Le Maître de Ballantrae

Chapitre 11L’expédition dans le désert

Nous fîmes un heureux voyage en remontant cette belle rivière del’Hudson, par un temps agréable, entre des hauteurs singulièrementembellies par les teintes de l’automne. Arrivés à Albany, nousdescendîmes à l’auberge, et j’eus vite fait de percer à jour ledessein de mon maître, qui était de m’y garder prisonnier. Letravail qu’il inventa de me faire faire n’était pas tellementurgent que nous dussions l’exécuter loin des documents utiles, dansune chambre d’auberge, et non plus de telle importance qu’onm’obligeât de reproduire la même note à quatre ou cinq exemplaires.Je me soumis en apparence ; mais je pris de mon côté mesmesures particulières, et les nouvelles locales me furentcommuniquées chaque jour grâce à la bienveillance de notre hôte.C’est par ce canal que j’appris enfin une nouvelle que j’avais,pour ainsi dire, pressentie. Le capitaine Harris (me dit-on) avec «Mr. Mountain, le trafiquant », étaient partis pour remonter larivière dans une barque. Je soutins mal le regard du patron del’auberge, tant je soupçonnais que mon maître ne fût impliqué dansl’affaire. Cependant je me hasardai à dire que je connaissais unpeu le capitaine, mais pas Mr. Mountain, et je demandai qui encorefaisait partie de l’expédition. Mon informateur l’ignorait ;Mr. Mountain était descendu à terre pour quelques achatsindispensables ; il avait parcouru la ville en achetant,buvant et jasant ; et il paraissait bien que l’expéditionétait organisée en vue de rechercher un trésor ; car il avaitbeaucoup parlé des grandes choses qu’il ferait à son retour. Onn’en savait pas plus, aucun des autres n’étant venu à terre, et ilssemblaient pressés d’arriver à un certain point avant lesneiges.

Et de fait, le lendemain il tomba quelques flocons même enAlbany ; mais il n’en fut rien de plus que de nous fairesouvenir de ce qui nous attendait. Je prenais la chose à la légère,étant peu au courant du rude climat de cette province : il n’en estplus de même aujourd’hui, lorsque je me reporte en arrière ;et je me demande parfois si l’horreur des événements qu’il me fautà présent raconter ne provenait pas en partie des ciels sinistreset des vents farouches auxquels nous fûmes exposés, et du froidmortel qu’il nous fallut subir.

Comme la barque était passée, je crus d’abord que nous allionsquitter la ville. Mais il n’en fut pas question. Mylord prolongeaitson séjour en Albany, où nous n’avions pas d’affaires visibles, etme gardait auprès de lui, éloigné de mon véritable devoir, sous unprétexte de travail. C’est là-dessus que j’attends et que je méritepeut-être le blâme. Je n’étais pas assez obtus pour n’avoir pas mesidées à moi. Il m’était impossible de voir le Maître se confier auxmains de Harris, sans deviner là-dessous quelque manigance. Laréputation de Harris était déplorable, et il avait été soudoyé ensecret par Mylord ; mes informations me firent voir dansMoutain le trafiquant un personnage du même acabit ; leurentreprise commune, la recherche d’un trésor volé, était bien faitepour les inciter à un mauvais coup ; et la nature du pays oùils s’engageaient assurait l’impunité au crime. Eh bien, il estexact que toutes ces idées me vinrent, avec ces craintes et cespressentiments du sort réservé au Maître. Mais il faut considérerque c’était moi-même qui avais essayé de le précipiter desbastingages du navire, au beau milieu de la mer ; moi-mêmequi, peu auparavant, avais offert à Dieu un marché très impie maissincère, m’efforçant d’obtenir que Dieu se fît mon séide. Il estvrai encore que ma haine envers mon ennemi s’était considérablementatténuée. Mais j’ai toujours vu dans cette diminution une faiblessede la chair, presque coupable, car mon esprit demeurait fermementdressé contre lui. Il est vrai encore que c’était une chosed’assumer la responsabilité et le danger d’un attentat criminel, etque c’en était une autre de laisser de gaieté de cœur Mylord courirle danger de s’avilir. Mais c’était sur cette dernièreconsidération elle-même que reposait mon inaction. Car (eussé-jeété capable d’intervenir) je pouvais bien ne pas sauver le Maître,mais je ne pouvais laisser Mylord devenir la fable du public. Voilàdonc pourquoi je n’agis pas ; et c’est encore sur les mêmesraisons que je me fonde pour justifier ma ligne de conduite. Nousvivions donc en Albany, mais bien que nous fussions tous deuxétrangers dans la ville, Mylord avait quantité de connaissancesau-delà du coup de chapeau. Mylord s’était muni de lettresd’introduction pour les notabilités de la ville et desenvirons ; il avait fréquenté d’autres personnes à New York :il sortait donc beaucoup, et j’ai le regret de dire qu’il était enmême temps d’habitudes trop faciles. J’étais toujours couché, maisje ne dormais pas, lorsqu’il rentrait ; et il ne se passaitguère de nuit où il ne trahît pas l’influence de la boisson. Lejour, il persistait à m’accabler de tâches sans fin, qu’ils’efforçait de diversifier avec une ingéniosité remarquable, telleune toile de Pénélope. Je ne m’y dérobais point, car j’étais payépour obéir à ses ordres ; mais je ne prenais pas la peine delui dissimuler que je le perçais à jour, et le raillais quelquefoisen face.

– Je finirai par croire que vous êtes le diable et moi MichaelScott, lui dis-je un matin. Voilà que j’ai jeté un pont sur laTweed et séparé les Eildons ; et maintenant vous me mettez àfiler la corde de sable.

Il me considéra de ses yeux luisants, puis les détourna enremuant les lèvres, mais sans parler.

– Bon, bon, Mylord, dis-je, votre volonté est mon plaisir. Jerecopierai ceci pour la quatrième fois ; mais je vous prieraisd’inventer une nouvelle besogne pour demain ; car, ma foi, jesuis las de celle-ci.

– Vous ne savez pas ce que vous dites, répliqua Mylord, enmettant son chapeau et me tournant le dos. C’est une chosesingulière que vous preniez ainsi plaisir à me tourmenter. Un ami…mais il ne s’agit pas de cela. C’est une chose singulière. Je suisun homme que le mauvais sort n’a cessé de poursuivre. Je suisentouré de trames. Je ne fais que rencontrer des embûches. Le mondeentier est ligué contre moi.

– Je ne raconterais pas de telles absurdités, si j’étais vous,dis-je ; mais je vais vous dire ce que je ferais. – Je meplongerais la tête dans l’eau froide, car vous avez bu la nuitdernière plus que vous n’en pouvez supporter.

