Le Maître de Ballantrae

Chapitre 1Ce qui se passa en l’absence du Maître

Tout le monde aspire depuis longtemps à connaître la véritévraie sur ces singuliers événements, et la curiosité publique luifera sans nul doute bon accueil. Il se trouve que je fus intimementmêlé à l’histoire de cette maison, durant ces dernières années, etpersonne au monde n’est aussi bien placé pour éclaircir les choses,ni tellement désireux d’en faire un récit fidèle. J’ai connu leMaître. Sur beaucoup d’actions secrètes de sa vie, j’ai entre lesmains des mémoires authentiques ; je fus presque seul àl’accompagner dans son dernier voyage ; je fis partie de cetteautre expédition d’hiver, sur laquelle tant de bruits ontcouru ; j’assistai à sa mort. Quant à mon feu Durrisdeer, jele servis avec amour durant près de trente ans, et mon estime pourlui s’accrut à mesure que je le connaissais mieux. Bref, je necrois pas convenable que tant de témoignages viennent à disparaître: je dois la vérité à la mémoire de Mylord, et sans doute mesdernières années s’écouleront plus douces, et mes cheveux blancsreposeront sur l’oreiller plus paisiblement, une fois ma detteacquittée.

Les Duries de Durrisdeer et de Ballantrae[1]étaient une grande famille du Sud-Ouest, dès l’époque de DavidIer[2] Ces vers qui circulent encore dans lepays :

Chatouilleuses gens sont les Durrisdeer,

Ils montent à cheval avec plusieurs lances[3] ,

portent le sceau de leur antiquité. Le nom est également citédans une strophe que la commune renommée attribue (est-ce avecraison, je l’ignore) à Thomas d’Ercildoune lui-même, et quecertains ont appliquée (est-ce avec justice, je n’ose le dire) auxévénements de ce récit :

Deux Durie à Durrisdeer,

Un qui harnache, un qui chevauche.

Mauvais jour pour le mari

Et pire jour pour l’épousée[4] .

L’histoire authentique est remplie également de leurs exploits,lesquels, à notre point de vue moderne, seraient peurecommandables ; et la famille prend sa bonne part de ceshauts et bas auxquels les grandes maisons d’Écosse ont toujours étésujettes. Mais je passe sur tout ceci, pour en arriver à cettemémorable année 1745, où furent posées les bases de cettetragédie.

