Le Magasin d’antiquités – Tome II

Le Magasin d’antiquités – Tome II

de Charles Dickens
Chapitre 1

 

Au moment où nous sommes arrivés,non-seulement nous pouvons prendre le temps de respirer pour suivre les aventures de Kit, mais encore les détails qu’elles présentent s’accordent si bien avec notre propre goût, que c’est pour nous un désir comme un devoir d’en retracer le récit.

Kit, pendant les événements qui ont rempli les quinze derniers chapitres, s’était, comme on pense, familiarisé de plus en plus avec M. et mistress Garland, M. Abel, le poney, Barbe, et peu à peu il en était venu à les considérer tous,tant les uns que les autres, comme ses amis particuliers, et Abel-Cottage comme sa propre maison.

Halte ! Puisque ces lignes sont écrites,je ne les effacerai pas mais si elles donnaient à croire que Kit,dans sa nouvelle demeure où il avait trouvé bonne table et bon logis, commença à penser avec dédain à la mauvaise chère et au pauvre mobilier de son ancienne maison, elles répondraient mal à notre pensée, tranchons le mot, elles seraient injustes. Qui, mieux que Kit, se fût souvenu de ceux qu’il avait laissés dans cette maison, bien que ce ne fussent qu’une mère et deux jeunes enfants ? Quel père vantard eût, dans la plénitude de son cœur, raconté plus de hauts faits de son enfant prodige, que Kit ne manquait d’en raconter chaque soir à Barbe, au sujet du petitJacob ? Et même, s’il eût été possible d’en croire les récitsqu’il faisait avec tant d’emphase, y eut-il jamais une mère commela mère de Kit, du moins au témoignage de son fils, ou bien yeut-il jamais autant d’aisance au sein même de la pauvreté, quedans la pauvreté de la famille de Kit ?

Arrêtons-nous ici un instant pour faireremarquer que, si le dévouement et l’affection domestique sonttoujours une chose charmante, nulle part ils n’offrent plus decharme que chez les pauvres gens, les liens terrestres quiattachent à leur famille les riches et les orgueilleux sont tropsouvent de mauvais aloi ; mais ceux qui attachent le pauvre àson humble foyer sont de bon métal, et portent l’estampille duciel. L’homme qui descend de noble race aime les murailles et lesterres de son héritage comme une partie de lui-même, comme desinsignes de sa naissance et de son autorité ; son union avecelles est l’union triomphale de l’orgueil et de la richesse.L’attachement du pauvre à la terre qu’il tient à ferme, que desétrangers ont occupée avant lui, et que d’autres occuperontpeut-être demain, a des racines plus profondes et qui descendentplus avant dans un sol plus pur. Ses biens de famille sont de chairet de sang ; aucun alliage d’argent ou d’or ne s’y mêle ;il n’y entre pas de pierres précieuses ; le pauvre n’a pasd’autre propriété que les affections de son cœur ; et lorsque,mal vêtu, mal nourri, accablé de travail, il est forcé de se tenirsur un sol froid, entre des murailles nues, cet homme reçoitdirectement de Dieu lui-même l’amour qu’il éprouve pour sa maison,et ce lieu de souffrance devient pour lui un asile sacré.

