Le journal d’un fou

Le journal d’un fou

de Nikolai Gogol

Le 3 octobre

 

Il m’est arrivé aujourd’hui une aventure étrange. Je me suis levé assez tard, et quand Mavra m’a apporté mes bottes cirées, je lui ai demandé l’heure. Quand elle m’a dit qu’il était dix heures bien sonnées, je me suis dépêché de m’habiller. J’avoue que je ne serais jamais allé au ministère, si j’avais su d’avance quelle mine revêche ferait notre chef de section. Voilà déjà un bout de temps qu’il me dit : « Comment se fait-il que tu aies toujours un pareil brouillamini dans la cervelle, frère ? Certains jours, tu te démènes comme un possédé, tu fais un tel gâchis que le diable lui-même n’y retrouverait pas son bien, tu écris un titre en petites lettres, tu n’indiques ni la date ni le numéro. » Le vilain oiseau ! Il est sûrement jaloux de moi, parce que je travaille dans le cabinet du directeur et que je taille les plumes de Son Excellence… Bref, je ne serais pas allé au ministère, si je n’avais pas eu l’espoir de voir le caissier et de soutirer à ce juif fût-cela plus petite avance sur ma paie. Quel être encore que celui-ci ! Le Jugement Dernier sera là avant qu’il vous fasse jamais une avance sur votre mois, Seigneur ! Tu peux supplier,te mettre en quatre, même si tu es dans la misère, il ne te donnera rien, le vieux démon ! Et quand on pense que, chez lui, sa cuisinière lui donne des gifles ! Tout le monde sait cela.

Je ne vois pas l’intérêt qu’il y a à travailler dans unministère. Cela ne rapporte absolument rien. À la régence de laprovince, à la chambre civile ou à la chambre des finances, c’estune autre paire de manches : on en voit là-bas qui sont blottisdans les coins à griffonner. Ils portent des vestons malpropres,ils ont une trogne telle qu’on a envie de cracher, mais il fautvoir les villas qu’ils habitent ! Pas question de leur offrirdes tasses de porcelaine dorée, ils vous répondront : « Ça c’estcadeau pour un docteur », mais une paire de trotteurs, une calèche,ou un manteau de castor dans les trois cents roubles, cela oui, onpeut y aller ! À les voir, ils ont une mine paisible, et ilss’expriment d’une manière si raffinée : « Veuillez me permettre detailler votre plume avec mon canif » ; et ensuite ilsétrillent si bien le solliciteur qu’il ne lui reste plus que sachemise. Il est vrai que chez nous, par contre, le service estdistingué : partout une propreté telle qu’on n’en verra jamais desemblable à la régence de la province : des tables d’acajou, ettous les chefs se disent « vous ». Oui, j’en conviens, si cen’était la distinction du service, il y a longtemps que j’auraisquitté le ministère.

J’avais mis ma vieille capote et emporté mon parapluie car ilpleuvait à verse. Personne dans les rues : je n’ai rencontré quedes femmes qui se protégeaient avec le pan de leur robe, desmarchands russes sous leur parapluie et des cochers. Comme noble,il y avait juste un fonctionnaire comme moi qui traînait. Je l’aiaperçu au carrefour. Dès que je l’ai vu, je me suis dit : «Hé ! hé ! mon cher, tu ne te rends pas au ministère, tupresses le pas derrière celle qui court là-bas et tu regardes sesjambes. » Quels fripons nous sommes, nous autres,fonctionnaires ! Ma parole, nous rendrions des points àn’importe quel officier ! Qu’une dame en chapeau montreseulement le bout de son nez, et nous passons infailliblement àl’attaque !

Tandis que je réfléchissais ainsi, j’ai aperçu une calèche quis’arrêtait devant le magasin dont je longeais la devanture. Je l’aireconnue sur-le-champ : c’était la calèche de notre directeur. «Mais il n’a que faire dans ce magasin, me suis-je dit, c’est sansdoute sa fille.» Je me suis effacé contre la muraille. Le valet aouvert la portière et elle s’est envolée de la voiture comme unoiseau. Elle a jeté un coup d’œil à droite, à gauche, j’aidistingué dans un éclair ses yeux, ses sourcils… Seigneur monDieu ! j’étais perdu, perdu ! Quelle idée de sortir parune pluie pareille ! Allez soutenir maintenant que les femmesn’ont pas la passion de tous ces chiffons. Elle ne m’a pas reconnuet d’ailleurs je m’efforçais de me dissimuler du mieux que jepouvais car ma capote était très sale et, qui plus est, d’une coupedémodée. Aujourd’hui, on porte des manteaux à grand col, tandis quej’en avais deux petits l’un sur l’autre ; et puis, c’est dudrap mal décati.

Sa petite chienne qui n’avait pas réussi à franchir le seuil dumagasin, était restée dans la rue. Je connais cette petite chienne.Elle s’appelle Medji. Il ne s’était pas écoulé une minute que j’aientendu soudain une voix fluette : « Bonjour, Medji ! » Envoilà bien d’une autre ! Qui disait cela ? J’ai regardéautour de moi et j’ai vu deux dames qui passaient sous un parapluie: l’une vieille, l’autre toute jeune ; mais elles m’avaientdéjà dépassé et, à côté de moi, la voix a retenti de nouveau : « Tun’as pas honte, Medji ! » Quelle diablerie ! je voisMedji flairer le chien qui suivait les dames. «Hé ! hé !me suis-je dit, mais est-ce que je ne serais pas saoul ! »Pourtant cela m’arrive rarement. « Non, Fidèle, tu te trompes (j’aivu de mes yeux Medji prononcer ces mots), j’ai été, ouah !ouah ! j’ai été, ouah ! ouah ! ouah ! trèsmalade. » Voyez-moi un peu ce chien ! J’avoue que j’ai étéstupéfait en l’entendant parler comme les hommes. Mais plus tard,après avoir bien réfléchi à tout cela, j’ai cessé de m’étonner.

En effet, on a déjà observé ici-bas un grand nombre d’exemplesanalogues. Il paraît qu’en Angleterre on a vu sortir de l’eau unpoisson qui a dit deux mots dans une langue si étrange que depuistrois ans déjà les savants se penchent sur le problème sans avoirencore rien découvert. J’ai lu aussi dans les journaux que deuxvaches étaient entrées dans une boutique pour acheter une livre dethé. Mais je reconnais que j’ai été beaucoup plus surpris, quandMedji a dit : « Je t’ai écrit, Fidèle ; sans doute Centaure net’a-t-il pas apporté ma lettre ! » Je veux bien qu’on mesupprime ma paie, si de ma vie j’ai entendu dire qu’un chienpouvait écrire ! Un noble seul peut écrire correctement. Biensûr, il y a aussi des commis de magasin et même des serfs qui sontcapables de gribouiller de temps à autre en noir sur blanc : maisleur écriture est le plus souvent machinale ; ni virgules, nipoints, ni style.