À cette époque, une famille de quatre personnes habitait lechâteau de Durrisdeer, proche Saint-Bride, sur la rive duSolway[5] , résidence principale de leur racedepuis la Réforme. Le vieux Lord huitième du nom, n’était pas trèsâgé, mais il souffrait prématurément des inconvénients de l’âge. Saplace favorite était au coin du feu. Il restait là, dans sonfauteuil, en robe de chambre ouatée, à lire, et ne parlant guère àpersonne, mais sans jamais un mot rude à quiconque. C’était le typedu vieux chef de famille casanier. Il avait néanmoinsl’intelligence fort développée grâce à l’étude, et la réputationdans le pays d’être plus malin qu’il ne semblait. Le Maître deBallantrae, James, de son petit nom, tenait de son père l’amour deslectures sérieuses ; peut-être aussi un peu de son tact, maisce qui était simple politesse chez le père devint chez le filsnoire dissimulation. Il affectait une conduite uniment grossière etfarouche : il passait de longues heures à boire du vin, de pluslongues encore à jouer aux cartes ; on le disait dans le pays« un homme pas ordinaire pour les filles » ; et on le voyaittoujours en tête des rixes. Mais, par ailleurs, bien qu’il fût lepremier à y prendre part, on remarquait qu’il s’en tiraitimmanquablement le mieux, et que ses compagnons de débauche étaientseuls, d’ordinaire, à payer les pots cassés. Ce bonheur ou cettechance lui suscita quelques ennemis, mais, chez la majorité,rehaussa son prestige ; au point qu’on augurait pour lui degrandes choses, dans l’avenir, lorsqu’il aurait acquis plus depondération. Une fort vilaine histoire entachait saréputation ; mais elle fut étouffée à l’époque, et la légendel’avait tellement défigurée dès avant mon arrivée au château, quej’ai scrupule de la rapporter. Si elle est vraie, ce fut une actionatroce de la part d’un si jeune homme ; et si elle est fausse,une infâme calomnie. Je dois faire remarquer d’abord qu’il setarguait sans cesse d’être absolument implacable, et qu’on l’encroyait sur parole : aussi avait-il dans le voisinage la réputationd’être « un homme pas commode à contrarier ». Bref, ce jeune noble(il n’avait pas encore vingt-quatre ans en 1745) était, pour sonâge, fort connu dans le pays. On s’étonnera d’autant moins qu’ilfût peu question du second fils, Mr. Henry (mon feu LordDurrisdeer), lequel n’était ni très mauvais, ni très capable nonplus, mais un garçon de cette espèce honnête et solide, fréquenteparmi ses voisins. Il était peu question de lui, dis-je ; maisil n’y avait effectivement pas grand-chose à en dire. Il étaitconnu des pêcheurs de saumon du firth[6] , car ilaimait beaucoup à les accompagner ; il était en outreexcellent vétérinaire et il donnait un bon coup de main, presquedès l’enfance, à l’administration du domaine. Combien ce rôle étaitdifficile, vu la situation de la famille, nul ne le sait mieux quemoi ; et non plus avec quelle faible apparence de justice unhomme pouvait y acquérir la réputation d’être un tyran et un ladre.Le quatrième personnage de la maison était Miss Alison Graeme, uneproche parente, orpheline et l’héritière d’une fortune considérableque son père avait acquise dans le commerce. Cet argent était fortnécessaire aux besoins de Mylord, car les terres étaient lourdementhypothéquées ; et Miss Alison fut en conséquence destinée àêtre l’épouse du Maître, ce qui lui plaisait assez, à elle ;mais quel bon vouloir il y mettait, lui, c’est une autre question.C’était une fille avenante et, en ce temps-là, très vive etvolontaire ; car le vieux Lord n’avait pas de fille à lui, et,sa femme étant morte depuis longtemps, elle avait grandi au petitbonheur.

La nouvelle du débarquement du prince Charles[7]parvint alors à ces quatre personnes, et les divisa. Mylord, enhomme de coin du feu qu’il était, inclinait à temporiser. MissAlison prit le parti opposé, vu son allure romanesque, et le Maître(bien que j’aie entendu dire qu’ils ne s’accordaient pas souvent)fut pour cette fois du même avis. L’aventure le tentait, j’imagine: il était séduit par cette occasion de relever l’éclat de samaison, et non moins par l’espoir de régler ses dettesparticulières, excessivement lourdes. Quant à Mr. Henry, il ne ditpas grand-chose, au début : son rôle vint plus tard. Tous troispassèrent une journée entière à discuter, avant de tomber d’accordpour adopter un moyen terme : l’un des fils irait se battre pour leroi Jacques ; l’autre resterait avec Mylord, pour conserver lafaveur du roi Georges[8] . Sans nuldoute, cette décision fut inspirée par Mylord ; et, comme onle sait, maintes familles considérables prirent un parti analogue.Mais cette discussion terminée, une autre commença. Car Mylord,Miss Alison et Mr. Henry étaient tous d’un même avis : c’était aucadet de partir ; et le Maître, par impatience et vanité, nevoulait à aucun prix rester au château. Mylord argumenta, MissAlison pleura, Mr. Henry fut plein de franchise. Rien n’y fit.

– C’est l’héritier direct de Durrisdeer qui doit chevaucher auxcôtés de son roi, dit le Maître.

– Si nous jouions franc jeu, répliqua Mr. Henry, ce que vousdites serait plein de sens. Mais que faisons-nous en réalité ?Nous trichons aux cartes !

– Nous sauvons la maison de Durrisdeer, Henry ! reprit sonpère.