Oh ! si les hommes qui règlent le sortdes nations songeaient seulement à cela ; s’ils se disaientcombien il a dû en coûter aux pauvres gens pour engendrer dans leurcœur cet amour du foyer, source de toutes les vertus domestiques,lorsqu’il leur faut vivre en une agglomération serrée et misérable,où toute convenance sociale disparaît, si même elle a jamaisexisté ; s’ils détournaient leurs regards des vastes rues etdes grandes maisons pour les porter sur les habitations délabrées,dans les ruelles écartées où la pauvreté seule peut passer ;bien des toits humbles diraient mieux la vérité au ciel que ne peutle faire le plus haut clocher qui, les raillant par le contraste,s’élève du sein de la turpitude, du crime et de l’angoisse. Cettevérité, des voix sourdes et étouffées la prêchent chaque jour, etl’ont proclamée depuis bien des années, aux workhouses, àl’hôpital, dans les prisons. Ce n’est pas un sujet de médiocreimportance, ce n’est pas simplement la clameur des classeslaborieuses, ce n’est pas pour le peuple une pure question de santéet de bien-être qui puisse être livrée aux sifflets dans lessoirées parlementaires. L’amour du pays naît de l’amour dufoyer ; et quels sont, dans les temps de crise, les plus vraispatriotes, de ceux qui vénèrent le sol natal, eux-mêmespropriétaires de ses bois, de ses eaux, de ses terres, de tout cequ’il produit, ou de ceux qui chérissent leur pays sans pouvoir sevanter de posséder un pouce de terrain sur toute sa vasteétendue ?

Kit ne s’occupait guère de cesquestions : il ne voyait qu’une chose, c’est que son anciennemaison était pauvre, et la nouvelle bien différente ; etcependant, il reportait constamment ses regards en arrière avec unereconnaissance pénétrée, avec l’inquiétude de l’affection, etsouvent il dictait de grandes lettres pour sa mère et y plaçait unschelling, ou dix-huit pence, ou d’autres petites douceurs qu’ildevait à la libéralité de M. Abel. Parfois, lorsqu’il venaitdans le voisinage, il avait la faculté d’entrer vite chez sa mère.Quelle joie, quel orgueil ressentait mistress Nubbles ! avecquel tapage le petit Jacob et le poupon exprimaient leursatisfaction ! Jusqu’aux habitants du square, qui venaientféliciter cordialement la famille de Kit, écoutant avec admirationles récits du jeune homme sur Abel-Cottage, dont ils ne selassaient pas d’entendre vanter les merveilles et lamagnificence.

Bien que Kit jouît d’une haute faveur auprèsde la vieille dame, de M. Garland, d’Abel et de Barbe, il estcertain qu’aucun membre de la famille ne lui témoignait plus desympathie que l’opiniâtre poney ; celui-ci, le plus obstiné,le plus volontaire peut-être de tous les poneys du monde, étaitentre les mains de Kit le plus doux et le plus facile de tous lesanimaux. Il est vrai qu’à proportion qu’il devenait plus docilevis-à-vis de Kit, il devenait de plus en plus difficile à gouvernerpour toute autre personne, comme s’il avait résolu de maintenir Kitdans la famille à tous risques et hasards. Il est vrai que, mêmesous la direction de son favori, il se livrait parfois à une grandevariété de boutades et de cabrioles, à l’extrême déplaisir desnerfs de la vieille dame ; mais comme Kit représentaittoujours que c’était chez le poney une simple marque d’enjouement,ou une manière de montrer son zèle envers ses maîtres, mistressGarland finit par adopter cette opinion ; bien plus, par s’yattacher tellement, que si, dans un de ses accès d’humeur folle, leponey avait renversé la voiture, elle eût juré qu’il ne l’avaitfait que dans les meilleures intentions du monde.

En peu de temps, Kit avait donc acquis unehabileté parfaite dans la direction de l’écurie ; mais il netarda pas non plus à devenir un jardinier passable, un valet dechambre soigneux dans la maison, et un serviteur indispensable pourM. Abel qui, chaque jour, lui donnait de nouvelles preuves deconfiance et d’estime. M. Witherden, le notaire, le voyaitd’un bon œil ; M. Chukster lui-même daignait quelquefoiscondescendre à lui accorder un léger signe de tête, ou à l’honorerde cette marque particulière d’attention qu’on appelle« lancer un clin d’œil, » ou à le favoriser de quelqu’unde ces saluts qui prétendent à l’air affable, sans perdre l’airprotecteur.