– Croyez-vous ? dit-il, d’un air vivement intéressé. Celame ferait du bien ? Je ne l’ai jamais essayé.

– Je me rappelle le temps où vous n’aviez pas besoin d’essayer,et je souhaite, Mylord, qu’il revienne. Mais la vérité est que sivous continuez ces excès, ils finiront par vous causer dudésagrément.

– Il me semble que je ne supporte plus la boisson commeautrefois, dit Mylord. Je suis dompté par elle, Mackellar. Mais jeferai plus attention.

– C’est ce dont je vous prierais, répliquai-je. Il faut voussouvenir que vous êtes le père de Mr. Alexander : faites donc ensorte que l’enfant reçoive de vous un nom sans tache.

– Oui, oui, dit-il, vous êtes un homme de sens, Mackellar, etavez longtemps été à mon service. Mais je crois que vous n’avezplus rien à me dire ? ajouta-t-il, avec cette vivacité ardenteet puérile qui lui était devenue si familière.

– Non, Mylord, plus rien, dis-je, assez sèchement.

– Alors, je m’en vais, dit Mylord, continuant à me regarder,tambourinant sur son chapeau qu’il avait retiré de nouveau. Jesuppose que vous n’aurez pas à sortir. Non ? Je dois voir SirWilliam Johnson, mais je me tiendrai sur mes gardes. – Il resta uneminute silencieux, puis, souriant : – Vous rappelez-vous cetendroit, Mackellar, – un peu avant Engles, – où le torrent couletrès encaissé sous un bois de hêtres ? Je me rappelle y avoirété dans ma jeunesse – mon Dieu ! cela me fait l’effet d’unevieille ballade – j’étais à la pêche, et j’avais pris beaucoup depoisson. Oh ! j’étais heureux, alors. Je me demande,Mackellar, pourquoi je ne suis plus heureux, à présent ?

– Mylord, dis-je, si vous buviez avec plus de modération, vouspourriez le redevenir. C’est un vieux dicton que la bouteille estmauvaise consolatrice.

– Sans doute, dit-il, sans doute. Eh bien, je crois que je m’envais.

– Au revoir, Mylord, dis-je.

– Au revoir, au revoir, dit-il. Et il sortit enfin del’appartement.

J’offre ici comme un bon échantillon de ce qu’était mon maîtredans la matinée ; et j’aurai donné de lui une idée bien faussesi le lecteur ne s’aperçoit pas d’une déchéance notable. De voircet homme ainsi tombé, de le savoir accepté de ses compagnons commeun pauvre biberon hébété, bienvenu (s’il l’était) par simpleconsidération de son titre ; et de me rappeler les vertusqu’il déployait jadis contre d’analogues revers de fortune, –n’était-ce pas irritant et aussi humiliant ?

Une fois dans les vignes, il était plus excessif. Je nerapporterai qu’une scène, survenue peu avant la fin, qui estaujourd’hui encore fortement imprimée dans ma mémoire, et qui àl’époque me remplit d’une sorte d’horreur.

J’étais au lit, tout éveillé, lorsque je l’entendis monterl’escalier en titubant et en chantant. Mylord n’avait pas le donmusical : son frère possédait toutes les grâces de lafamille ; aussi quand je parle de chanter, il faut entendreune sorte de mélopée élevée, intermédiaire à la diction et auchant. Il sort quelque chose d’analogue de la bouche des enfantsqui n’ont pas encore appris à se contraindre ; venant d’unhomme mûr, cela produisait un effet bizarre. Il ouvrit la porteavec des précautions bruyantes ; jeta un coup d’œil àl’intérieur, en abritant de la main sa bougie ; crut que jedormais ; entra, déposa son bougeoir sur la table, et ôta sonchapeau. Je le voyais en plein ; une vive surexcitationfiévreuse bouillait dans ses veines, et il restait à sourire devantla bougie d’une façon contrainte. Puis il leva le bras, claqua desdoigts, et se mit à se déshabiller. Ce faisant, il oublia maprésence, et reprit sa chanson ; et alors je compris lesparoles. C’étaient celles d’une vieille complainte, « les deuxcorbeaux », indéfiniment répétées.

Et sur ses os dénudés

Le vent soufflera pour jamais.

J’ai dit qu’il n’avait pas l’oreille musicale. Il n’observaitaucune règle déterminée pour le ton, sauf qu’il montrait plutôt unetendance au mode mineur ; mais ses frustes modulationsexerçaient un pouvoir singulier sur la sensibilité, et, d’accordavec les mots, elles exprimaient sur un mode barbare les sentimentsdu chanteur. Il avait débuté d’une façon vive etdéclamatoire ; puis cette verve intempestive tomba, ses notesacquirent plus d’émotion, et elles s’abaissèrent, pour finir, à undiapason plaintif dont le pathétique m’était quasi intolérable. Pardegrés correspondants, l’alacrité initiale de ses gestes déclina,et quand son déshabillage en fut arrivé aux culottes, il s’assit aubord du lit et se mit à larmoyer. Je ne sais rien de moinsrespectable que les pleurs d’un ivrogne, et je me détournai avecirritation de cette triste vue.

Mais il s’était arrêté de lui-même (il faut croire) sur cettepente glissante d’égoïste complaisance, laquelle n’offre à unhomme, démoralisé par les chagrins et les libations répétées,d’autre terme que l’épuisement. Ses larmes ne cessaient de couler,et il restait assis là, aux trois quarts nu, dans l’air froid de lachambre. Je m’accusais tour à tour d’inhumanité et de faiblessesentimentale, tantôt à demi relevé dans mon lit pour intervenir,tantôt m’exhortant à l’indifférence et invoquant le sommeil. Tout àcoup, le quantum mutatus ab illo[43] mefrappa l’esprit ; et rappelant à ma mémoire sa sagesse, saconstance et sa patience d’autrefois, je fus pris d’une pitié quasidésespérée, moins pour mon maître que pour les fils de l’homme.

Aussitôt je bondis de ma place, m’approchai de lui et posai mamain sur son épaule nue, qui était froide comme pierre. Il levavers moi son visage tout gonflé et marqué de larmes comme celuid’un enfant. À cette vue, mon irritation se raviva en partie.

– Rougissez donc de vous-même, dis-je. Votre conduite estpuérile. Je serais moi aussi à renifler, si j’avais voulu m’emplirl’estomac de vin. Mais je me suis couché en homme sobre. Allons,couchez-vous aussi, et terminez cette pitoyable comédie.

– Oh ! Mackellar, dit-il, j’ai le cœur navré !