Je fus donc étonné. J’avoue que, depuis quelque temps, ilm’arrive parfois d’entendre et de voir des choses que personne n’ajamais vues, ni entendues. « Allons, me suis-je dit, je vais suivrecette chienne et je saurai qui elle est et ce qu’elle pense. » J’aiouvert mon parapluie et emboîté le pas aux deux dames. Elles ontpris la rue aux Pois, tourné à la rue des Bourgeois, puis à la ruedes Menuisiers dans la direction du pont de Kokouchkine et se sontarrêtées devant une grande maison.

« Je connais cette maison, ai-je pensé, c’est la maison Zverkov.» C’est une véritable caserne ! Il y vit toutes espèces degens : des cuisiniers, des voyageurs ! Et les fonctionnairesde mon espèce y sont entassés les uns sur les autres comme deschiens ! J’y ai aussi un ami qui joue gentiment de latrompette. Les dames sont donc montées au quatrième étage. « C’estbon, me suis-je dit, pour aujourd’hui, j’en reste là, mais jeretiens l’endroit et ne manquerai pas d’en profiter àl’occasion.»

 

4 octobre

 

C’est aujourd’hui mercredi, aussi me suis-je rendu dans lecabinet de notre chef. J’ai fait exprès d’arriver en avance ;je me suis installé et je lui ai taillé toutes ses plumes.

Notre directeur est certainement un homme très intelligent. Toutson cabinet est garni de bibliothèques pleines de livres. J’ai lules titres de certains d’entre eux : tout cela, c’est del’instruction, mais une instruction qui n’est pas à la portéed’hommes de mon acabit : toujours de l’allemand ou du français. Etquand on le regarde : quelle gravité brille dans ses yeux ! Jene l’ai jamais entendu prononcer une parole inutile. C’est toutjuste si, quand on lui remet un papier, il vous demande :

« Quel temps fait-il ?

– Humide, Votre Excellence ! »

Ah ! il n’est pas de la même pâte que nous. C’est un hommed’État. Je remarque, toutefois, qu’il a pour moi une affectionparticulière. Si sa fille, elle aussi… Eh ! canaillerie… C’estbon, c’est bon… Je me tais !

J’ai lu l’Abeille du Nord. Quels imbéciles que cesFrançais ! Qu’est-ce qu’ils veulent donc ? Ma parole, jeles ferais tous arrêter et passer aux verges ! J’ai lu aussidans le journal le compte rendu d’un bal, décrit avec grâce par unpropriétaire de Koursk. Les propriétaires de Koursk écrivent bien.Après cela, j’ai vu qu’il était midi et demi passé et que notrechef ne sortait toujours pas de sa chambre. Mais vers une heure etdemie il s’est produit un incident qu’aucune plume ne peutdépeindre. La porte s’est ouverte : j’ai cru que c’était ledirecteur et me suis levé aussitôt, mes papiers à la main. Orc’était elle, elle-même ! Saints du paradis, comme elle étaitbien habillée ! Elle portait une robe blanche comme du duvetde cygne : une splendeur ! Et le coup d’œil qu’elle m’ajeté ! Un soleil, par Dieu, un vrai soleil ! Elle m’aadressé un petit salut, et m’a dit : « Papa n’est pas là ? »Aïe ! Aïe ! Aïe ! quelle voix ! un canari,aussi vrai que je suis là, un canari ! « Votre Excellence,ai-je voulu dire, ne me punissez pas, mais si c’est là votre bonplaisir, châtiez-moi de votre auguste petite main. » Oui, mais, lediable m’emporte, ma langue s’est embarrassée, et je lui ai réponduseulement : « N… non. »

Elle a posé son regard sur moi, puis sur les livres et a laissétomber son mouchoir. Je me suis précipité, ai glissé sur ce mauditparquet et peu s’en est fallu que je me décolle le nez ; maisje me suis rattrapé et j’ai ramassé le mouchoir. Saints anges, quelmouchoir ! en batiste la plus fine… de l’ambre, il n’y a pasd’autre mot ! Sans mentir, il sentait le généralat ! Ellem’a remercié d’un léger sourire qui a à peine entrouvert ses douceslèvres et elle a quitté la pièce.

Je suis resté là encore une heure. Soudain, un valet est venu medire : « Rentrez chez vous, Auxence Ivanovitch, le maître est déjàparti ! » Je ne peux pas souffrir la société des valets : ilssont toujours à se vautrer dans les antichambres et ils nedaigneraient même pas vous faire un signe de tête. Et si ce n’étaitque cela ! Un jour, une de ces brutes s’est avisée de m’offrirdu tabac, sans bouger de sa place ! Sais-tu bien, esclavestupide, que je suis un fonctionnaire de noble origine ? Quoiqu’il en soit, j’ai pris mon chapeau, j’ai endossé moi-même macapote, car ces messieurs ne vous la tendent jamais, et je suissorti.

Chez moi, je suis resté couché sur mon lit, presque toute lajournée. Puis j’ai recopié de très jolis vers :

Une heure passée loin de ma mie

Me dure autant qu’une année.

Si je dois haïr ma vie,

La mort m’est plus douce, ai-je clamé

C’est sans doute Pouchkine qui a écrit cela.

Sur le soir, enveloppé dans ma capote, je suis allé jusqu’auperron de Son Excellence et j’ai fait le guet un long moment : sielle sortait pour monter en voiture je pourrais la regarder encoreune petite fois… mais non elle ne s’est pas montrée.

 

6 octobre

 

Notre chef de section est déchaîné. Quand je suis arrivé auministère, il m’a fait appeler et a commencé ainsi :

« Dis-moi, je te prie, ce que tu fais.

– Comment cela ? Je ne fais rien, ai-je répondu.

– Allons, réfléchis bien. Tu as passé la quarantaine, n’est-cepas ? Il serait temps de rassembler tes esprits. Qu’est-ce quetu t’imagines ? Crois-tu que je ne suis pas au courant detoutes tes gamineries ? Voilà que tu tournes autour de lafille du directeur maintenant ? Mais regarde-toi, songe uneminute à ce que tu es ! Un zéro, rien de plus. Et tu n’as pasun sou vaillant. Regarde-toi un peu dans la glace, tu ne manquespas de prétention ! »