Un matin, Kit conduisit M. Abel à l’étudedu notaire, comme cela lui arrivait souvent ; et, l’ayantlaissé devant la maison, il allait se rendre à une remise delocation située près de là, quand M. Chukster sortit del’étude et cria : « Whoa-a-a-a-a-a ! » appuyantlongtemps sur cette finale, afin de jeter la terreur dans le cœurdu poney, et de mieux établir la supériorité de l’homme sur lesanimaux, ses très-humbles serviteurs.

« Montez, Snob, dit très-hautM. Chukster s’adressant à Kit. Vous êtes attendu làdedans.

– M. Abel aurait-il oublié quelquechose ? dit Kit, qui s’empressa de mettre pied à terre.

– Pas de question, jeune Snob ; maisentrez et voyez. Whoa-a-a ! voulez-vous bien restertranquille !… Si ce poney était à moi, comme je vous lecorrigerais !

– Soyez très-doux pour lui, s’il vous plaît,dit Kit, ou bien il vous jouera quelque tour. Vous feriez mieux dene pas continuer à lui tirer les oreilles. Je sais qu’il n’aime pasça. »

M. Chukster ne daigna répondre à ceconseil qu’en lançant à Kit avec un air superbe et méprisant lesmots de « jeune drôle, » et en lui enjoignant de détaleret de revenir le plus tôt possible. Le « jeune drôle »obéit. M. Chukster mit les mains dans ses poches, et affectade n’avoir pas l’air de prendre garde au poney, et de se trouver làseulement par hasard.

Kit frotta ses souliers avec beaucoup de soin,car il n’avait pas perdu encore son respect primitif pour lesliasses de papiers et les cartons, et il frappa à la porte del’étude que le notaire en personne s’empressa d’ouvrir.

« Ah ! très-bien !… Entrez,Christophe, dit M. Witherden.

– C’est là ce jeune homme ? demanda ungentleman figé mais encore robuste et solide, qui était dans lachambre.

– Lui-même, dit M. Witherden. C’est à maporte qu’il a rencontré mon client, M. Garland. J’ai lieu decroire que c’est un brave garçon, et que vous pourrez ajouter foi àses paroles. Permettez-moi de faire entrer M. Abel Garland,monsieur, son jeune maître, mon élève en vertu du contratd’apprentissage, et, de plus, mon meilleur ami. Mon meilleur ami,monsieur, répéta le notaire tirant son mouchoir de soie etl’étalant dans tout son luxe devant son visage.

– Votre serviteur, monsieur, ditl’étranger.

– Je suis bien le vôtre, monsieur, ditM. Abel d’une voix flûtée. Vous désirez parler à Christophe,monsieur ?

– En effet, je le désire. Lepermettez-vous ?

– Parfaitement.

– L’affaire qui m’amène n’est pas un secret,ou plutôt, je veux dire qu’elle ne doit pas être un secret ici,ajouta l’étranger en remarquant que M. Abel et le notaire sedisposaient à s’éloigner. Elle concerne un marchand d’antiquitéschez qui travaillait ce garçon, et à qui je porte un profondintérêt. Durant bien des années, messieurs, j’ai vécu hors de cepays, et, si je manque aux formes et aux usages, j’espère que vousvoudrez bien me le pardonner.

– Vous n’avez pas besoin d’excuses, monsieur,dit le notaire.

– Vous n’en avez nullement besoin, répétaM. Abel.

– J’ai fait des recherches dans le voisinagede la maison qu’habitait son ancien maître, et j’ai appris que lemarchand avait eu ce garçon à son service. Je me suis rendu chez samère, qui m’a adressé ici comme au lieu le plus proche où jepourrais le trouver. Tel est le motif de la visite que je vous faisce matin.

– Je me félicite, dit le notaire, du motif,quel qu’il soit, qui me vaut l’honneur de votre visite.

– Monsieur, répliqua l’étranger, vous parlezen homme du monde ; mais je vous estime mieux que cela. C’estpourquoi je vous prie de ne point abaisser votre caractère par descompliments de pure forme.

– Hum ! grommela le notaire ; vousparlez avec bien de la franchise, monsieur.

