu’il venait d’assister au déshabillé d’une princesse au jour deses noces, dans un de ces contes qu’il lisait aux veillées. Et ilétait l’époux ! Il avait touché la chair blanche : samain en restait parfumée !

Il reconnut aussi que l’odeur des tubéreusesétait pareille à celle du flacon que Martine lui avait donné unjour en disant :

– Tiens, c’est deMme d’Étioles !

Et il songea à Mme d’Étioles.Il se la figura pareille à la fille d’un lord qu’il avait vue auparc de Vaux-Pralin quand il s’y trouvait en corvée. Cette anglaiseétait pâle comme la gordon et, ainsi que cette fleur, vêtue demousseline blanche.

Jasmin côtoyait le fleuve. Une poule d’eaus’envolant des roseaux le tira de sa songerie. Il prit dans sapochette la grosse montre d’argent qu’il tenait de son père. Lepetit forgeron du cadran frappa huit coups sur son enclume. Jasmin,rassuré, continua lentement sa route.

Mais une femme vint l’accoster : NicoleSansonet, la pêcheuse d’anguilles – une gaillarde qui n’eut pointpeur des chevau-légers en son temps et qui, frisant la quarantaine,regardait encore les garçons avec une flamme au fond de l’œil. Sacornette couvrait une figure rougeaude, son tablier à bavettedissimulait mal de grasses rondeurs. Elle portait sur le dos unehotte pleine de poissons ; une gourde battait ses fesses.

– Belle journée, Jasmin, dit-elle. Ilfaut en profiter. Elles vont se faire rares, mon gas !

Ils cheminent côte à côte. Tout à coup lacommère regarde son compagnon en face :

– À propos, toi, t’es pas encoremarié ? T’es dans l’âge pourtant ! On l’avait annoncé,ton mariage ! On croyait que ce serait aux prunes ! Etpuis, pan ! V’là Martine à Étioles ! Alors, c’est-y pourles vendanges ou la Noël ?

Jasmin rit et Nicole continue :

– C’est qu’elle est avenante, lamâtine ! À ta place, je n’aimerais guère la voir entourée deces freluquets d’Étioles ! La vertu d’une femme ça glissecomme l’anguille, et quand c’est parti, c’est parti ! Ouvrel’œil, Jasmin, c’est Nicole qui te le dit.

Buguet était arrivé. Il remercia la pêcheusepour ses conseils et se dirigea vers la tannerie de l’oncleGillot.

Elle s’érigeait devant la Seine. Culottée parle tannin, le sang, les chiures de frelons, elle distribuait sestrois séchoirs et le logis du maître le long d’une cour brune etpuante. Au milieu, une charrette pleine de peaux de bœufs étaitarrêtée.

Jasmin entra. Ses parents lui firent bonaccueil. La tante Gillot prit le melon, le flaira sous la queue. Lejardinier s’informa de l’état des vignes.

– Eh ! si septembre est chaud (choseprobable, vu que le beau temps a pris avec la lune !) onpourra vendanger tôt !

– Bonne affaire, répliqua Jasmin. Enattendant je vais passer la journée ici et voir s’il n’y a rien àtailler dans l’enclos.

– J’ai mieux pour toi, mon neveu, dit lamère Gillot. Eustache Chatouillard, notre voisin, a promis de venirme prendre dans sa carriole pour aller à Sénart, où le Roi chasseen forêt. Mais il faut que j’aide mon homme à mettre les peauxdessaigner dans la rivière. Va à Sénart à ma place !

Jasmin hésita.

– C’est des choses qu’on voit une foisdans sa vie, insista Gillot.

Eustache arriva sur ces entrefaites. Il poussades exclamations en apprenant que la mère Gillot était empêchée.Mais il enleva Jasmin.

– Je suis certain que le Roi vient,affirma-t-il. Je le tiens de grenadiers à cheval qui raccommodaientla route.