Sapristi ! Sa figure, à lui, tient de la fioled’apothicaire ; il a sur le sommet du crâne une touffe decheveux bouclée en toupet, il la fait tenir en l’air, l’enduitd’une espèce de pommade à la rose, et il se figure qu’il n’y a qu’àlui que tout est permis ! Je comprends fort bien pourquoi ilm’en veut. Il est jaloux ; il a peut-être été surpris desmarques de bienveillance toutes particulières qu’on m’a octroyées.Mais je crache sur lui ! La belle affaire qu’un conseilleraulique[1] ! Il accroche une chaîne d’or à samontre, il se commande des bottes à trente roubles… etaprès ?… que le diable le patafiole ! Et moi, est-ce quemon père était roturier, tailleur, ou sous-officier ? Je suisnoble. Je peux monter en grade, moi aussi. Pourquoi pas ? Jen’ai que quarante-deux ans : à notre époque, c’est l’âge où l’oncommence à peine sa carrière. Attends, ami ! Nous aussi, nousdeviendrons colonel, et même peut-être quelque chose de mieux, siDieu le permet. Nous nous ferons une réputation encore plusflatteuse que la tienne. Alors, tu t’es fourré dans la tête qu’iln’existait pas un seul homme convenable en dehors de toi ?Qu’on me donne seulement un habit de chez Routch, que je mette unecravate comme la tienne, et tu ne m’arriveras pas à la cheville. Jen’ai pas d’argent, c’est là le malheur.
8 novembre
Je suis allé au théâtre. On jouait Philatka, le nigaud russe. J’aibeaucoup ri. Il y avait aussi un vaudeville avec des vers amusantssur les avoués, et en particulier sur un enregistreur decollège ; ces vers étaient vraiment très libres et j’ai étéétonné que la censure les ait laissés passer ; quant auxmarchands, on dit franchement qu’ils trompent les gens et que leursfils s’adonnent à la débauche et se faufilent parmi les nobles. Ily a aussi un couplet fort comique sur les journalistes ; on ydit qu’ils aiment déblatérer sur tout, et l’auteur demande laprotection du public. Les écrivains sortent aujourd’hui des piècesbien divertissantes. J’aime aller au théâtre. Dès que j’ai un souen poche, je ne peux pas me retenir d’y aller. Eh bien, parmi mespareils, les fonctionnaires, il y a de véritables cochons qui nemettraient pas le pied au théâtre pour un empire : lesrustres ! C’est à peine s’ils se dérangeraient si on leurdonnait un billet gratis ! Il y avait une actrice qui chantaità ravir. J’ai pensé à l’autre… Eh ! canaillerie !… C’estbon, c’est bon… je me tais.
9 novembre
À huit heures, je suis allé au ministère. Notre chef de section afait mine de ne pas remarquer mon arrivée. De mon côté, j’ai faitcomme s’il n’y avait rien eu entre nous. J’ai revu et vérifié lespaperasses. Je suis sorti à quatre heures. J’ai passé devantl’appartement du directeur, mais il n’y avait personne en vue.Après le dîner, je suis resté étendu sur mon lit presque toutl’après-midi.
11 novembre
Aujourd’hui, je me suis installé dans le cabinet du directeur etj’ai taillé pour lui vingt-trois plumes, et, pour elle…, ah !…pour « Son » Excellence, quatre plumes. Il aime beaucoup avoir ungrand nombre de plumes à sa disposition. Oh ! c’est uncerveau, pour sûr ! Il n’ouvre pas la bouche, mais je supposequ’il soupèse tout dans sa tête. Je voudrais savoir à quoi il pensele plus souvent, ce qui se trame dans cette cervelle. J’aimeraisobserver de plus près la vie de ces messieurs. Toutes ceséquivoques, ces manèges de courtisans, comment ils se conduisent,ce qu’ils font dans leur monde… Voilà ce que je désireraisapprendre ! J’ai essayé plusieurs fois d’engager laconversation avec Son Excellence, mais, sacrebleu, ma langue m’arefusé tout service : j’ai juste dit qu’il faisait froid ou chauddehors, et je n’ai positivement rien pu sortir d’autre !J’aimerais jeter un coup d’œil dans son salon, dont la porte estquelquefois ouverte, et dans la pièce qui est derrière. Ah !quel riche mobilier ! quels beaux miroirs ! quelle fineporcelaine ! J’aimerais entrer une seconde là-bas, dans lecoin où demeure « Son » Excellence ; voilà où je désireraispénétrer : dans son boudoir. Comment sont disposés tous ces vaseset tous ces flacons, ces fleurs qu’on a peur de flétrir avec sonhaleine, ses vêtements en désordre, plus semblables à de l’air qu’àdes vêtements ? Je voudrais jeter un coup d’œil dans sachambre à coucher… Là, j’imagine des prodiges, un paradis tel qu’ilne s’en trouve même pas de pareil dans les cieux. Regarderl’escabeau où elle pose son petit pied au saut du lit, la voirgainer ce petit pied d’un bas léger blanc comme neige… Aïe !aïe ! aïe !… c’est bon c’est bon… Je me tais.Aujourd’hui, par ailleurs, j’ai eu comme une illumination : je mesuis rappelé cette conversation que j’ai surprise entre deux chienssur la Perspective Nevski. « C’est bon, me suis-je dit, maintenant,je saurai tout. Il faut intercepter la correspondancequ’entretiennent ces sales cabots. Alors, j’apprendrai sûrementquelque chose J’avoue qu’une fois même, j’ai appelé Medji et lui aidit : « Écoute, Medji, nous sommes seuls, tu le vois ; si tuveux, je peux aussi fermer la porte, ainsi personne ne nous verra.Dis-moi tout ce que tu sais de ta maîtresse. Que fait-elle ?Qui est-elle ? Je te jure de ne rien dire à personne. » Maisce rusé animal a serré sa queue entre ses jambes, s’est ramassé deplus belle et a gagné la porte comme s’il n’avait rien entendu. Ily a longtemps que je soupçonne que le chien est beaucoup plusintelligent que l’homme. Je suis même persuadé qu’il peut parlermais qu’il y a en lui une espèce d’obstination. C’est unremarquable politique : il observe tout, les moindres pas del’homme. Oui, coûte que coûte, j’irai dès demain à la maisonZverkov ; j’interrogerai Fidèle et, si j’en trouve le moyen,je saisirai toutes les lettres que lui a écrites Medji.
12 novembre
