Le Livre de mon ami

Le Livre de mon ami

d’ Anatole France
Partie1
LE LIVRE DE PIERRE

Dédicace

31décembre 188…

Nel mezzo del cammin di nostra vita…

Au milieu du chemin de la vie…

Ce vers, par lequel Dante commence la première cantate de La Divine Comédie, me vient à la pensée, ce soir, pour la centième fois peut-être. Mais c’est la première fois qu’il me touche.

Avec quel intérêt je le repasse en esprit, et comme je le trouve sérieux et plein ! C’est qu’à ce coup j’en puis faire l’application à moi-même. Je suis, à mon tour, au point où fut Dante quand le vieux soleil marqua la première année du XIVes iècle. Je suis au milieu du chemin de la vie, à supposer ce chemin égal pour tous et menant à la vieillesse.

Mon Dieu ! je savais, il y a vingt ans,qu’il faudrait en arriver là : je le savais, mais je ne le sentais pas. Je me souciais alors du milieu du chemin de la vie comme de la route de Chicago. Maintenant que j’ai gravi la côte, je retourne la tête pour embrasser d’un regard tout l’espace que j’ai traversé si vite, et le vers du poète florentin me remplit d’unetelle rêverie, que je passerais volontiers la nuit devant mon feu à soulever des fantômes. Les morts sont si légers, hélas !

Il est doux de se souvenir. Le silence de lanuit y invite.

Son calme apprivoise les revenants, qui sonttimides et fuyants par nature et veulent l’ombre avec la solitudepour venir parler à l’oreille de leurs amis vivants. Les rideauxdes fenêtres sont tirés, les portières pendent à plis lourds sur letapis. Seule une porte est entrouverte, là, du côté où mes yeux setournent par instinct. Il en sort une lueur d’opale ; il envient des souffles égaux et doux, dans lesquels je ne sauraisdistinguer moi-même celui de la mère de ceux des enfants.

Dormez, chéris, dormez !

Nel mezzo del cammin di nostravita…

Au coin du feu qui meurt, je rêve et je mefigure que cette maison de famille, avec la chambre où luit entremblant la veilleuse et d’où s’exhalent ces souffles purs, estune auberge isolée sur cette grand-route dont j’ai déjà suivi lamoitié.

Dormez, chéris ; nous repartironsdemain !

Demain ! Il fut un temps où ce motcontenait pour moi la plus belle des magies. En le prononçant, jevoyais des figures inconnues et charmantes me faire signe du doigtet murmurer : « Viens ! » J’aimais tant la vie,alors ! J’avais en elle la belle confiance d’un amoureux, etje ne pensais pas qu’elle pût me devenir sévère, elle qui pourtantest sans pitié.

Je ne l’accuse pas. Elle ne m’a pas fait lesblessures qu’elle a faites à tant d’autres. Elle m’a mêmequelquefois caressé par hasard, la grande indifférente ! Enretour de ce qu’elle m’a pris ou refusé, elle m’a donné des trésorsauprès desquels tout ce que je désirais n’était que cendre etfumée. Malgré tout, j’ai perdu l’espérance, et maintenant je nepuis entendre dire : « À demain ! » sanséprouver un sentiment d’inquiétude et de tristesse.

Non ! je n’ai plus confiance en monancienne amie la vie.

Mais je l’aime encore. Tant que je verrai sondivin rayon briller sur trois fronts blancs, sur trois frontsaimés, je dirai qu’elle est belle et je la bénirai.

Il y a des heures où tout me surprend, desheures où les choses les plus simples me donnent le frisson dumystère.

Ainsi, il me paraît, en ce moment, que lamémoire est une faculté merveilleuse et que le don de faireapparaître le passé est aussi étonnant et bien meilleur que le donde voir l’avenir.

C’est un bienfait que le souvenir. La nuit estcalme, j’ai rassemblé les tisons dans la cheminée et ranimé lefeu.

Dormez, chéris, dormez !

J’écris mes souvenirs d’enfance et c’est

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