– Navré ? Il y a de quoi, je pense. Quelles paroleschantiez-vous quand vous êtes rentré ? Ayez pitié de votreprochain, il pourra être question de pitié pour vous. Peu importeque vous soyez l’un ou l’autre, mais je ne suis pas partisan desà-moitié. Si vous voulez frapper, faites-le ; et si vous êtesun mouton, bêlez.

– C’est cela, s’écria-t-il soudain ; c’est cela,frapper ! voilà qui est parler ! Ami, j’ai supporté celatrop longtemps. Mais puisqu’on s’en prend à mon enfant, puisque lepetit est menacé, – (sa vigueur passagère retomba) – mon petitAlexander ! – et ses larmes coulèrent de nouveau.

Je le saisis par les épaules et le secouai.

– Alexander ! dis-je. Pensez-vous jamais à lui ? Maisnon ! Examinez-vous en brave, et vous verrez que vous vousleurrez vous-même. Femme, ami, enfant sont également oubliés, etvous êtes enseveli dans un égoïsme opaque.

– Mackellar, dit-il, avec un surprenant retour à sa manière et àson aspect d’autrefois, vous pourrez dire ce que vous voudrez demoi, mais il y a une chose que je ne fus jamais… je ne fus jamaiségoïste.

– Je vais vous ouvrir les yeux malgré vous, dis-je. Depuiscombien de temps sommes-nous ici ? Et combien de lettresavez-vous écrites à votre famille ? C’est la première fois, jepense, que vous en êtes séparé : avez-vous écrit du tout ?Savent-ils si vous êtes mort ou vivant ?

Je n’avais mis aucun ménagement à cette attaque : elle le rendità sa noblesse primitive ; ses larmes s’arrêtèrent ; il meremercia, me dit ses regrets, se coucha, et s’endormit bientôtprofondément. À peine levé, le lendemain matin, il s’attabla pourcommencer une lettre à Mylady : lettre pleine de tendresse, maisqu’il n’acheva jamais. Car toutes communications avec New York sefaisaient par mon entremise, et on a pu voir que c’était là unetâche ingrate. Quoi dire à ma maîtresse, et en quels termes, etjusqu’à quel point pousser le mensonge et la cruauté, – cesproblèmes m’empêchaient souvent de dormir.

Cependant, Mylord attendait avec une impatience croissante lesnouvelles de ses complices. Harris, sans doute, lui avait promis defaire diligence ; le temps était déjà plus que passé derecevoir un mot de lui ; et l’attente est mauvaise conseillèrechez un homme d’intelligence débilitée. La pensée de Mylord, danscet intervalle, ne fut occupée qu’à suivre à travers le désertcette expédition dont la réussite lui importait si fort. Ilévoquait sans cesse leur campement, leur avance, les aspects de lacontrée, la perpétration suivant mille modes divers du même acteaffreux, et le spectacle consécutif des os du Maître épars dans levent. Ces méditations cachées et criminelles, je les voyaiscontinuellement surgir dans sa conversation, comme des lapins horsde leurs trous. Et il n’est guère étonnant que le théâtre de saméditation exerçât peu à peu sur lui une attraction physique.

On sait quel prétexte il invoqua. Sir William Johnson avait unemission diplomatique à remplir dans ces parages ; et Mylord etmoi (par curiosité, soi-disant) partîmes en sa compagnie. SirWilliam était bien accompagné et libéralement fourni. Des chasseursnous apportaient du gibier, chaque jour on pêchait du poisson pournous dans les rivières, et le brandy coulait comme de l’eau. Nousmarchions le jour et dressions notre camp pour la nuit, à lamanière militaire ; on plaçait des sentinelles ; chacunavait ses fonctions désignées ; et Sir William était le centreoù tout aboutissait. Cette expédition offrait maints détails quieussent, en autre temps, été susceptibles de m’intéresser ;mais, pour notre malheur, la saison était des plus rudes, le cield’abord pur, mais les nuits glacées dès le début. Un ventdouloureusement coupant soufflait presque sans arrêt, et nousétions assis dans le bateau avec des ongles bleuis, et la nuit,cependant que nous nous rôtissions la figure au feu, nos habitssemblaient de papier sur notre dos. Une effroyable solitudeenvironnait nos pas ; la terre était absolument désertée,nulle fumée de feux, et, à part un unique bateau de marchands ledeuxième jour, nulle rencontre de voyageurs. À vrai dire, il étaittard en saison, mais cet abandon émut Sir William lui-même ;et je l’ai ouï plus d’une fois exprimer son inquiétude. « Je crainsd’arriver trop tard ; ils doivent avoir déterré la hache »,disait-il ; et les événements nous prouvèrent qu’il avaitraisonné juste.

Je ne saurais dépeindre l’accablement de mon âme durant cevoyage. Je ne suis pas de ces esprits amoureux du nouveau ;voir l’hiver approcher et me trouver perdu si loin de toutehabitation, cela m’oppressait comme un cauchemar ; il mesemblait presque braver la puissance divine ; et cette idée,qui, je suppose, me classe parmi les lâches, s’aggravait encore dema connaissance secrète du but que nous poursuivions. J’étaisd’ailleurs accaparé par mes devoirs envers Sir William, que j’avaisla corvée de distraire ; car Mylord était perdu dans un étatvoisin du somnambulisme, promenant sur la forêt un œil hagard,dormant à peine, et ne prononçant quelquefois pas vingt mots de lajournée. Ce qu’il disait signifiait encore quelque chose ;mais cela concernait presque inévitablement cette troupe qu’ilguettait avec une obstination démente. Il répétait souvent à SirWilliam, et toujours comme s’il s’agissait d’une nouveauté, qu’ilavait « un frère quelque part dans la forêt », et il lui demandaitsi les sentinelles eussent l’ordre de « s’informer de lui ». «J’attends avec impatience des nouvelles de mon frère », disait-il.Et parfois, en cours de route, il se figurait apercevoir un canotau loin sur le fleuve, ou un camp sur la rive, et il montrait uneagitation fébrile. Il était impossible que Sir William ne fût pasfrappé de ces bizarreries ; et à la fin, il me prit à part etme découvrit ses inquiétudes. Je me touchai le front en branlant latête ; trop heureux de nous ménager un témoignage en cas descandale possible.

– Mais alors, s’écria Sir William, est-il prudent de le laisseren liberté ?

– Ceux qui le connaissent mieux, dis-je, sont persuadés qu’il abesoin de distraction.

– Bien, bien, répondit Sir William, cela ne me regarde pas. Maissi j’avais su, vous ne seriez pas ici.