À deux heures de l’après-midi, je suis sorti de chez moi, dansl’intention bien arrêtée de trouver Fidèle et de l’interroger. Jene peux pas supporter cette odeur de chou qui se dégage de toutesles petites boutiques de la rue des Bourgeois ; de plus, ilvous parvenait de chaque porte cochère une telle puanteur que je mesuis sauvé à toutes jambes en me bouchant le nez. Et puis, cescoquins d’artisans laissent échapper de leurs ateliers une sigrande quantité de suie et de fumée qu’il est décidément impossiblede se promener par ici. Arrivé au cinquième étage, j’ai sonné. Unejeune fille m’a ouvert la porte : pas mal faite, avec des petitestaches de rousseur. Je l’ai reconnue : c’était celle-là même quimarchait à côté de la vieille. Elle a rougi légèrement, et j’aitout de suite vu de quoi il retournait : « Toi, ma belle, tu asenvie d’un fiancé. » « Vous désirez ? m’a-t-elle dit. – J’aibesoin de parler à votre chienne. » Que cette fille étaitsotte ! J’ai compris immédiatement qu’elle était sotte !À ce moment, la chienne a accouru en aboyant ; j’ai voulul’attraper, mais cet ignoble animal a manqué refermer ses mâchoiressur mon nez ! J’ai malgré tout aperçu sa corbeille dans uncoin. Hé ! voilà ce qu’il me faut ! Je m’en suisapproché. J’ai retourné la paille du panier et, à mon extrêmesatisfaction, en ai retiré une mince liasse de petits papiers.Cette sale chienne, en voyant cela, m’a tout d’abord mordu aumollet, puis, quand elle a senti que j’avais pris les lettres, elles’est mise à glapir et à me faire des caresses : « Non, ma chère,adieu ! » et je suis parti bien vite. Je crois que la jeunefille m’a pris pour un fou car elle a semblé extrêmement effrayée.Rentré chez moi, j’ai voulu sur l’heure me mettre au travail etdéchiffrer ces lettres, car je n’y vois pas très bien à la lumièrede la bougie. Mais Mavra s’était avisée de laver le plancher. Cesidiotes de Finnoises ont toujours des idées de propreté au mauvaismoment ! Alors, je suis parti faire un tour et méditer surl’événement. Ce coup-ci, enfin, je vais savoir toutes ses actionset ses pensées tous ses mobiles, je vais enfin démêler tout cela.Ce sont ces lettres qui vont m’en donner la clef. Les chiens sontdes gens intelligents, au fait de toutes les relations politiques,et sans doute vais-je trouver tout là-dedans : le portrait et lesmoindres actions de cet homme. Et il y sera bien fait aussi unepetite allusion à celle qui… c’est bon, je me tais ! Je suisrentré chez moi à la fin de l’après-midi. Je suis resté couché surmon lit une bonne partie de la soirée.
13 novembre
Eh bien, voyons : cette lettre est calligraphiée assez lisiblement.Pourtant, il y a un je ne sais quoi de canin dans ces caractères.Lisons : « Chère Fidèle, Je ne peux décidément pas m’habituer à cenom bourgeois. Comme s’ils ne pouvaient pas t’en donner un plusélégant ! Fidèle, Rose, comme c’est vulgaire ! Maislaissons cela. Je suis très contente que nous ayons décidé de nousécrire. » Cette lettre est écrite très correctement. La ponctuationet les accents sont toujours à leur place. À parler franchement,notre chef de section lui-même n’écrit pas aussi bien, quoiqu’ilnous rebatte les oreilles de l’université où il a fait ses études.Voyons la suite : « Il me semble que partager ses pensées, sessentiments et ses impressions avec autrui est un des plus grandsbonheurs sur cette terre. » Hum ! Cette réflexion est puiséedans un ouvrage traduit de l’allemand. J’en ai oublié le titre. «Je dis cela par expérience, quoique je n’aie pas couru le mondeau-delà de la porte cochère de notre maison. Ma vie nes’écoule-t-elle pas dans le bien-être ? Ma maîtresse, que papaappelle Sophie, m’aime à la folie. » Aïe ! aïe !… C’estbon, c’est bon, je me tais. « Papa lui aussi me caresse trèssouvent. Je bois du thé et du café avec de la crème. Ah ! machère, je dois te dire que je ne trouve aucun agrément à cesénormes os rongés que dévore à la cuisine notre Centaure. Il n’y aque les os de gibier qui sont savoureux, surtout quand personnen’en a encore sucé la moelle. J’aime beaucoup qu’on mélangeplusieurs sauces, mais sans câpres et sans herbes potagères ;je ne sais rien de pire que l’habitude de donner aux chiens desboulettes de pain. Un quelconque monsieur assis à table et dont lesmains ont tripoté toutes sortes de saletés se met à pétrir de lamie de pain avec ces mêmes mains, vous appelle et vous fourre saboulette dans la gueule ! Et c’est impoli de refuser, alors onla mange : avec dégoût, mais on la mange tout de même… » Le diablesait ce que cela veut dire ! Quelle absurdité ! Commes’il n’y avait pas de sujets plus intéressants à traiter !Voyons la page suivante. Peut-être y trouverons-nous quelque chosede plus sensé. « … Je me ferai un plaisir de te tenir au courant detous les événements qui se produisent chez nous. Je t’ai déjà donnéquelques détails sur le personnage principal que Sophie appellePapa. C’est un homme très étrange. » Ah ! enfin ! Oui, jesais : ils ont des vues politiques sur tous les sujets. Voyons cequi concerne Papa : « …un homme très étrange. Il se tait le plussouvent Il ouvre rarement la bouche, mais, il y a huit jours iln’arrêtait pas de répéter tout seul : “Est-ce qu’on me le donnera,oui ou non ?” Il prenait une feuille de papier à la main, enpliait une autre, vide, et disait : “Est-ce qu’on me le donnera,oui ou non ?” Un jour même, il s’est tourné vers moi et m’ademandé : “Qu’en penses-tu, Medji ? Est-ce qu’on me ledonnera, oui ou non ?” Je n’y ai compris goutte ; j’aireniflé ses bottes et me suis éloignée. Puis, ma chère, une semaineplus tard, Papa est rentré tout joyeux. Toute la matinée, desmessieurs en uniforme sont venus le féliciter. À table, il étaitplus gai que jamais et ne tarissait pas d’anecdotes. Après ledîner, il m’a soulevée jusqu’à son cou et m’a dit : “Regarde,Medji ? Qu’est-ce que c’est que cela ?” J’ai vu un ruban.Je l’ai reniflé mais ne lui ai trouvé aucun arôme ; enfin, jelui ai donné un coup de langue, sans me faire voir… c’était un peusalé. » Hum ! Il me semble que cette chienne est par trop…Elle mérite le fouet ! Ainsi, notre homme est unambitieux ! Il faut en prendre bonne note. « … Adieu, machère ! Je me sauve, etc. etc. je terminerai ma lettre demain.