– Et j’agis de même, monsieur. Ma longueabsence et mon inexpérience m’amènent à cette conclusion :que, si la franchise en paroles est rare dans cette partie dumonde, la franchise en action y est plus rare encore. Si monlangage vous choque, monsieur, j’espère que ma conduite, quand vousme connaîtrez, me fera trouver grâce à vos yeux. »

M. Witherden parut un peu déconcerté parla tournure que le vieux gentleman donnait à la conversation. Quantà Kit, il regardait l’étranger avec ébahissement et la boucheouverte, se demandant quelle sorte de discours il allait luiadresser à lui, lorsqu’il parlait si librement, si franchement à unnotaire. Ce fut cependant sans dureté, mais avec une sorte devivacité et d’irritabilité nerveuse que l’étranger, s’étant tournévers Kit, lui dit :

« Si vous pensez, mon garçon, que jepoursuis ces recherches dans un autre but que de trouver et deservir ceux que je désire rencontrer, vous me faites injure, etvous vous faites illusion. Ne vous y trompez donc pas, maisfiez-vous à moi. Le fait est, messieurs, ajouta l’étranger, setournant vers le notaire et son clerc, que je me trouve dans uneposition pénible et inattendue. Je me vois tout à coup arrêté,paralysé dans l’exécution de mes projets par un mystère que je nepuis pénétrer. Tous les efforts que j’ai faits à cet égard n’ontservi qu’à le rendre plus obscur et plus sombre ; j’ose àpeine travailler ouvertement à en poursuivre l’explication, de peurque ceux que je recherche avec anxiété ne fuient encore plus loinde moi. Je puis vous assurer que, si vous me prêtez assistance,vous n’aurez pas lieu de le regretter, surtout si vous saviezcombien j’ai besoin de votre concours, et de quel poids il medélivrerait. »

Dans cette confidence, il y avait un ton desimplicité qui provoqua une prompte réponse du brave notaire. Ils’empressa de dire, avec non moins de franchise, que l’étranger nes’était pas trompé dans ses espérances, et que, pour sa part, s’ilpouvait lui être utile, il était tout à son service.

Kit subit alors un interrogatoire, et futlonguement questionné par l’inconnu sur son ancien maître et sapetite-fille, sur leur genre de vie solitaire, leurs habitudes deretraite et de stricte réclusion. Toutes ces questions et toutesles réponses portèrent sur les sorties nocturnes du vieillard, surl’existence isolée de l’enfant pendant ces heures d’absence, sur lamaladie du grand-père et sa guérison, sur la prise de possession dela maison par Quilp, et sur la disparition soudaine du vieillard etde Nelly. Finalement, Kit apprit au gentleman que la maison était àlouer, et que l’écriteau placé au-dessus de la porte renvoyait pourtous renseignements à M. Samson Brass, procureur, à BevisMarks, lequel donnerait peut-être de plus amples détails.

– J’ai peur d’en être pour mes frais, dit legentleman, qui secoua la tête. Je demeure dans sa maison.

– Vous demeurez chez l’attorney Brass !…s’écria M. Witherden un peu surpris, car sa profession lemettait en rapport avec le procureur : il connaissaitl’homme.

– Oui, répondit l’étranger, depuis quelquesjours la lecture de l’écriteau m’a déterminé par hasard à prendreun appartement chez lui. Peu m’importe le lieu où je demeure ;mais j’espérais trouver là quelques indications que je ne pourraistrouver ailleurs. Oui, je demeure chez Brass, à ma honte, n’est-cepas ?

– Mon Dieu ! dit le notaire en levant lesépaules, c’est une question délicate : tout ce que je sais,c’est que Brass passe pour un homme d’un caractère douteux.