Notre avance parmi cette contrée sauvage s’était poursuivie unesemaine environ sans encombre, lorsqu’un soir le camp fut établi enun lieu où le fleuve coulait entre de hautes montagnes revêtues debois. On alluma les feux sur un terrain plat de la rive ; puisl’on soupa et l’on se coucha comme à l’ordinaire. La nuit étaitd’un froid meurtrier ; la constriction du gel me saisissait etme mordait à travers mes couvertures, au point que la douleur metint éveillé ; et je fus de nouveau sur pied dès avant lapointe du jour, m’accroupissant auprès des feux, ou trottant çà etlà au bord du fleuve, pour combattre l’engourdissement de mesmembres. À la fin, l’aube se leva sur la blancheur des bois et desmontagnes, et je vis les dormeurs roulés dans leurs, sacs decouchage, et le fleuve tumultueux bouillonnant parmi des épieux deglace. Je restais à regarder autour de moi, serré dans mon grospaletot de fourrure de bison, et mon haleine fumant de mes narinesgercées, lorsque, soudain, un singulier cri d’angoisse s’éleva dela lisière du bois. Les sentinelles y répondirent, les dormeurs selevèrent d’un bond ; quelqu’un pointa l’index, les autressuivirent des yeux la direction indiquée, et là, sur la lisière dela forêt, entre deux arbres, nous vîmes un homme qui tendait lesdeux bras, comme en extase. L’instant d’après il se mit à courirvers nous, tomba sur ses genoux à l’entrée du camp, et fondit enlarmes. C’était John Mountain, le trafiquant, échappé aux affreuxpérils ; et son premier mot, quand il recouvra la parole, futpour demander si nous avions vu Secundra Dass.

– Vu quoi ? s’écria Sir William.

– Non, dis-je, nous ne l’avons pas vu. Pourquoi ?

– Pas vu ? dit Mountain. Alors, c’était moi qui avaisraison.

Et il porta la main à son front.

– Mais quoi donc, en ce cas, le fait retourner en arrière ?cria-t-il. Qu’est-ce qui le ramène au milieu des cadavres ? Ily a là-dessous quelque maudit mystère.

Cette phrase excita vivement notre curiosité, mais je feraimieux de raconter ici les événements selon leur ordrechronologique.

Voici une narration que j’ai puisée à trois sources différentes,qui ne concordent pas de tous points :

1° Une déposition par écrit de Mountain, où les faits criminelssont habilement déguisés ;

2° Deux conversations avec Secundra Dass ;

3° Plusieurs conversations avec Mountain lui-même, danslesquelles il voulut bien se montrer entièrement franc ; car àvrai dire il me croyait de complicité.

Récit de Mountain le Trafiquant

L’équipage qui remonta le fleuve sous le double commandement ducapitaine Harris et du Maître comptait en tout neuf personnes, dontil n’était pas une (à l’exception de Secundra Dass) qui n’eûtmérité l’échafaud. Depuis Harris jusqu’au dernier, les voyageursétaient bien connus dans cette colonie pour de parfaits etsanguinaires mécréants ; plusieurs réputés pirates, les autresfraudeurs de rhum ; tous fanfarons et ivrognes ; tousdignes associés, tous s’embarquant à la fois sans remords dans cedessein perfide et meurtrier. Je ne pense pas qu’il y eut beaucoupde discipline établie ou un capitaine bien déterminé dans labande ; mais Harris et quatre autres, Mountain lui-même, deuxÉcossais – Pinkerton et Hastie – et un nommé Hicks, savetierivrogne, après une délibération en commun, fixèrent la route àsuivre. Au point de vue matériel, ils étaient assez bienapprovisionnés ; et le Maître en particulier s’était munid’une tente afin de pouvoir s’isoler et s’abriter un peu.

Ce minime privilège indisposa contre lui les esprits de sescompagnons. Mais il était d’ailleurs dans une position sientièrement fausse (et voire absurde) que son habitude ducommandement et sa faculté de plaire étaient rendues inutiles. Auxyeux de tous, à part Secundra Dass, il faisait figure de vulgairedupe et de victime désignée, allant inconsciemment à la mort ;toutefois, il ne pouvait que se croire l’organisateur et le chef del’expédition ; c’était en cette qualité qu’il agissait ;mais au moindre signe d’autorité ou de hauteur de sa part, sesimposteurs riaient sous cape. J’étais si habitué à le voir et àl’imaginer dans un rôle autoritaire et hautain que j’étais peiné etque je rougissais presque de songer à sa position au cours de cevoyage. Tarda-t-il lui-même à en acquérir le premier soupçon, je nesais ; mais ce ne fut pas tout de suite, et la troupe s’étaitenfoncée dans le désert hors de portée de tout secours, sans qu’ils’éveillât pleinement à la réalité.

Voici comment le fait se produisit. Harris et quelques autress’étaient retirés à part dans les bois pour délibérer, quand ilsfurent mis en éveil par un froissement dans les buissons. Ilsétaient tous accoutumés aux ruses de la guerre indienne. Mountainavait non seulement vécu et chassé, mais combattu et gagné quelqueréputation parmi les sauvages. Il savait se glisser à travers boissans bruit, et suivre une piste comme un chien ; et àl’occasion de cette alerte, il fut député par les autres poursonder le fourré. Il acquit bien vite la certitude qu’un homme semouvait dans son voisinage immédiat, avec précaution mais sans art,parmi les feuilles et les branches ; et arrivé à un endroitavantageux, il découvrit Secundra Dass qui rampait activement dansla direction opposée, en jetant derrière lui des regards furtifs. Àcette vue, il demeura indécis entre le rire et la colère ; etses complices, lorsqu’il fut revenu leur conter la chose, setrouvèrent dans la même incertitude. On n’avait plus à craindre uneembuscade indienne ; mais d’autre part, puisque Secundra Dassse mettait en peine de les épier, il était bien probable qu’ilsavait l’anglais, et s’il savait l’anglais, il était certain quetous leurs projets se trouvaient connus du Maître. La situationétait bizarre. En effet, si Secundra Dass savait et cachait qu’ilsavait l’anglais, Harris était familiarisé avec plusieurs languesde l’Inde, et comme ses aventures dans cette partie du monden’avaient été rien moins que recommandables, il n’avait pas jugéutile de mentionner la chose. Chaque côté avait donc ainsi son troude vrille sur les délibérations de l’autre. Les conspirateurs,aussitôt que cet avantage leur eut été exposé, retournèrent aucamp ; Harris, entendant que l’Hindou était une fois de pluschambré avec son maître, se glissa jusque derrière la tente ;et les autres, assis à fumer autour du feu, attendirentimpatiemment son rapport. Lorsqu’il revint enfin, son visage étaitsombre. Il en avait vu assez pour confirmer les pires de sessoupçons. Secundra Dass connaissait bien l’anglais ; il lesavait durant plusieurs jours suivis et épiés ; le Maître étaità cette heure informé de tout le complot, et tous deux seproposaient pour le lendemain de s’écarter de la troupe à unportage et de s’enfoncer au hasard dans les bois ; préféranttous les risques de la famine, des bêtes féroces et des sauvages, àleur position au milieu de traîtres. Que faire, donc ? Les unsétaient d’avis de massacrer le Maître sur-le-champ ; maisHarris leur affirma que ce serait là un crime sans profit, puisquele secret du trésor périrait avec celui qui l’avait enterré.D’autres voulaient abandonner l’entreprise et regagner NewYork ; mais le mot prestigieux de trésor, et le souvenir de lalongue route déjà parcourue, en dissuada la majorité. J’imagine quec’étaient pour la plupart des cervelles épaisses. Harris, il estvrai, avait quelques talents, Mountain n’était pas bête, Hastieavait reçu quelque éducation ; mais ces trois-là eux-mêmesavaient manifestement raté leur vie, et les autres étaient la liedes ruffians coloniaux. La conclusion où ils en vinrent,finalement, fut donc le simple résultat de la cupidité et del’espoir plutôt que de la raison. On allait temporiser, se tenirsur ses gardes et surveiller le Maître, se taire désormais et neplus offrir d’aliment à ses soupçons, et s’en remettre entièrement(si j’ai bien compris) à la chance que leur victime fût aussicupide et déraisonnable qu’eux-mêmes, et consentît, pour tout dire,à leur livrer sa vie et son trésor.