« Bonjour ! nous voici de nouveau réunies. Aujourd’hui, mamaîtresse Sophie… » Ah ! Voyons ce que fait Sophie ! Eh,canaillerie ! C’est bon… c’est bon… poursuivons. « … mamaîtresse Sophie était dans tous ses états. Elle se préparait àpartir au bal et je me suis réjouie de pouvoir t’écrire en sonabsence. Ma Sophie est toujours ravie d’aller au bal, quoiqu’ellese mette toujours très en colère en faisant sa toilette. Je necomprends nullement, ma chère, le plaisir d’aller au bal. Sophierevient vers six heures du matin et, presque chaque fois, je devineà son pauvre visage pâle, qu’on ne lui a rien donné à mangerlà-bas, la malheureuse enfant ! Je ne pourrais jamais vivreainsi, je l’avoue. Si on ne me donnait pas de ces gelinottes ensauce, ou une aile de poulet… je ne sais ce que je deviendrais. Labouillie à la sauce est bonne aussi. Mais les carottes, les navets,ou les artichauts… ce n’est jamais bon… » Style extrêmement inégal.On voit tout de suite que ce n’est pas un homme qui a écrit cela.Cela commence comme il faut, puis cela finit à la manière chien.Regardons encore un de ces billets. C’est un peu longuet.Hum ! la date n’est même pas indiquée ! « Ah ! machère, comme l’approche du printemps se fait sentir ! Mon cœurbat à tout propos, comme s’il attendait quelque chose. Mes oreillesbourdonnent sans cesse. Parfois, je reste plusieurs minutes desuite, une patte en l’air, à écouter aux portes. Je ne te cacheraipas que j’ai beaucoup de galants. Souvent je les observe, assisederrière la fenêtre. Ah ! si tu savais quels monstres on voitparmi eux ! Il y a un mâtin taillé à la hache, effroyablementbête, sa bêtise est écrite sur son visage ; il se promène dansla rue avec des airs supérieurs et il s’imagine qu’il est unpersonnage considérable, il croit qu’on n’a d’yeux que pour lui, maparole ! Il n’en est rien ! Je ne fais pas plus attentionà lui que si je ne le voyais pas. Et cet horrible dogue quistationne devant ma fenêtre ! S’il se dressait sur ses pattesde derrière (ce qu’il est certainement incapable de faire, lerustre !), il dépasserait de toute la tête le Papa de maSophie, qui est déjà d’une taille et d’une corpulence respectables.Ce malotru est visiblement d’une impudence sans pareille. J’aigrogné une ou deux fois après lui, mais c’est le cadet de sessoucis ! Il ne sourcille même pas ! Il fixe ma croisée,les oreilles basses, la langue pendante… un vrai paysan ! Maistu penses bien, ma chère, que mon cœur ne reste pas indifférent àtoutes les sollicitations… loin de là !… Si tu voyais cecavalier qui escalade la clôture de la maison voisine, et qui a nomTrésor ! Ah ! ma chère, la jolie frimousse que lasienne ! » Pouah ! Au diable !… Quelleabomination ! Et comment peut-on remplir une lettre desemblables inepties ! Qu’on m’amène un homme ! Je veuxvoir un homme ; je réclame une nourriture dont mon âme serepaisse et se délecte ; tandis que ces niaiseries… Tournonsla page, ce sera peut-être mieux : « … Sophie cousait, assise prèsd’un guéridon. Je regardais par la fenêtre, car j’aime surveillerles passants. Tout à coup, un valet est entré et a annoncé : «Tieplov ! – Introduis-le ! » s’est écriée Sophie et elles’est jetée vers moi pour m’embrasser. « Ah ! Medji, Medji, situ savais qui c’est : Il est brun, gentilhomme de la chambre, et ila des yeux noirs et étincelants comme la braise ! » Et Sophies’est sauvée dans ses appartements. Une minute plus tard, est entréun jeune gentilhomme de la chambre avec des favoris noirs ; ils’est approché de la glace, a rectifié sa coiffure et a fait letour de la pièce. J’ai poussé un petit grognement et me suis tapiedans mon coin. Sophie est arrivée peu après et a répondujoyeusement à sa révérence ; moi, je continuais tranquillementà regarder par la fenêtre comme si de rien n’était ; mais j’aipenché légèrement la tête et me suis efforcée de comprendre de quoiils s’entretenaient. Ah ! ma chère, quelles sottises ilsdisaient ! Ils racontaient qu’une dame, au milieu d’une danse,avait exécuté telle figure au lieu de telle autre ; ou qu’uncertain Bobov, qui ressemblait à s’y méprendre à une cigogne avecson jabot, avait failli tomber. Qu’une dame Lidina s’imaginaitavoir les yeux bleus, alors qu’elle les avait verts… et tout àl’avenant. Il ferait beau voir comparer ce gentilhomme àTrésor ! me suis-je dit en moi-même. Ciel ! quelledifférence ! Premièrement, ce monsieur a un visage large etabsolument plat avec de favoris autour, comme s’il l’avaitenveloppé d’un fichu noir ; tandis que Trésor a des traitsfins et une tache blanche juste sur le front. Quant à la taille deTrésor, il n’est même pas besoin de la comparer à celle dugentilhomme de la chambre. Et les yeux, les manières, l’allure sonttout à fait autres. Oh ! quelle différence ! Je ne saispas, ma chère, ce qu’elle trouve à son Tieplov. Pourquoi enest-elle tellement entichée ?… » Il me semble aussi qu’il y alà quelque chose qui cloche. Il est impossible que Tieplov ait pula charmer à ce point. Voyons plus loin : « Si ce jeune hommetrouve grâce à ses yeux, je ne vois pas pourquoi il n’en irait pasbientôt de même de ce fonctionnaire qui travaille dans le cabinetde Papa. Ah ! ma chère, si tu voyais cet avorton !… » Quicela peut-il être ?… « Il a un nom de famille très bizarre. Ilreste assis toute la journée à tailler des plumes. Ses cheveuxressemblent à du foin. Papa l’emploie toujours pour faire lescommissions… » On dirait que c’est à moi que ce vilain chien faitallusion. Où prend-il que mes cheveux ressemblent à du foin ?« Sophie ne peut se retenir de rire quand elle le regarde. » Tumens, maudit cabot ! L’abominable langage ! Comme si jene savais pas que c’est là l’ouvrage de la jalousie ! Comme sije ne savais pas de qui c’est le fait. Ce sont les menées de monchef de section. Cet homme m’a juré une haine implacable et ils’acharne à me faire tort à chaque pas. Lisons encore une de ceslettres. Peut-être tout cela va-t-il s’éclairer de soi-même. « Machère Fidèle, Tu m’excuseras d’être restée si longtemps sanst’écrire. J ai vécu dans une parfaite ivresse. C’est avec raisonqu’un écrivain a dit que l’amour était une seconde vie. Et puis, ily a maintenant de grands changements chez nous. Le gentilhomme dela chambre vient nous voir tous les jours. Sophie l’aime à lafolie. Papa est très gai. J’ai même entendu dire à notre Grégoire,qui parle presque toujours tout seul en balayant les parquets, quele mariage aurait lieu bientôt, car Papa veut absolument voirSophie mariée soit à un général, soit à un gentilhomme de lachambre, soit à un colonel… » Malédiction ! Je ne peux pas enlire davantage… C’est toujours un gentilhomme de la chambre ou ungénéral. Tout ce qu’il y a de meilleur au monde échoit toujours auxgentilshommes de la chambre ou aux généraux. On se procure unemodeste aisance, on croit l’atteindre, et un gentilhomme de lachambre ou un général vous l’arrache sous le nez. Nom d’unchien ! Ce n’était pas pour obtenir sa main et autres chosesde ce genre que je voulais devenir général. Non, si je voulais êtregénéral c’était pour les voir s’empresser autour de moi, se livrerà tous ces manèges et équivoques de courtisans, et leur direensuite : « Vous deux, je vous crache dessus ! »Sapristi ! comme c’est vexant ! J’ai déchiré en petitsmorceaux les lettres de cette chienne stupide !