– Douteux ? répéta l’étranger. Je suischarmé d’apprendre qu’il y ait quelque doute à cet égard. Jesupposais que l’opinion était fixée depuis longtemps sur cepersonnage. Mais me permettriez-vous de vous dire deux ou troismots en particulier ? »

M. Witherden y consentit. Ils entrèrentdans le cabinet du notaire, où ils causèrent un quart d’heureenviron ; après quoi, ils revinrent à l’étude. L’étrangeravait laissé son chapeau dans le cabinet de M. Witherden, etsemblait s’être posé sur un pied d’amitié pendant ce courtintervalle.

« Je ne veux pas vous retenir davantage,dit-il à Kit en lui mettant un écu dans la main et dirigeant unregard vers le notaire. Vous entendrez parler de moi. Mais pas unmot de tout ceci, sinon à votre maître et à votre maîtresse.

– Ma mère serait bien contente de savoir… ditKit en hésitant.

– Contente de savoir quoi ?

– Quelque chose… d’agréable pour missNelly.

– En vérité ?… Eh bien, vous pouvez l’eninstruire si elle est capable de garder un secret. Mais du restesongez-y, pas un mot de ceci à aucune autre personne. N’oubliezpoint mes recommandations. Soyez discret.

– Comptez sur moi, monsieur, dit Kit. Je vousremercie, monsieur, et vous souhaite le bonjour. »

Le gentleman, dans son désir de bien fairecomprendre à Kit qu’il ne devait parler à personne de ce qui avaiteu lieu entre eux, le suivit jusqu’en dehors de la maison pour luirépéter ses recommandations. Or, il arriva qu’en ce momentM. Richard Swiveller, qui passait par là, tourna les yeux dece côté et aperçut à la fois Kit et son mystérieux ami.

C’était un simple hasard dont voici la cause.M. Chukster, étant un gentleman d’un goût cultivé et d’unesprit raffiné, appartenait à la Loge des Glorieux Apollinistes,dont M. Swiveller était président perpétuel.M. Swiveller, conduit dans cette rue en vertu d’une commissionque lui avait donnée M. Brass et apercevant un membre de saGlorieuse Société qui veillait sur un poney, traversa la rue pourdonner à M. Chukster cette fraternelle accolade qu’il est dudevoir des présidents perpétuels d’octroyer à leurs co-sociétaires.À peine lui avait-il serré les mains en accompagnant cettedémonstration de remarques générales sur le temps qu’il faisait,que, levant les yeux, il aperçut le gentleman de Bevis Marks enconversation suivie avec Christophe Nubbles.

« Oh ! oh ! dit Richard, quiest là ?

– C’est un monsieur qui est venu voir monpatron ce matin, répondit M. Chukster ; je n’en sais pasdavantage, je ne le connais ni d’Ève ni d’Adam.

– Au moins, savez-vous sonnom ? »

À quoi M. Chukster répondit, avecl’élévation de langage particulière à un membre de la Société desGlorieux Apollinistes, qu’il voulait être « éternellementsanctifié » s’il s’en doutait seulement.

« Tout ce que je sais, mon cher,ajouta-t-il en passant les doigts dans ses cheveux, c’est que cemonsieur est cause que je suis debout ici depuis vingt minutes, etque pour cette raison je le hais d’une haine mortelle etimpérissable, et que, si j’en avais le temps, je le poursuivraisjusqu’aux confins de l’éternité. »

Tandis qu’ils discouraient ainsi, celui quifaisait le sujet de leur entretien et qui, par parenthèse, n’avaitpas paru reconnaîtra M. Richard Swiveller, rentra dans lamaison. Kit rejoignit les deux causeurs ; M. Swivellerlui adressa sans plus de succès des questions sur l’étranger.