Comme Jasmin s’étonnait que des soldatsvinssent réparer les chemins pour un seul passage decarrosses :

– Ah ! Ah ! repritChatouillard, c’est qu’il y a des dames dans les carrosses, et lescahots, ça ne fripe pas seulement les atours ! Il y a autrechose en dessous qu’il faut soigner !… Ça te fait rire,jardinier ! Tu ne t’assieds pas sur tes laitues quand tu lesportes au marché de Corbeil ?

– Eh ! J’ai trop souci de mamarchandise !

– Chacun a souci de la sienne, mongars ! Hue, Bourry !

Le cheval trottait ferme, excité par leséclats de voix d’Eustache et les coups de fouet. Les jeunes gensatteignirent Nandy, dont la petite église sonna dix heures. Ilstraversaient les champs déjà fauchés où les perdrix couraient dansle chaume. Les meules posaient leurs cônes d’or à côté des bosquetsd’un vert sombre ; une brise légère fit glisser le frissonpâle des feuilles retournées.

Le village de Lieusaint, où ils arrivèrentbientôt, était encombré. Un air de fête soufflait. Les groupes depaysans allaient, venaient, avec des fermières en coqueluchon noirou en chapeau de paille ; une quêteuse de grand chemin, sessouliers à la ceinture, regardait, l’air ahuri. Un âne chargéd’ustensiles revenait du marché de Corbeil, accompagné de laitièresportant le pot de cuivre sur la tête et de gamins qui avaient étévendre des noisettes au litron.

Les grenadiers à cheval caracolaient, sousleur bonnet rouge garni de peau d’ourson.

Ils avaient les sabres au clair ; delongs fusils et des épieux battaient leurs cuisses.

Au fond de la longue et large route qui,bordée au bourg de fermes et de maisons blanches, pénétrait ensuitedans la forêt, au loin, près du carrefour de Villeroi, àl’extrémité de l’allée que barraient les grenadiers, une foulemulticolore papillonnait, jetait et mêlait des taches blanches,pourpres, jaunes. De clairs personnages sortaient des coulisses del’horizon. Ils apparaissaient, disparaissaient. Au-dessus de cemouvant spectacle rayé par un soleil de clairière, les vols decorbeaux se débandaient par crainte des hourvaris et du forhu.

Les deux garçons descendirent de carriole. Ettout à coup Jasmin se sentit intimidé. Il allait voir le Roi !Cette idée bouleversa son cœur. Dans les châteaux où il taillaitles charmilles, il avait souvent entendu parler de Louis XV. Ilsavait la puissance du souverain : il lui parut que la forêtla recelait entière, que les cors allaient annoncer la présenced’une chose formidable.

Eustache avait pris dans la voiture du pain etdu fromage ; il entraîna Jasmin vers les taillis.

Ils se faufilèrent sous les ramées. Des gardesde la maison du roi empêchaient d’approcher du carrefour, « oùl’on sert une halte à Sa Majesté », dirent-ils.

Heureusement Eustache rencontra un valet dechiens de sa connaissance ; grâce à lui ils purentapprocher.

– Regardez ! dit le domestique.

Au bord de la route c’était d’abord leschevaux de la suite royale. Parmi eux, un tout blanc :

– Le cheval du roi, murmura le valet.

Un autre, isabelle doré, avec la raie de muletet les crins noirs.

– Celui de la duchesse de Châteauroux,continua le piqueur.

Cependant cette cavalerie à étriers videsempêchait les amis de voir : ils grimpèrent dans un orme etchoisirent en ses fourches un commode observatoire.

 

Aux pieds des chênes et des bouleaux où sontaccrochés les cors et les couteaux de chasse, c’est un fracasd’uniformes, une allée et venue de chevau-légers, de meutes tenuesen laisse, un effarement de marmitons qui portent sur de grandsplats des hures, des lièvres rôtis et des fruits. Les hêtresabritent le repos de mules à panaches et oreillères de cuivre. Etpartout où s’étendent de l’herbe et un peu d’ombre, des seigneurs,des officiers, des dames se régalent, assis ou couchés autour denappes jetées sur le sol.