3 décembre
C’est impossible, cela ne tient pas debout. Ce mariage ne se ferapas ! Il est gentilhomme de la chambre, et après ? Cen’est qu’une distinction : ce n’est pas une chose visible qu’onpuisse prendre dans ses mains. Ce n’est pas parce qu’il estgentilhomme de la chambre qu’il lui viendra un troisième œil aumilieu du front. Son nez n’est pas en or, que je sache, mais toutpareil au mien, au nez de n’importe qui ; il lui sert àpriser, et non à manger, à éternuer, et non à tousser. J’ai déjàplusieurs fois essayé de démêler l’origine de toutes cesdifférences. Pourquoi suis-je conseiller titulaire, et à quelpropos ? Peut-être que je suis comte ou général et que j’aiseulement l’air comme ça d’être un conseiller titulaire ?Peut-être que j’ignore moi-même qui je suis. Il y en a de nombreuxexemples dans l’histoire : un homme ordinaire, sans parler d’unnoble, un simple bourgeois ou un paysan, découvre subitement qu’ilest un grand seigneur, ou un baron ou quelque chose d’approchant.Si un si illustre personnage peut sortir d’un moujik, que sera-ces’il s’agit d’un noble ! Si, par exemple, je descendais dansla rue en uniforme de général : une épaulette sur l’épaule droite,une autre sur l’épaule gauche et un ruban bleu ciel enécharpe ? Sur quel ton chanterait alors ma dame ? Et quedirait Papa, notre directeur ? Oh ! c’est un grandambitieux ! Un franc-maçon, sans aucun doute ; bien qu’ilfasse semblant d’être ceci et cela, j’ai tout de suite deviné qu’ilétait franc-maçon : quand il tend la main à quelqu’un, il n’avanceque deux doigts. Est-ce que je ne peux pas, à l’instant même…, êtrepromu général-gouverneur ou intendant, ou quelque chose de cegenre ? Je voudrais savoir pourquoi je suis conseillertitulaire ? Pourquoi précisément conseillertitulaire ?
5 décembre
Aujourd’hui, j’ai lu les journaux toute la matinée. Il se passe dedrôles de choses en Espagne. Je ne comprends même pas très bien. Ondit que le trône est vacant, que les dignitaires sont embarrasséspour choisir un héritier, et que cela provoque des émeutes. Cela meparaît tout à fait étrange. Comment le trône peut-il êtrevacant ? On dit qu’une certaine doña doit monter sur le trône.Une doña ne peut pas monter sur le trône. En aucune façon. Sur letrône, il faut un roi. Mais ils disent qu’il n’y a pas deroi ; il est impossible qu’il n’y ait pas de roi. Un État nepeut exister sans roi. Il y en a un, mais on ignore où il setrouve. Il est même peut-être là-bas, mais des raisons de familleou des craintes du côté des puissances voisines, à savoir la Franceet les autres pays, l’obligent à se cacher ; ou peut-être ya-t-il là d’autres motifs.
8 décembre
J’étais tout à fait décidé à me rendre au ministère, maisdifférentes raisons et réflexions m’en ont empêché. Les affairesd’Espagne ne peuvent toujours pas me sortir de l’esprit. Comment sepeut-il qu’une doña devienne reine ? On ne le permettra pas.Et d’abord, l’Angleterre s’y opposera. Et puis, il y a la situationpolitique de toute l’Europe : l’empereur d’Autriche, notreempereur… J’avoue que ces événements m’ont tellement abattu,ébranlé que je n’ai absolument rien pu faire de toute la journée.Mavra m’a fait remarquer que j’étais très distrait à table. Eneffet, j’ai, par distraction sans doute, jeté deux assiettes sur leplancher : elles ont aussitôt volé en éclats. Après le dîner, jesuis allé me promener aux montagnes russes. Je n’ai rien pu entirer d’instructif. Je suis demeuré sur mon lit le reste du temps,à réfléchir aux affaires d’Espagne
An 2000. 43e jour d’avril
Aujourd’hui est un jour de grande solennité ! L’Espagne a unroi. On l’a trouvé. Ce roi, c’est moi Ce n’est qu’aujourd’hui queje l’ai appris. J’avoue que j’ai été brusquement comme inondé delumière. Je ne comprends pas comment j’ai pu penser, m’imaginer quej’étais conseiller titulaire. Comment cette pensée extravagantea-t-elle pu pénétrer dans mon cerveau ? Il est encore heureuxque personne n’ait songé alors à me faire enfermer dans une maisonde santé. Maintenant, tout m’est révélé. Maintenant, tout estclair… Avant, je ne comprenais pas, avant, tout était devant moidans une espèce de brouillard. Tout ceci vient, je crois, de ce queles gens se figurent que le cerveau de l’homme est logé dans soncrâne ; pas du tout : il est apporté par un vent qui soufflede la mer Caspienne. J’ai tout de suite révélé à Mavra qui j’étais.Quand elle a appris qu’elle avait devant elle le roi d’Espagne,elle s’est frappé les mains l’une contre l’autre et a failli mourirde frayeur. Cette sotte n’avait encore jamais vu de roid’Espagne ! Je me suis malgré tout efforcé de la tranquilliseret de l’assurer, en termes gracieux, de ma bienveillance ; jelui ai dit que je ne lui gardais pas la moindre rancune d’avoirquelquefois mal ciré mes bottes. Ces gens sont ignorants. On nepeut pas les entretenir de sujets élevés. Elle a pris peur parcequ’elle était convaincue que tous les rois d’Espagne ressemblent àPhilippe II ! Mais je lui ai expliqué qu’il n’y avait rien decommun entre Philippe et moi. Je ne suis pas allé au ministère. Lediable les emporte ! Non, mes amis, maintenant vous ne m’yprendrez plus ; je ne vais pas continuer à recopier vos salespaperasses !
86e jour de Martobre. Entre le jour et lanuit