« C’est un excellent homme, monsieur, ditKit ; c’est tout ce que j’en sais. »

Cette réponse redoubla la mauvaise humeur deM. Chukster qui, sans faire d’allusion directe, dit en thèsegénérale qu’on ferait bien de casser la tête à tous les Snobs et deleur tortiller le nez. M. Swiveller n’appuya pas cetamendement ; mais au bout de quelques moments de réflexion, ildemanda à Kit quel chemin il suivait, et il se trouva que c’étaitprécisément la direction qu’il avait à suivre lui-même ; enconséquence, il le pria de le prendre un peu dans sa voiture. Kiteût bien volontiers décliné cet honneur ; mais déjàM. Swiveller s’était installé sur le siège à côté delui : il n’y avait donc pas moyen de le refuser, à moins de lejeter par terre. Kit partit rapidement, si rapidement qu’il coupaen deux les adieux du président perpétuel et de M. Chuksterqui éprouva l’inconvénient de sentir ses cors écrasés parl’impatient poney.

Comme Whisker était las de se reposer, etcomme M. Swiveller avait l’attention, de l’exciter encore pardes sifflements aigus et les cris variés du sport, ils allèrentd’un pas trop vif pour pouvoir causer d’une manière suivie ;d’autant plus que le poney, stimulé par les semonces deM. Swiveller, se prit d’un goût particulier pour leslampadaires et les roues de charrette, et montra un violent désirde courir sur les trottoirs pour aller se frotter contre les mursde briques. Ils ne réussirent à parler qu’en arrivant à l’écurie,et quand la chaise eut été tirée à grand’peine d’une étroite entréede porte où le poney s’était introduit avec l’idée qu’il pouvaitprendre par là pour arriver à sa stalle habituelle.

« Rude besogne ! ditM. Swiveller. Que pensez-vous d’un verre debière ? »

Kit refusa d’abord, puis il consentit, et ilsse rendirent ensemble au cabaret le plus proche.

« Buvons, dit Richard en soulevant le potcouvert d’une mousse brillante, buvons à la santé de notre ami…n’importe son nom… qui causait avec vous tout à l’heure, voussavez… je le connais. Un brave homme, mais excentrique,très-excentrique… à la santé de M.… je ne sais pas sonnom !… »

Kit fit raison au toast.

« Il demeure dans ma maison, reprit Dick,du moins dans la maison où se trouve la raison sociale dont je suissolidaire. C’est un original peu commode et qu’il n’est pas facilede faire parler ; mais c’est égal, nous l’aimons tous, oui,vraiment, je vous assure.

– Il faut que je parte, monsieur, s’il vousplaît, dit Kit qui fit un mouvement pour s’éloigner.

– Pas si vite, Christophe ; buvons àvotre mère.

– Je vous remercie, monsieur.

– C’est une excellente femme que votre mère,Christophe. Oh, les mères ! Qui est-ce qui courait pour merelever quand je tombais et baisait la place pour me guérir ?Ma mère. Une femme charmante aussi !… Cet homme paraîtgénéreux. Nous l’engagerons à faire quelque chose pour votre mère.La connaît-il, Christophe ? »

Kit secoua la tête, et ayant vivement remerciédu regard le questionneur, il s’échappa avant que celui-ci pûtproférer un mot de plus.

« Hum ! dit M. Swiveller aprèsréflexion, ceci est étrange. Rien que des mystères dans la maisonde Brass. Cependant je prendrai conseil de ma raison. Jusqu’àprésent tout et chacun a été admis à mes confidences, maismaintenant je pense que je ferai bien de n’agir que par moi-même.C’est étrange, fort étrange. »

Après de nouvelles réflexions faites d’un airde profonde sagesse, M. Swiveller avala quelques autres verresde bière ; puis appelant un petit garçon qui l’avait servi, ilversa devant lui sur le sable, en guise de libation, le peu degouttes qui restaient, et lui ordonna d’emporter au comptoir, avectous ses compliments, les verres vides, et par-dessus toutes chosesde mener une vie sobre et modérée en s’abstenant des liqueursexcitantes et enivrantes. Lui ayant donné pour sa peine ce morceaude moralité, ce qui, selon sa remarque sage, valait bien mieuxqu’une pièce de deux sous, le président perpétuel des GlorieuxApollinistes mit les mains dans ses poches et s’en alla comme ilétait venu, toujours songeant.

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