Deux fois au cours de la journée suivante, Secundra Dass et leMaître purent se figurer qu’ils leur avaient échappé ; et deuxfois, ils se trouvèrent cernés. Le Maître, si ce n’est que laseconde fois il pâlit un peu, ne montra aucun symptôme dedécouragement, s’excusa de la maladresse qui l’avait faits’écarter, remercia comme d’un service ceux qui le recapturaient,et rejoignit la caravane avec toute sa vaillance et son entrainhabituels. Mais il avait sûrement flairé quelque chose ; cardès lors lui et Secundra Dass ne se parlèrent plus qu’à l’oreille,et Harris écouta et grelotta en vain derrière la tente.

Le même soir, on annonça qu’il fallait abandonner les canots etcontinuer à pied, circonstance qui (en mettant fin à la confusiondes portages) diminuait beaucoup les chances d’évasion.

À partir de ce moment il y eut entre les deux partis une luttetacite, pour la vie d’un côté, pour le trésor de l’autre. Ilsapprochaient de cette région du désert où le Maître devait lui-mêmejouer le rôle de guide ; et, saisissant le prétexte, Harris etses hommes le persécutaient en s’asseyant avec lui chaque soirautour du feu, et tâchant de le faire tomber dans quelque piègepour lui arracher des aveux. Laisser échapper son secret, il lesavait bien, équivaudrait à signer son arrêt de mort ; d’autrepart, il ne pouvait éluder leurs questions, et devait paraître lesaider de tous ses moyens, sinon il avouait sa méfiance. Etcependant Harris m’affirme que le front de cet homme semblaitexempt de soucis. Il s’asseyait au milieu de ces chacals, sa vietenant à un cheveu, avec l’aise d’un hôte en belle humeur au coinde son feu ; il avait réponse à tout, – voire souvent réponseplaisante, esquivait les menaces, se dérobait aux insultes ;parlait, riait, écoutait, d’un air dégagé. Bref, il se conduisit demanière à désarmer les soupçons, et faillit ébranler leurcertitude. En fait, Mountain m’avoua qu’ils auraient bientôt cesséde croire au récit du capitaine, et admis que leur victime désignéeétait dans une parfaite ignorance de leurs desseins, n’eût été lefait qu’il continuait (ingénieusement, il est vrai) à détournerleurs questions, et la preuve encore plus grande de ses effortsrépétés pour leur échapper. Sa dernière tentative, qui provoqua ledénouement, je vais la raconter. Et d’abord, je dois dire que verscette époque l’humeur des compagnons de Harris était devenue desplus mauvaises ; toute civilité était presque oubliée ;et sur un prétexte insignifiant, le Maître et Secundra avaient étédépouillés de leurs armes. De son côté, néanmoins, le couple menacécontinuait à bien jouer la comédie de la confiance ; Secundramultipliait ses saluts, le Maître ses sourires ; et le derniersoir de la trêve, il avait même poussé la complaisance jusqu’àchanter pour divertir la compagnie. On observa aussi qu’il mangeaitplus qu’à l’ordinaire et buvait copieusement, – non sans intentionprobable.

Bref, vers trois heures du matin, il sortit de sa tente, avecdes plaintes et des gémissements, comme s’il souffraitd’indigestion. Secundra passa une heure à soigner devant tous sonmaître, qui finit par s’apaiser, et s’endormit sur le sol geléderrière la tente. L’Indien, lui, rentra dans l’intérieur. Peuaprès, la sentinelle fut relevée ; on lui désigna le Maître,couché dans une de ces robes dites « buffalo » : et dès lors il necessa plus (a-t-il déclaré) d’avoir les yeux sur lui. Au point dujour, survint une bouffée de vent qui souleva un pan de larobe ; et en même temps le chapeau du Maître s’envola et allaretomber à quelques yards. La sentinelle, trouvant bizarre que ledormeur ne s’éveillât point, s’en approcha ; et l’instantd’après, avec un grand cri, elle annonçait au camp que leprisonnier s’était envolé. Il avait laissé derrière lui son Indien,qui faillit (dans le premier moment de surprise) payer de sa vie cestratagème, et fut, en tout cas, cruellement maltraité ; maisSecundra, sous les menaces et les coups, s’obstina avec unefidélité singulière à jurer qu’il ne savait rien du plan de sonmaître, ce qui pouvait à la rigueur être vrai, ni de son évasion,ce qui était manifestement faux. Il ne restait donc plus auxconspirateurs qu’à s’en remettre du tout à l’habileté de Mountain.Il avait gelé la nuit ; le sol était très dur ; et, lesoleil à peine levé, le dégel fut rapide. Mountain affirmehautement que peu d’hommes auraient suivi cette piste, et que moinsencore (y compris les Indiens du pays) auraient pu la relever. LeMaître était déjà loin lorsque la poursuite prit le vent, et il dutcheminer avec une vélocité qui étonne, vu son peu d’accoutumance,car il était près de midi lorsque Mountain le découvrit. Dans cetteconjoncture, le trafiquant était seul, tous ses compagnons lesuivant, comme lui-même l’avait demandé, à plusieurs centaines deyards ; il savait le Maître désarmé ; il était en outreéchauffé par l’exercice et le feu de la chasse ; et voyant saproie si voisine, si dépourvue de défense, et visiblement fatiguée,il voulut se donner la gloriole d’effectuer la capture de sa propremain. Un pas ou deux encore l’amenèrent à l’orée d’une petiteclairière ; le Maître était de l’autre côté, les bras croiséset assis le dos contre un gros roc. Il est possible que Mountainait fait du bruit, il est certain, en tout cas, que le Maîtrereleva la tête et fixa les yeux droit sur ce fourré où se cachaitson persécuteur ; « je n’étais pas sûr qu’il me vît, raconteMountain ; il regardait dans ma direction avec un air sirésolu que tout mon courage s’échappa de moi comme le rhums’échappe d’une bouteille. » Aussi, quand le Maître eut détournéles yeux, et sembla reprendre la méditation où il était plongéavant l’arrivée du trafiquant, Mountain se retira furtivement etretourna chercher l’aide de ses compagnons.