Aujourd’hui, l’huissier est venu me dire de me rendre au ministère,car il y avait plus de trois semaines que je n’assurais plus monservice. Je suis allé au ministère pour rire. Notre chef de sectionpensait que j’allais lui faire des révérences et lui adresser desexcuses, mais je l’ai regardé d un air indifférent, ni tropcourroucé ni trop bienveillant, et je me suis assis à ma place,comme si je ne remarquais rien… J’ai regardé toute cette vermineadministrative et me suis dit : « Si vous saviez qui est assisparmi vous, que se passerait-il ? » Seigneur Dieu ! queltohu-bohu cela soulèverait ! Le chef de section lui-même meferait un salut jusqu’à la ceinture, comme il fait maintenant pourle directeur. On a placé des papiers devant moi, afin que j’enfasse un résumé. Mais je ne les ai même pas effleurés du bout desdoigts. Quelques minutes plus tard, tout le monde s’est mis às’agiter. On avait dit que le directeur allait venir. Beaucoup defonctionnaires ont couru, à qui se présenterait le plus vite devantlui. Mais je n’ai pas bougé. Quand il a traversé notre bureau, tousont boutonné leurs habits ; moi, j’ai fait comme si de rienn’était ! Qu’est-ce que c’est qu’un directeur ? Que je melève devant lui ? Jamais ! Quel directeur est-celà ? C’est un bouchon, pas un directeur. Un bouchon ordinaire,un simple bouchon, rien de plus. Comme ceux qui servent à boucherles bouteilles. Ce qui m’a amusé plus que tout, c’est quand ilsm’ont glissé des papiers, pour que je les signe. Ils s’imaginaientque j’allais écrire tout en bas de la feuille : chef de bureau untel. Allons donc ! J’ai gribouillé, bien en vue, là où signele directeur du département : « Ferdinand VIII. » Il fallait voirle silence respectueux qui a régné alors ! Mais j’ai faitseulement un petit geste de la main, en disant : « Je ne veux aucuntémoignage de soumission ! » et je suis sorti. Du bureau, jeme suis rendu tout droit à l’appartement du directeur. Il n’étaitpas chez lui. Le valet a voulu m’empêcher d’entrer, mais je lui aidit deux mots : les bras lui en sont tombés. J’ai gagné directementle cabinet de toilette. Elle était assise devant son miroir : elles’est levée brusquement et a fait un pas en arrière. Mais je ne luiai pas dit que j’étais le roi d’Espagne. Je lui ai dit seulementqu’elle ne pouvait même pas s’imaginer le bonheur qui l’attendait,et que nous serions réunis, malgré les machinations de nos ennemis.Je n’ai rien voulu ajouter de plus et j’ai quitté la pièce.Oh ! quelle créature rusée que la femme ! C’est seulementmaintenant que j’ai compris ce qu’est la femme. Jusqu’à présent,personne ne savait de qui elle est amoureuse : je suis le premier àl’avoir découvert. La femme est amoureuse du diable. Oui, sansplaisanter. Les physiciens écrivent des absurdités, qu’elle estceci, cela… Elle n’aime que le diable. Voyez là-bas, celle quibraque ses jumelles de la loge du second rang. Vous croyez qu’elleregarde ce personnage bedonnant décoré d’une plaque ? Vous n’yêtes pas, elle regarde le diable qui se tient debout derrière lui.Tenez, le voilà qui se dissimule sous son habit. Il lui fait signedu doigt ! Et elle l’épousera. Elle l’épousera ! Et tousceux que vous voyez là, tous ces pères de famille gradés, tous ceshommes qui font des pirouettes dans toutes les directions et quiprennent la Cour d’assaut, en disant qu’ils sont patriotes, etpatati et patata : des fermes, des fermes, voilà ce que veulent cespatriotes ! Leur père, leur mère, Dieu lui-même ils levendraient pour de l’argent, les ambitieux, les Judas ! Etcette ambition illimitée provient de ce qu’ils ont sous la luetteune vésicule qui contient un vermisseau de la grosseur d’une têted’épingle ; c’est un barbier de la rue aux Pois qui fait toutcela. J’ai oublié son nom ; mais on sait de source certainequ’il veut, avec l’aide d’une sage-femme, répandre le mahométismedans le monde entier, et on dit que c’est pour cela que la plusgrande partie du peuple français confesse la foi de Mahomet.
Pas de date. Ce jour-là était sans date
Je me suis promené incognito sur la Perspective Nevski. Sa Majestél’Empereur a passé en voiture. Toute la ville a ôté ses bonnets etj’ai fait de même ; pourtant, je n’ai nullement laissé voirque j’étais le roi d’Espagne. J’ai jugé inconvenant de me faireconnaître aussitôt devant tout le monde ; car il faut avanttout que je me présente à la Cour. Ce qui m’a arrêté, c’est que jen’ai pas encore le costume national espagnol. Si je pouvais aumoins me procurer une cape. Je voulais en commander une à untailleur, mais ce sont de véritables ânes ; de plus, ilsnégligent totalement leur travail : ils se sont lancés dans laspéculation et, le plus souvent, ils pavent les chaussées. J’ai eul’idée de me faire une cape dans mon uniforme neuf que je n’aiporté que deux fois en tout et pour tout. Mais pour que cesvauriens ne me la massacrent pas, j’ai décidé de la faire moi-même,en fermant la porte à clef pour n’être vu de personne. Je l’aitailladé de bout en bout avec mes ciseaux, car la coupe doit êtretout autre.
J’ai oublié la date. Il n’y a pas eu de mois non plus.C’était le diable sait quoi
Ma cape est achevée et cousue. Mavra a poussé un cri quand je l’aimise. Pourtant, je ne me décide pas encore à me présenter à laCour. La députation d’Espagne n’est toujours pas là. Sans députés,ce n’est pas convenable. Cela enlèverait tout poids à ma dignité.Je les attends d’un instant à l’autre.
Le 1er
Cette lenteur des députés m’étonne prodigieusement. Quelles sontles raisons qui ont pu les retarder ? La France,peut-être ? Oui, c’est la nation la moins bien disposée. Jesuis allé demander à la poste si les députés espagnols n’étaientpas arrivés, mais le directeur qui est parfaitement stupide, nesait rien. Il m’a dit : « Non, il n’y a aucun député espagnol, maissi vous voulez écrire des lettres, nous les prendrons au coursfixé. » Qu’il aille se faire pendre ! Qu’est-ce qu’unelettre ? Une absurdité. Ce sont les apothicaires qui écriventdes lettres…
Madrid, 30 février
Voilà, je suis en Espagne ; cela s’est fait si rapidement quej’ai à peine eu le temps de m’y reconnaître. Ce matin, les députésespagnols se sont présentés chez moi, et je suis monté en voitureavec eux. Cette extraordinaire précipitation m’a paru étrange. Nousavons marché à tel train que nous avions atteint la frontièred’Espagne une demi-heure plus tard. D’ailleurs, il est vrai quemaintenant il y a des chemins de fer dans toute l’Europe et que lesbateaux à vapeur vont extrêmement vite. Curieux pays que l’Espagne: quand nous sommes entrés dans la première pièce, j’y ai aperçuune foule d’hommes à la tête rasée. Mais j’ai deviné que celadevait être ou des grands, ou des soldats, car ils se rasent latête. Ce qui m’a paru extrêmement bizarre, c’est la conduite duchancelier d’Empire : il m’a pris par le bras, m’a poussé dans unepetite chambre, et m’a dit : « Reste là, et si tu racontes que tues le roi Ferdinand, je te ferai passer cette envie. » Sachant quece n’était qu’une épreuve, j’ai répondu négativement. Alors lechancelier m’a donné deux coups de bâton sur le dos, si douloureuxque j’ai failli pousser un cri, mais je me suis dominé, merappelant que c’était un rite de la