Jasmin est ébloui. Cette cour qui s’ébat parmiles mousses, l’attrait de ces visages, l’étourderie de ces amazonesqui ménagent des retroussis de jupes d’où sortent de jolis piedschaussés de maroquin violet, ces gentilshommes qui arborent descordons bleus sur la poitrine et appuient la main sur leur cœur,ces abandons aimables, tout le charme de cette aristocratie, que lejardinier a déjà entrevue dans les châteaux de Melun, leravissent.

– Que c’est beau ! murmure-t-il.

Eustache lui souffle :

– Le Roi !

– Où ?

– Là !

Louis XV est assis au milieu d’un grand tapis.Sur un habit de velours pourpre à larges galons il porte desdentelles, et sur sa perruque poudrée un chapeau bordé de plumeblanche. Des laquais s’empressent : ils présentent à SaMajesté un pâté ; elle refuse et bâille.

Jasmin remarque que le Roi a le visage rose etrond. Louis XV fait des gestes lents, porte paresseusement à sabouche une cuisse de poulet et la jette au petit épagneul qui seroule à côté de son assiette. Puis il bâille encore et se penchevers la dame installée près de lui.

– La duchesse de Châteauroux, expliqueEustache, qui a travaillé à Paris et connaît certaines mœurs de lacour.

– Ce n’est pas la Reine ?

– C’est la maîtresse du Roi.

La duchesse a la figure pâle sous le tricornede chasse et paraît souffrante dans sa robe jaune. Elle sursauteaux paroles du Roi et Jasmin, à qui rien n’échappe, voit son visagese contracter, ses joues devenir livides.

– On dirait qu’elle va mourir, murmure lejardinier.

Une chose l’inquiète davantage : leRoi ! Malgré l’air d’ennui que se donne le souverain, unprestige l’entoure aux yeux du jouvenceau. Car on a dit à Jasminqu’il faut savoir mourir pour lui, que c’est le chef qui dirige lesbatailles et remporte les victoires. Le fleuriste ne peuts’imaginer Louis XV qu’à travers cette illustration. Pourtant ilsouhaiterait son maître plus impérieux, d’une allure virile etgaie. Il regrette que le Roi de France ait ce pli d’amertume qui secreuse par instant aux commissures de ses lèvres et ce regard quise pose avec mépris. Il se rappelle une gravure où Louis XV a lefront libre, l’œil franc, le teint fleuri, l’air à la fois doux etconquérant, et où il fait penser en même temps au pigeon ramier età l’aigle. Jasmin s’assure que c’est ainsi que le Roi doit être etdans le personnage distrait et fatigué il revoit le princemagnanime de la gravure.

 

Pendant que Buguet se livrait à cesréflexions, sur la route, du côté de Montgeron, apparut au soleilun attelage éclatant qui jeta des reflets aux ornières et brillacomme un astre inattendu. Plusieurs seigneurs sursautèrent, sefirent une visière de la main pour mieux voir.

L’apparition se dessina. Les courtisansdistinguèrent une femme en rose dans un phaëton d’azur attelé dedeux chevaux blancs. Elle conduisait elle-même. Derrière, unnégrillon tenait ouvert un grand parasol.

À l’approche de la halte, la dame ralentitl’allure de ses chevaux, afin de recueillir les regards de la courétonnée, où frémit un murmure.

Ses larges paniers emplissaient la voiture defalbalas. Sa main gauche laissait flotter les rênes ; ladroite agitait un grand éventail.