Et ici commence le chapitre des surprises, car l’éclaireur avaità peine informé les autres de sa découverte, et ils étaient encoreà apprêter leurs armes pour tomber à la fois sur le fugitif, quelui-même s’avança au milieu d’eux, d’un pas tranquille et dégagé,les mains derrière le dos.

– Ah ! les camarades ! dit-il, en les voyant. Larencontre est heureuse. Retournons au camp.

Mountain n’avait pas parlé de sa faiblesse ni du regarddéconcertant dirigé sur le fourré, de sorte que (pour les autres)son retour apparut spontané. Malgré cela, une rumeur s’éleva ;des blasphèmes éclatèrent, des poings furent brandis, et des canonsde mousquets le menacèrent.

– Retournons au camp, dit le Maître. J’ai une explication àdonner, mais il faut que vous soyez tous là. En attendant, mieuxvaudrait relever ces armes, dont l’une ou l’autre pourrait sifacilement partir, et emporter vos espérances de trésor. Il ne fautpas tuer, ajouta-t-il en souriant, l’oie aux œufs d’or.

Le prestige de sa supériorité se faisait sentir une fois deplus ; et la troupe, sans suivre un ordre déterminé, se mit enroute vers le camp. Chemin faisant, il trouva l’occasion de direquelques mots en particulier à Mountain.

– Vous êtes hardi, et fin, lui dit-il, mais je ne suis pas aussicertain que vous vous rendiez justice. J’aimerais vous voirconsidérer si vous ne feriez pas mieux, et voir s’il ne serait pasplus sûr, de me suivre, moi, au lieu de servir un aussi vulgairebandit que Mr. Harris. Réfléchissez-y, conclut-il, en lui donnantune petite tape sur l’épaule, et ne vous pressez pas trop. Mort ouvif, vous trouverez qu’il ne fait pas bon se frotter à moi.

Quand on fut de retour au camp, où Harris et Pinkerton étaientrestés à garder Secundra, tous deux se jetèrent sur le Maître commedes harpies, et furent démesurément surpris de s’entendre ordonnerpar leurs camarades de « reculer et d’écouter ce que le gentlemanavait à dire ». Le Maître n’avait pas bronché devant leurassaut ; à cette preuve du terrain qu’il avait regagné, il netrahit pas la moindre suffisance.

– Ne soyons pas si pressés, dit-il. Le repas d’abord et lediscours public ensuite.

On fit donc un repas hâtif ; et aussitôt après, le Maître,appuyé sur un coude, entama son discours. Il parla longtemps,s’adressant à chacun (excepté Harris), trouvant pour chacun (avecla même exception) un mot de flatterie spéciale. Il les appela «honnêtes et hardis lurons », affirma n’avoir jamais vu plus jovialecompagnie, besogne mieux faite, ou peines plus joyeusementsupportées. « Mais alors, dit-il, si quelqu’un me demande pourquoidiable je me suis encouru, j’ai à peine besoin de répondre, car jecrois que vous le savez tous très bien. Mais il y a autre chose quevous ne savez pas : c’est un point auquel j’arrive à présent, et oùvous allez me prêter votre attention. Il y a un traître ici, undouble traître ; c’est assez pour l’instant. Mais ici un autregentleman viendra me demander : Pourquoi diable je suisrevenu ? Eh bien, avant de répondre à cette question, j’en aiune à vous poser. Est-ce ce vil mâtin, ce Harris, qui parlehindoustani ? » s’écria-t-il en se relevant sur un genou etdésignant l’homme en plein visage, avec un geste de menaceindicible ; et puis, quand on lui eut répondu affirmativement: « Ah ! dit-il, voilà donc tous mes soupçons vérifiés, etj’ai bien fait de revenir. Maintenant, camarades, vous allez savoirla vérité pour la première fois. » Là-dessus, il s’embarqua dansune longue histoire, contée avec une adresse extraordinaire, commequoi il avait depuis longtemps suspecté Harris, comment sescraintes s’étaient trouvées confirmées, et que Harris avait sansdoute faussement rapporté ses conversations avec Secundra. Arrivélà, il tenta un coup d’audace, avec pleine réussite. « Vous vousfigurez, je suppose, dit-il, que vous allez partager avecHarris ; vous vous figurez que vous veillerez vous-mêmes à larépartition. Vous ne croyez naturellement pas qu’un aussi platgredin puisse vous flouer. Mais prenez garde ! Cesdemi-crétins possèdent une espèce de ruse, comme le skuns a sapuanteur ; et ce vous sera peut-être une nouvelle de savoirque Harris a déjà pris soin de lui-même. Oui, pour lui la totalitédu trésor est de l’argent trouvé. Vous, il vous faut le découvrirou vous en passer. Mais lui a déjà été payé d’avance ; monfrère l’a payé pour me faire disparaître ; regardez-le, sivous en doutez, – regardez donc sa mine embarrassée de voleur prissur le fait ! » Puis, cette heureuse impression produite, ilraconta comme quoi il s’était échappé, puis ravisé, puis avaitenfin pris son parti de revenir exposer la vérité devant lacompagnie, et courir la chance avec eux tous encore une fois ;persuadé qu’il était de les voir déposer Harris sur-le-champ, etélire un autre chef. « Voilà toute la vérité, dit-il : et, à uneseule exception près, je me remets absolument entre vos mains.Quelle est cette exception ? C’est l’homme que voilà assis là,cria-t-il, désignant de nouveau Harris ; cet homme qui doitmourir ! Les armes et les conditions me sont égales ;mettez-moi face à face avec lui, et ne me donneriez-vous autrechose qu’un bâton, en cinq minutes, je vous ferai voir une charogneen marmelade, bonne pour les chiens. »