– Et puis voyez, James, dit Mr. Henry, si je pars et que lePrince ait le dessus, il vous sera facile de faire votre paix avecle roi Jacques. Mais si vous partez, et que l’expédition avorte,nous séparons le droit du titre. Et que serai-je, alors ?

– Vous serez Lord Durrisdeer, dit le Maître. Je mets sur tabletout ce que je possède.

– Je ne joue pas un pareil jeu, s’écria M. Henry. Je metrouverais dans une situation que pas un homme d’honneur neconsentirait à supporter. Je ne serais ni chair ni poisson ! –ajouta-t-il. Et, peu après, il eut une autre expression, peut-êtreplus claire qu’il ne voulait : – C’est votre devoir d’être iciauprès de mon père, dit-il. Vous savez bien que vous êtes lefavori.

– En vérité ? dit le Maître. Voilà l’envie qui parle !Prétendriez-vous me supplanter… Jacob ? dit-il, en appuyantsur le mot avec malice.

Mr. Henry se leva sans répondre, et arpenta le bas bout de lasalle, car il avait une faculté de silence admirable. Puis il s’enrevint.

– Je suis le cadet, et je dois partir, dit-il. Mylordici présent est le maître, et il dit que je partirai. Qu’avez-vousà répondre, mon frère ?

– J’ai à répondre ceci, Harry, répliqua le Maître. Lorsque desgens très obstinés se heurtent, il n’y a que deux moyens d’ensortir : se battre – et je crois bien que ni l’un ni l’autre nevoulons aller jusque-là – ou s’en rapporter au sort. Voici uneguinée. Acceptez-vous la décision de la pièce ?

– J’en accepte le risque, dit Mr. Henry. Face, je pars ;pile, je reste.

La pièce fut jetée. Elle retomba pile.

– Voici une leçon pour Jacob, dit le Maître.

– Toute notre vie, nous nous en repentirons ! dit Mr.Henry.

Et il quitta aussitôt la salle.

Quant à Miss Alison, elle ramassa la pièce d’or qui venaitd’envoyer son fiancé à la guerre, et la projeta au travers dublason de la famille qui décorait la grande verrière de lafenêtre.

– Si vous m’aviez aimée autant que je vous aime, vous seriezresté ! s’écria-t-elle.

– Je ne vous aimerais pas autant, ma très chère, si je n’aimaisl’honneur encore plus, déclama le Maître.

– Oh ! s’écria-t-elle, vous n’avez pas de cœur !… Jesouhaite que vous soyez tué !

Et quittant la pièce, toute en pleurs, elle s’enfuit dans sachambre.

Le Maître alors se tourna vers Mylord et, de son air le plusdrôle, lui dit :

– En voilà une diablesse de femme !

– C’est plutôt vous qui êtes pour moi un diable de fils,répliqua son père ; vous qui avez toujours été mon favori,soit dit à ma honte. Jamais vous ne m’avez fait passer une heureagréable depuis votre naissance ; non, jamais une heureagréable, – et il le répéta une troisième fois.

Si ce fut la légèreté du Maître, ou son insubordination, ou lemot de Mr. Henry concernant le fils favori, qui troubla ainsiMylord, je ne sais ; mais je croirais volontiers que ce fut cemot, car tout démontre qu’à partir de cette heure Mylord fit plusde cas de Mr. Henry.

Bref, ce fut en très mauvais termes avec sa famille que leMaître partit pour le Nord, – et le souvenir de son départ endevint d’autant plus amer, lorsqu’il fut trop tard. Tant parmenaces que par promesses, il avait rassemblé près d’une douzained’hommes, principalement fils de tenanciers. Tous avaient beaucoupbu lorsqu’ils se mirent en route, et leur cavalcade monta la côteet dépassa la vieille abbaye avec des cris et des chants, lacocarde blanche à tous les chapeaux. C’était une entreprisedésespérée, pour une aussi faible troupe, que de traverserisolément la plus grande partie de l’Écosse. Et chacun le crutd’autant plus que, tandis que cette pauvre douzaine de cavalierstrottait sur la colline, un grand vaisseau de la marine royale,dont une seule embarcation aurait pu les anéantir, était mouillédans la baie, enseigne déployée. L’après-midi, ayant donné auMaître une bonne avance, ce fut le tour de Mr. Henry. Il partit àcheval, tout seul, offrir son épée et porter une lettre de son pèreau gouvernement du roi George. Miss Alison resta enfermée dans sachambre et ne fit que pleurer jusqu’après leur départ à tousdeux ; seulement, elle cousit la cocarde au chapeau du Maître,et (comme le dit John-Paul) la cocarde était toute mouillée depleurs lorsqu’il la lui porta.