Elle portait un chapeau à la bergère sur sescheveux poudrés et avait trois mouches si subtilement poséesqu’elles brillaient comme des étincelles sur le teint pâle querelevait un rien de fard. La robe échancrée à la gorge montrait lanaissance des seins. Tout provoquait dans la belle cochère :la fierté sur son front, la luxure aux fossettes de ses joues etaux coins de ses lèvres. La transparence de ses dentelles carnaitd’un diabolique éclat jusqu’à ses perles, tandis que ses yeux arméscherchaient une victime. Son bras avait l’élégance d’un col decygne, et sa toilette semblait avoir été trempée dans le sangenflammé des roses de Bengale.

La dame traversa les groupes deschevau-légers, des grenadiers, des valets ; elle excitait lacuriosité de tous ces hommes.

Elle passa devant le roi, s’inclina.

Jasmin voyait tout du haut de son arbre. Àl’aspect de la dame, il éprouva un trouble étrange. L’émoi lui fitlâcher une seconde la branche qui le soutenait. Il entendit battreson cœur dans sa poitrine. Ébloui comme si la reine des fleurs fûtapparue, le jardinier cria :

– Mordi, la belle femme !

Mais une gerbe était là, dans la voiture, àcôté de la dame. Jasmin proféra, la gorge serrée :

– Mes fleurs !

Il avait reconnu les nériums cueillis auxlueurs de l’aurore devant sa maisonnette et il dit,tremblant :

– Mme d’Étioles.

Alors, pris de vertige, il descendit del’arbre et s’éloigna, suivi d’Eustache, qui s’étonnait de l’émotionde son ami.

– Mme d’Étioles, répétaencore Buguet.

Eustache prit un air malin :

– J’ai entendu parler d’elle ; ondit que c’est un morceau de roi.

Il insista, hochant la tête :

– Un morceau de roi !

Arrivé à proximité de Lieusaint, Eustachequitta Jasmin en lui promettant de venir le reprendre une heureplus tard.

– Merci, dit le jardinier, j’ai le tempsde retourner à pied, ça me fera du bien.

– À ton aise !

Jasmin se dirige du côté de Lieusaint. Dans laroute maintenant solitaire, il marche, abasourdi, s’arrêtant pourpasser la main sur son front.

Alors c’est cette femme merveilleuse queMartine approche à toute heure !

Jasmin eût dû deviner que sa promise était auservice d’une beauté pareille. Depuis quelque temps, elle devenaitplus piquante, plus jolie : le reflet deMme d’Étioles, sans doute !

 

Jasmin pense à ces choses. Mais il entendquelques petits cris, un bruit de chevaux emballés. Il seretourne.

Le phaëton d’azur !Mme d’Étioles !

Chassée par les officiers de la Châteauroux,elle s’est enfuie, défaille de dépit, lâche les rênes ; déjàle négrillon met sous le nez de sa maîtresse un flacon decristal ; le grand parasol roule au milieu de la route.

Jasmin se précipite, arrête les chevaux. Ilsaute sur le marche-pied de la voiture et recueille la dame. Elleest évanouie.

Jasmin la soulève, et avec beaucoup de peine,à cause des grands paniers, la porte au pied d’un arbre.

Affolé il crie :

– Mon Dieu, aidez-moi !

Le négrillon s’agite comme un singe endélire.

– Elle est morte ! hurle Jasmin.

Il court vers une source qu’il a rencontréesous bois et revient avec son chapeau qui ruisselle. Il y trempe lebout des doigts, et, comme il le ferait pour ses amaryllis pâmés,secoue quelques gouttes d’eau sur le visage blémissant où la bouchefardée paraît une blessure.

La dame ouvre les yeux : Jasmin croitrenaître lui-même à la vie. Elle murmure :

– Où suis-je ?… Que faites-vouslà ?

Jasmin est à genoux. Le négrillon rajuste unedentelle. Mme d’Étioles, pâle, fronce le sourcil,sa bouche se crispe avec douleur. Elle dit, perdue au fond d’unrêve :

– Je me souviens.