Il faisait nuit noire quand il s’arrêta ; ils avaientécouté en un silence presque parfait, à peine si la lueur du feupermettait à chacun de juger de l’effet produit sur son voisin,persuasion ou condamnation. D’ailleurs, le Maître s’était mis à laplace la mieux éclairée, pour faire converger tous les yeux sur sonvisage, – sans doute par un calcul prémédité. Le silence duraquelques minutes, puis on entama une discussion. Le Maîtres’étendit à plat dos. Les mains croisées sous la nuque et un genoupassé par-dessus l’autre, comme insoucieux du résultat. Et ici, jedois dire que son goût de la bravade l’emporta trop loin, et fittort à sa cause. Du moins après avoir oscillé deux ou trois fois depart et d’autre, l’opinion se tourna finalement contre lui.Peut-être espérait-il renouveler l’aventure du bateau-pirate, et sevoir élire, même à de dures conditions, comme chef ; et leschoses allèrent si loin dans cette voie, que Mountain en fitnettement la proposition. Mais l’écueil sur lequel il échoua futHastie. On n’aimait guère ce garçon morose et lent, d’un caractèreaigre et hargneux ; mais il avait étudié quelque temps pourêtre d’église au Collège d’Édimbourg, avant que son inconduite eûtbrisé sa carrière, et il se remémora dans cette circonstance, etappliqua ce qu’il avait appris. En fait, il n’en avait pas encorebeaucoup dit, que le Maître se laissa négligemment rouler sur lecôté, dans le but (pense Mountain) de cacher le désespoir quienvahissait ses traits. Hastie élimina la plus grande partie de cequ’ils avaient entendu comme n’ayant rien à faire avec laquestion ; ce qu’ils voulaient, c’était le trésor. Tout ce quiconcernait Harris pouvait bien être vrai, et on s’en occuperait entemps et lieu. Mais qu’est-ce que cela avait à voir avec letrésor ? Ils avaient écouté un déluge de mots ; mais lasimple vérité était que Mr. Durie avait une peur bleue, et qu’ils’était enfui à plusieurs reprises. Il était ici, – repris ourevenu de lui-même importait peu à Hastie : mais l’urgent était demener l’affaire à terme. Quant à cette histoire de déposer etd’élire des capitaines, il espérait bien que tous ici étaient deshommes libres, et capables de se gouverner eux-mêmes. Tout celan’était que poudre aux yeux, comme la proposition de combattreHarris. « Il ne combattra personne de ce camp, je vous le garantis,dit Hastie. Nous avons eu assez de difficulté à lui enlever sesarmes, et nous serions de fiers imbéciles de les lui rendre. Maissi c’est de l’agrément que le gentleman désire, je lui enfournirai, plus peut-être qu’il n’en a envie. Car je n’aiaucunement l’intention de passer la fin de mes jours dans cesmontagnes, je n’y suis resté déjà que trop ; et je proposequ’il vous dise immédiatement où est ce trésor, ou bien qu’il soitimmédiatement passé par les armes. Et voici, ajouta-t-il, enmontrant son pistolet, celle dont j’entends me servir. »

– Allons, vous êtes ce que j’appelle un homme, s’écria leMaître, en se mettant sur son séant et regardant l’orateur avec unair d’admiration.

– Je ne vous demande pas comment vous m’appelez, répliquaHastie ; lequel des deux ?

– La question est oiseuse, dit le Maître. Nécessité fait loi. Levrai est que nous sommes à portée de marche de l’endroit, et jevous y mènerai demain.

Là-dessus, comme si tout était conclu, et conclu exactementselon ses désirs, il regagna sa tente, où Secundra l’avaitprécédé.

Je ne puis repenser sans admiration à ces derniers tours etdétours de mon vieil ennemi ; c’est à peine si quelque pitiése mêle à ce sentiment, si belle était sa vaillance, si hardi lefront qu’il opposait à l’adversité. Même à cette heure, où il sevoyait entièrement perdu, où il s’apercevait qu’il avait simplementchangé d’ennemi, et abattu Harris pour susciter Hastie, aucunetrace de faiblesse ne se révéla dans son attitude, et il rentrasous sa tente, déjà déterminé (faut-il croire) à affronter lesredoutables hasards de son suprême expédient, avec la mêmeexpression d’aisance assurée et la même démarche gracieuse qu’ileût pu avoir en sortant du théâtre pour aller à un souper de beauxesprits. Mais au fond de lui-même, si nous avions pu y regarder,son âme voyait la mort.

Tôt dans la soirée, le bruit qu’il était malade se répandit dansle camp ; et tout au matin, il fit venir Hastie à son chevetpour lui demander d’un air inquiet s’il connaissait un peu demédecine. En fait, c’était à une fatuité de ce dieu tombéd’étudiant qu’il s’adressait habilement. Hastie l’examina ; etcomme il était flatté, ignorant et très soupçonneux, il ne savaitplus du tout si le Maître était malade ou simulait. Dans ce doute,il alla retrouver ses compagnons, et (nouvelle qui, de toute façon,lui donnerait plus d’importance) leur annonça que le patient étaiten bonne voie pour mourir.

– Malgré tout, ajouta-t-il avec un blasphème, et dût-il creveren chemin, il faut qu’il nous mène ce matin jusqu’à ce trésor.

Mais ils furent plusieurs dans le camp (Mountain entre autres)que cette brutalité révolta. Ils auraient vu pistoleter le Maître,ou lui auraient eux-mêmes brûlé la cervelle, sans ressentir lamoindre pitié ; mais ils semblaient impressionnés par savaillante lutte et sa défaite non équivoque du soirprécédent ; peut-être aussi commençaient-ils déjà l’oppositionà leur nouveau chef ; en tout cas, ils se hâtèrent de déclarerque (si l’homme était malade) il aurait un jour de repos, quoiqu’en pût dire Hastie.

Le lundi matin, il était manifestement plus mal, et Hastielui-même commença de montrer quelque souci d’humanité, car cesimple simulacre de doctorat suffisait à éveiller sa sympathie. Letroisième jour, le Maître fit venir Mountain et Hastie sous satente, leur annonça qu’il allait dormir, leur donna tous lesdétails concernant la position de la cache, et les pria de semettre aussitôt en quête. Ils pourraient voir ainsi qu’il ne lestrompait pas, et, le cas échéant, il serait à même de corriger leurerreur.