Par la suite, Mr. Henry et Mylord s’en tinrent fidèlement à leurmarché. Qu’ils accomplirent quelque chose, c’est plus que je n’ensais ; et qu’ils furent bien fermement attachés au roi, plusque je n’en saurais croire. Mais ils observèrent la lettre de laloyauté, correspondirent avec le Lord Président, se tinrenttranquilles chez eux, et n’eurent que peu ou point de rapports avecle Maître, tant que dura la lutte. Lui, de son côté, ne fut guèreplus communicatif. Miss Alison, il est vrai, ne cessait de luienvoyer des exprès, mais je doute qu’elle reçut beaucoup deréponses. Macconochie fit le voyage une fois pour elle, et trouvales Highlanders devant Carlisle[9] et, nonloin du Prince, le Maître à cheval et en haute faveur. Il prit lalettre (raconte Macconochie), l’ouvrit, la parcourut en pinçant leslèvres comme pour siffler, et la mit dans sa ceinture. Son chevalfit un écart ; elle tomba sans qu’il s’en aperçût, etMacconochie la ramassa par terre : il l’a toujours gardée, et jel’ai vue entre ses mains. Des nouvelles, pourtant, arrivaient àDurrisdeer, par cette rumeur publique qui va se répandant à traversun pays, – ce qui m’a toujours émerveillé. Par ce moyen, la familleen sut davantage concernant la faveur du Maître auprès du Prince,et sur quel pied il était censé être. Par une condescendancesingulière chez un homme aussi orgueilleux – mais plus ambitieuxencore – il avait, paraît-il, gagné de la notoriété en flagornantles Irlandais. Sir Thomas Sullivan, le colonel Burke, et lesautres, étaient ses amis de chaque jour, et il s’éloignait de plusen plus de ses compatriotes. Il prenait part à la fomentation desmoindres intrigues ; il raillait Lord George[10] sur mille détails ; toujours del’avis qui semblait bon au Prince, bon ou mauvais, il n’importe. Ensomme, – joueur comme il ne cessa de l’être toute sa vie, – il sesouciait moins du succès de la campagne que de la haute faveur oùil pouvait aspirer, au cas où par chance elle réussirait.D’ailleurs, il se comporta fort bien sur le champ debataille ; personne ne le contestait, car il n’était paslâche.

Ensuite vinrent les nouvelles de Culloden, apportées àDurrisdeer par un des fils de tenanciers, – l’unique survivant,affirmait-il, de tous ceux qui étaient partis en chantant sur lacolline. Par un malheureux hasard, John-Paul et Macconochieavaient, le matin même, découvert la guinée – origine de tout lemal – enfoncée dans un buisson de houx. Ils s’en étaient allés «haut le pied » comme disaient les serviteurs à Durrisdeer, chez lechangeur ; et il leur restait peu de chose de la guinée, maisencore moins de sang-froid. Aussi John-Paul ne s’avisa-t-il pas dese précipiter dans la salle où la famille était en train de dîner,en s’écriant que « Tam Macmorland venait d’arriver et –hélas ! hélas ! – il ne restait plus personne pour veniraprès lui ! »

Ils accueillirent ces paroles avec un silence de condamnés.Seulement, Mr. Henry se mit la main devant le visage, et MissAlison cacha entièrement sa tête entre ses bras étendus sur latable. Quant à Mylord, il était couleur de cendre.

– J’ai encore un fils, dit-il. Oui, Henry, et je vous rendscette justice : c’est le meilleur qui reste.