Ses petites mains empoignent l’herbe à côtéd’elle :

– Et je me souviendrai.

Puis elle s’adresse au négrillon :

– Mon miroir !

Elle y jette un regard :

– Quel désarroi !

Elle tapote ses boucles, caresse ses sourcilset, se parlant à elle-même, avec un sourire de mépris :

– Dieu, que j’ai été femme !

Jasmin n’a cessé de contempler les yeux deMme d’Étioles : ils lui paraissent tantôtnoirs, tantôt bleus. Sous des cheveux où de vagues blondeurscendrées luttent avec la poudre, le visage ovale deMme d’Étioles montre une peau fine où les mouchesde velours se jouent comme des volucelles autour d’une roseblanche.

Mme d’Étioles dépose sonmiroir, tend une main au négrillon, l’autre à Jasmin :

– Relevez-moi !

Jasmin hésite. Il n’ose toucher aux doigtsfrêles.

– Voyons ! dit nerveusementMme d’Étioles.

Le jardinier prend la main tendue, ferme lesyeux, tant le cœur lui défaille.

Mme d’Étioles est debout.

– Qui êtes-vous ? demande-t-elle àJasmin.

Il murmure, la gorge serrée :

– Jasmin Buguet.

La grande dame dit au négrillon :

– Donne un écu à cet homme.

Buguet réprime un mouvement derévolte :

– Merci ! Oh ! non !Madame !

Mme d’Étioles s’aperçoit de labonne mine du jeune garçon :

– Vous regardez mes fleurs ?dit-elle d’un air aimable.

Jasmin baisse les paupières :

– Elles viennent de mon jardin.

– De votre jardin ?

– Je suis jardinier, c’est Martine Bécotqui me les demanda hier.

– Martine ! Je ne savais point.

Mme d’Étiolessourit :

– Vous aurez ma pratique,Jasmin !

Elle remonta dans son phaëton et, ayantretrouvé toute sa grâce, prit les guides et partit.

Jasmin la suivit du regard. Elle disparut d’uncoup, par un chemin de traverse.

 

Le jardinier s’en alla en songeant ànouveau.

 

La femme qu’il avait tenue dans ses bras, etdont il se sentit un instant aussi parfumé que s’il avait porté unebrassée de fraxinelles, c’étaitMme d’Étioles ! Ces mots chantèrent à sonoreille : Mme d’Étioles ! Un sentimentsuave descendit dans ses veines, un sentiment triste un peu etprofond, tel qu’il n’en avait encore ressenti. Il lui sembla queson âme se fondait. La plaine et le bois lui parurent mélancoliquescomme la fin d’une fête.

Poussé par une force irrésistible, Jasminretourna près de l’arbre sous le tronc duquelMme d’Étioles s’était reposée. Il s’assit. Un riende parfum flottait encore. Le jardinier ferma les yeux : ilrevit la grande dame, avec ses œillades aux reflets de scabieuse etd’or, avec ses lèvres qui brillaient comme des cerises, son fronthautain comme une étoile, ses doigts fuselés. Quand il releva lespaupières, il aperçut, dans l’herbe, la place oùMme d’Étioles avait crispé sa main. Il se pencha etbaisa le gazon ravagé. Puis il se releva brusquement, comme s’il sefût brûlé les lèvres, et murmura :

– Je deviens fou.

Au loin la chasse partait du côté de Quincy,les chiens lançaient leurs abois, au son métallique desquels semêlaient les appels des cors. Le vent qui s’était levé effaçait surla route blanche la trace des carrosses et le pas des chevaux.Buguet marcha dans le bois désert, regarda le soleil disparaître etle ciel doucement violet. Pour regagner son village, il s’engageadans la plaine qui descendait vers la Seine. Et bientôt, parmi lesmille flammes automnales des colchiques, il traversa les grandsprés et les champs au clair de lune.

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