chevalerie, lors de l’entrée encharge d’un haut dignitaire : en Espagne, ils observent encore lescoutumes de la chevalerie. Resté seul, j’ai voulu m’occuper desaffaires de l’État. J’ai découvert que la Chine et l’Espagne nesont qu’une seule et même terre et que c’est seulement parignorance qu’on les considère comme des pays différents. Jeconseille à tout le monde d’écrire « Espagne » sur un papier ;cela donnera : « Chine. » Mais j’ai été profondément affligé d’unévénement qui doit se produire demain. Demain, à sept heures,s’accomplira un étrange phénomène : la terre s’assiéra sur la lune.Le célèbre chimiste anglais Wellington lui-même en parle. J’avoueque j’ai ressenti une vive inquiétude, lorsque je me suis imaginéla délicatesse et la fragilité extraordinaire de la lune. On saitque la lune se fait habituellement à Hambourg, et d’une façonabominable. Je m’étonne que l’Angleterre n’y fasse pas attention.C’est un tonnelier boiteux qui la fabrique et il est clair que cetimbécile n’a aucune notion de la lune. Il y met un câble goudronnéet une mesure d’huile d’olive ; il se répand alors sur toutela terre une telle puanteur qu’il faut se boucher le nez. De làvient que la lune elle-même est une sphère si délicate et que leshommes ne peuvent y vivre. Pour l’instant elle n’est habitée quepar des nez. Et voilà pourquoi nous ne pouvons voir nos nez : ilsse trouvent tous dans la lune. Quand j’ai pensé que la terre,matière pesante, pouvait réduire nos nez en poudre en s’asseyantdessus, j’ai été saisi d’une angoisse telle que j’ai enfilé mes baset mes chaussures et me suis rendu en hâte dans la salle du conseild’État pour donner ordre à la police d’empêcher la terre des’asseoir sur la lune. Les grands à tête rasée que j’avais aperçusen nombre dans la salle du conseil d’État sont des gens trèsintelligents. Quand je leur ai dit : « Messieurs, sauvons la lune,car la terre veut s’asseoir dessus», ils se sont tous précipités àl’instant pour exécuter ma volonté souveraine et beaucoup ontgrimpé aux murs pour attraper la lune ; mais à ce moment estentré le grand chancelier. En le voyant, tous se sont enfuis. Commeje suis le roi, je suis resté seul. Mais le chancelier, à mastupéfaction, m’a donné un coup de bâton et m’a reconduit de forcedans ma chambre. Si grand est le pouvoir des coutumes populaires enEspagne !
Janvier de la même année, qui a succédé àfévrier
Je ne peux arriver à comprendre quel pays est l’Espagne. Les usagespopulaires et les règles de l’étiquette de la Cour y sont tout àfait extraordinaires. Je ne comprends pas, décidément je n’ycomprends rien. Aujourd’hui, on m’a tondu, bien que j’aie crié detoutes mes forces que je ne voulais pas être moine. Mais je ne peuxmême plus me rappeler ce qu’il est advenu de moi lorsqu’ils ontcommencé à me verser de l’eau froide sur le crâne. Je n’avaisencore jamais enduré un pareil enfer. Pour un peu je devenaisenragé, et c’est à peine s’ils ont pu me retenir. Je ne comprendspas du tout la signification de cette étrange coutume. C’est unusage stupide, absurde. La légèreté des rois qui ne l’ont pasencore aboli, me semble inconcevable. Je suppose, selon toutevraisemblance, que je suis tombé entre les mains de l’Inquisition,et celui que j’ai pris pour le chancelier est sans doute le GrandInquisiteur en personne. Mais je ne peux toujours pas comprendrecomment il est possible qu’un roi soit soumis à l’Inquisition. Ilest vrai que c’est possible de la part de la France et surtout dePolignac. Oh ! ce coquin de Polignac ! Il a juré de mefaire du mal jusqu’à ma mort. Il me harcèle et me persécute. Mais,je sais, mon ami, que c’est l’Anglais qui te mène. L’Anglais est ungrand politique. Il essaie de se faufiler partout. Tout le mondesait que, quand l’Angleterre prise, la France éternue.
Le 25
Aujourd’hui, le Grand Inquisiteur est venu dans ma chambre, mais jem’étais caché sous ma chaise en entendant son pas. Voyant que jen’étais pas là, il s’est mis à m’appeler. Tout d’abord, il a crié :« Poprichtchine ! » mais je n’ai pipé mot. Ensuite : « AuxenceIvanov ! Conseiller titulaire ! Gentilhomme ! » J’aigardé le silence. « Ferdinand VIII ! » J’ai voulu sortir latête, mais je me suis dit : « Non, frère, tu ne me donneras pas lechange ! Nous te connaissons : tu vas encore me verser del’eau froide sur la tête. » Enfin, il m’a vu et m’a fait sortir dedessous la chaise à coups de bâton. Ce maudit bâton vous fait unmal horrible. Mais la révélation que je viens d’avoir m’a dédommagéde tout cela : j’ai découvert que tous les coqs ont uneEspagne ; elle se trouve sous leurs plumes. Le GrandInquisiteur est sorti de chez moi furibond en me menaçant de je nesais quel châtiment. Mais j’ai méprisé totalement sa maliceimpuissante, car je sais qu’il agit comme une machine, comme uninstrument de l’Anglais.
Jo 34e ur Ms nnaée. 349 reirvéF
Non, je n’ai plus la force d’endurer cela ! Mon Dieu !que font-ils de moi ! Ils me versent de l’eau froide sur latête. Ils ne m’écoutent pas, ne me voient pas, ne m’entendent pas.Que leur ai-je fait ? Pourquoi me tourmentent-ils ? Queveulent-ils de moi, malheureux ? Que puis-je leurdonner ? Je n’ai rien. Je suis à bout, je ne peux plussupporter leurs tortures ; ma tête brûle, et tout tournedevant moi. Sauvez-moi ! Emmenez-moi ! Donnez-moi unetroïka de coursiers rapides comme la bourrasque ! Monte enselle, postillon, tinte, ma clochette ! Coursiers, foncez versles nues et emportez-moi loin de ce monde ! Plus loin, plusloin, qu’on ne voie rien, plus rien. Là-bas, le ciel tournoiedevant mes yeux : une petite étoile scintille dans lesprofondeurs ; une forêt vogue avec ses arbres sombres,accompagnée de la lune ; un brouillard gris s’étire sous mespieds ; une corde résonne dans le brouillard ; d’un côtéla mer, de l’autre l’Italie ; tout là-bas, on distingue mêmeles izbas russes. Est-ce ma maison, cette tache bleue dans lelointain ? Est-ce ma mère qui est assise devant lafenêtre ? Maman ! Sauve ton malheureux fils ! Laissetomber une petite larme sur sa tête douloureuse ! Regardecomme on le tourmente ! Serre le pauvre orphelin contre tapoitrine ! Il n’a pas sa place sur la terre ! On lepourchasse ! Maman ! Prends en pitié ton petit enfantmalade !… Hé, savez-vous que le dey d’Alger a une verrue justeen dessous du nez ?

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