C’était là une chose singulière à dire en pareil temps ;mais Mylord se souvenait toujours des paroles de Mr. Henry, et ilavait sur la conscience des années d’injustice. C’était néanmoinsune chose singulière, et plus que Miss Alison n’en pouvaitsupporter. Elle éclata, blâmant Mylord pour ce mot dénaturé, et Mr.Henry parce qu’il était assis là en sécurité, alors que son frèreétait mort, et elle-même parce qu’elle avait parlé durement à sonfiancé lorsqu’il était parti, l’appelant à présent la fleur deshommes, se tordant les mains, protestant de son amour, et criantson nom à travers ses larmes, – au point que les serviteurs endemeuraient stupéfaits.

Mr. Henry se leva, tenant toujours sa chaise. C’était à son tourd’être couleur de cendre.

– Oh ! s’écria-t-il soudain. Je sais combien vousl’aimiez.

– Tout le monde le sait, grâce à Dieu !s’exclama-t-elle ; puis, à Mr. Henry : – Il n’y a personneautre que moi à savoir une chose, c’est que vous le trahissiez dufond du cœur.

– Dieu sait, gémit-il, ce fut de l’amour perdu des deuxcôtés.

Après cette scène, le temps s’écoula sans amener grandchangement dans le château, sauf qu’ils étaient désormais trois aulieu de quatre, ce qui leur rappelait sans cesse leur perte.L’argent de Miss Alison était grandement nécessaire pour ledomaine, et, l’un des frères étant mort, Mylord résolut bientôtqu’elle épouserait l’autre. Jour après jour, il agissait sur elle,assis au coin du feu, le doigt dans un livre latin, et les yeuxfixés sur son visage avec une sorte d’attention aimable qui seyaitfort bien au vieux gentilhomme. Pleurait-elle, il la consolaitcomme un vieillard qui a vu de pires temps, et qui commence à neplus faire grand cas même du chagrin. S’irritait-elle, il seremettait à lire dans son livre latin, mais toujours en s’excusantavec politesse. Offrait-elle – comme elle le faisait souvent – deleur faire donation de tous ses biens, il lui démontrait combiencela s’accordait peu avec son honneur à lui, et lui rappelait quemême si elle y consentait, Mr. Henry refuserait à coup sûr. Nonvi sed saepe cadendo[11] ,tel était son mot favori ; et nul doute que cette persécutiondébonnaire n’emportât beaucoup de sa résolution ; nul douteencore qu’il n’eût sur la demoiselle une grande influence, car ilavait servi de père et de mère ; et, sur ce point, elle-mêmeétait pleine de l’esprit des Duries, et aurait fait beaucoup pourla gloire de Durrisdeer, sauf toutefois, je pense, d’épouser monpauvre maître, n’eût été – assez singulièrement – le fait de sonextrême impopularité.

Celle-ci fut l’œuvre de Tam Macmorland. Tam n’était guèreméchant ; mais il avait une fâcheuse faiblesse : la languetrop longue ; puis, en sa qualité de seul homme du pays quifût parti – ou plutôt qui fût revenu –, les auditeurs ne luimanquaient pas. Ceux qui ont eu le dessous dans une lutte, je l’airemarqué, tiennent toujours à se persuader qu’on les a trahis.D’après le récit de Tam, les rebelles avaient été trahis à toutbout de champ et par chacun de leurs officiers : trahis à Derby,trahis à Falkirk ; la marche de nuit fut un coup de traîtrisede Mylord George ; la bataille de Culloden fut perdue par latrahison des Macdonalds. Cette habitude d’accuser de trahison sedéveloppa chez l’imbécile, au point qu’il finit par y faire entrerMr. Henry lui-même. Mr. Henry (à l’entendre) avait trahi lesgarçons de Durrisdeer : il avait promis de suivre avec desrenforts ; et, en place, il avait été trouver le roiGeorge.