Mais alors s’éleva une difficulté sur laquelle il comptait sansdoute. Aucun de ces hommes ne se fiait aux autres, aucun neconsentirait à rester en arrière. D’autre part, encore que leMaître semblât extrêmement bas, que sa parole fût réduite à unmurmure, et qu’il fût la plupart du temps sans connaissance, il sepouvait à la rigueur que sa maladie fût feinte ; et si touspartaient à la chasse au trésor, ils pourraient bien être partis «chasser l’oie sauvage », et trouver au retour leur prisonnierenvolé. On résolut donc, invoquant la sympathie, de ne pass’éloigner, et à coup sûr nos sentiments sont si complexes, queplusieurs étaient sincèrement (sinon profondément) affectés de voirainsi en danger de mort l’homme qu’ils avaient froidement résolud’assassiner. Dans l’après-midi, Hastie fut appelé auprès de sacouche pour prier ; ce qu’il fit (tout incroyable que celapuisse paraître) avec onction ; vers huit heures du soir, leslamentations de Secundra leur apprirent que tout était fini ;et avant dix, l’Indien, à la clarté d’une torche fichée dans lesol, se mettait à creuser la tombe. Le jour suivant, à son lever,éclaira les funérailles du Maître, auxquelles tout le monde pritpart avec le plus décent maintien ; et le corps fut mis enterre, enveloppé d’une robe de fourrure, la face découverte.Celle-ci était d’une pâleur de cire, et les narines étaientbouchées conformément à quelque rite oriental de Secundra. La tombene fut pas plus tôt comblée que les lamentations de l’Indienrépandirent de nouveau la tristesse dans tous les cœurs ; etil paraît que cette bande de meurtriers, bien loin d’être agacéspar ces clameurs, toutes pénibles qu’elles fussent et (dans cetterégion) préjudiciables à leur sûreté, s’efforcèrent rudement maisamicalement de le consoler.

Mais si la nature humaine est à l’occasion tendre jusque chezles pires individus, elle est aussi avant tout cupide, et ilslaissèrent bientôt Secundra à son chagrin pour s’occuper de leursintérêts. La cache du trésor étant toute proche, quoique non encoredécouverte, on résolut de ne pas lever le camp ; et le jour sepassa, de la part des voyageurs, en vaines explorations dans lesbois, cependant que Secundra gisait sur la tombe de son maître.Cette nuit-là, ils n’établirent pas de sentinelles, mais restèrentcouchés alentour du feu à la façon coutumière des hommes des bois,les têtes tournées en dehors, comme les rayons d’une roue. Le matinles trouva dans la même disposition ; toutefois, Pinkerton,qui était à la droite de Mountain, entre celui-ci et Hastie, avaitété (durant les heures d’obscurité) secrètement égorgé, et ilgisait là, encore drapé, quant au corps, dans son manteau, maisoffrant, plus haut, le spectacle abominable et affreux d’un crânescalpé. Toute la bande était ce matin-là aussi pâle qu’une troupede spectres, car l’obstination des Indiens à la guerre ou, pourparler plus correctement, à l’assassinat, était bien connue detous. Mais ils en attribuaient la principale responsabilité à leurdéfaut de sentinelles, et, enflammés par le voisinage du trésor,ils se résolurent à demeurer où ils étaient. Pinkerton fut enterrénon loin du maître ; les survivants passèrent encore cejour-là en explorations, et s’en revinrent d’une humeur mêléed’angoisse et d’espoir, étant presque assurés de toucher au but deleurs recherches, et se trouvant par ailleurs (avec le retour del’obscurité) envahis par la crainte des Indiens. Mountain monta lapremière garde ; il affirme ne s’être pas endormi ni assis, etavoir veillé avec un soin continuel et soutenu, et ce fut même d’uncœur léger que (voyant aux étoiles que l’heure était venue) ils’approcha du feu pour éveiller son remplaçant. Celui-ci (Hicks lesavetier) dormait du côté sous le vent du cercle, un peu plus loindonc que ceux au vent, et en une place obscurcie par lestourbillons de fumée. Mountain se pencha vers lui et le secoua parl’épaule ; sa main rencontra une humidité visqueuse ; et(comme le vent tournait juste alors) la clarté du feu se répanditsur le dormeur et fit voir qu’il était, comme Pinkerton, mort etscalpé.

Ils étaient évidemment tombés entre les mains d’un de cesIndiens partisans et sans chefs, qui suivent parfois une troupedurant des jours, et, en dépit de marches forcées et d’unesurveillance assidue, ne cesseront de se tenir à sa hauteur et deprélever un scalp à chaque lieu de repos. Après cette découverte,les chercheurs de trésor, déjà réduits à une pauvre demi-douzaine,furent pris de panique, s’emparèrent de quelques objetsindispensables, et, abandonnant le reste de leurs effets,plongèrent tout droit dans la forêt. Ils laissèrent leur feu brûlerauprès de leur camarade mort sans sépulture. Tout le jour ils necessèrent de fuir, mangeant sans s’arrêter, de la main à la bouche,et comme ils n’osaient dormir, ils continuèrent d’avancer, auhasard, même pendant les heures d’obscurité. Mais les limites del’endurance humaine sont vite atteintes ; quand ils sereposèrent à la fin, ce fut pour s’endormir profondément ; etquand ils se réveillèrent, ce fut pour découvrir que leur ennemiétait toujours sur leurs talons, et que la mort et la mutilationavaient une fois de plus atteint et défiguré un de leurscamarades.

Alors ils perdirent la tête. Ils se trouvaient égarés dans ledésert, leurs provisions s’épuisaient. Quant au détail de leursmaux ultérieurs, je l’épargne au lecteur de ce récit déjà tropprolongé. Il suffit de dire que lorsque à la fin une nuit se futpassée sans malheur et qu’ils respirèrent de nouveau, dans l’espoirque l’assassin avait abandonné la poursuite, Secundra et Mountainse trouvaient seuls. Le trafiquant est intimement persuadé que leurinvisible ennemi était un guerrier de sa connaissance, qui l’avaitépargné par faveur. Que cette grâce s’étendît à Secundra, ill’explique par l’hypothèse que l’Oriental passait pourinsensé ; à cause d’abord que, au milieu des horreurs de lafuite et alors que les autres jetaient armes et vivres, Secundra necessa de marcher courbé sous le poids d’une pioche ; ensuiteparce, dans les derniers jours, et avec une volubilité extrême, ilse parlait sans arrêt à lui-même dans sa propre langue. Mais ilavait toute sa raison quand il revenait à l’anglais.

– Vous croire il sera parti tout à fait ? demanda-t-il,lorsqu’ils se furent si heureusement éveillés sains et saufs.

– Je prie Dieu qu’il en soit ainsi, je crois, j’espère qu’il enest bien ainsi, avait répliqué Mountain de façon presqueincohérente quand il me décrivit la scène.

Et en fait il était démoralisé au point que jusqu’à cette heureoù il nous rencontra, le lendemain matin, il se demandait s’iln’avait pas rêvé, ou si c’était bien un fait, que Secundra,aussitôt après cette réponse et sans dire un mot de plus, étaitretourné sur ses pas, face à ces solitudes de l’hiver et de lafaim, par un chemin dont chaque étape avait pour jalon un cadavremutilé.

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