– Oui, et dès le lendemain ! geignait Tam ; le pauvrebon Maître, et les pauvres chers gars qui l’accompagnaient, nefurent pas au haut de la côte, qu’il était en route, leJudas ! Ah ! oui ! il a réussi ; il va êtreMylord, à présent, mais il y a bien des cadavres refroidis sur labruyère du Highland !

Après quoi, s’il avait bu, Tam se remettait à larmoyer.

Parlez assez longtemps, vous trouverez des gens pour vouscroire. Cette manière d’envisager la conduite de Mr. Henry serépandit peu à peu dans le pays : des gens l’affirmaient, quisavaient le contraire, mais se trouvaient à cours de sujets ;quant aux ignorants et aux malintentionnés, ils y prêtaientl’oreille, y ajoutaient foi, et redisaient ensuite cette paroled’Évangile. On s’écarta de Mr. Henry ; bientôt même, lepopulaire murmura sur son passage, et les femmes (toujours plushardies parce qu’elles n’ont rien à craindre) lui criaient desreproches en pleine figure. Le Maître fut proclamé saint. Onrappela qu’il n’avait jamais rien fait pour pressurer lestenanciers ; – et, en effet, il se contentait de dépenserl’argent. Il était un peu sauvage, peut-être, disaient lesgens ; mais combien un garçon naturellement sauvage, qui seserait bientôt amendé, valait mieux qu’un fesse-mathieu et unétrangleur, toujours le nez dans ses registres de comptes, àpersécuter les pauvres tenanciers ! Une vulgaire traînée, quiavait eu un enfant du Maître et qui, d’un commun accord, avait étéfort mal traitée par lui, se posait néanmoins en une sorte dechampion de sa mémoire. Un jour, elle jeta une pierre à Mr. Henry,en criant :

– Où est le brave garçon qui s’est fié à vous ?

Mr. Henry arrêta son cheval et la considéra, tandis que le sanglui coulait de la lèvre.

– Comment, Jess ? dit-il, vous aussi ? Vous devriezpourtant mieux me connaître.

Car c’était lui qui l’avait secourue pécuniairement.

La femme tenait prêt un autre caillou, qu’elle fit mine dejeter ; et lui, par un geste défensif, leva la main qui tenaitla cravache.

– Quoi ! vous iriez battre une femme, vous vilain…s’écria-t-elle ; et elle s’enfuit en hurlant comme s’ill’avait frappée.

Le lendemain, le bruit courait dans le pays, comme un feu debruyère, que Mr. Henry avait battu Jessie Broun qui en était à deuxdoigts de la mort. Je cite ce fait comme un exemple de la façondont grossissait la boule de neige, une calomnie entraînantl’autre. À la fin, mon pauvre maître fut si perdu de réputationqu’il se mit à garder la maison comme Mylord. Cependant, soyez sûrqu’il ne prononça pas une plainte chez lui : le fond même duscandale était un sujet trop scabreux à traiter ; et Mr. Henryétait très fier et singulièrement obstiné dans son silence. Monvieux Lord en apprit sans doute quelque chose par John-Paul, ou parun autre ; à tout le moins dut-il remarquer à la fin lechangement survenu dans les habitudes de son fils. Mais il estprobable que lui-même ignorait à quel point l’opinion publiqueétait montée. Quant à Miss Alison, elle était toujours la dernièreà écouter les nouvelles, et ne s’y intéressait guère.

Au plus fort de ces mauvaises dispositions (car elles sedissipèrent comme elles étaient venues, personne n’eût su direpourquoi) une élection se préparait dans la ville de Saint-Bride,qui est la plus proche de Durrisdeer, et se trouve surl’Eau-de-Swift. On réclamait contre un abus, j’ai oublié lequel, sije l’ai jamais su ; et l’on disait couramment qu’il y auraitdes têtes cassées avant le soir, et que le shérif[12] avait fait venir de la troupe d’aussiloin que Dumfries. Mylord émit l’idée que Mr. Henry devait s’ymontrer, lui affirmant que cette apparition était nécessaire pourl’honneur de la maison :

– L’on finira par dire, ajouta-t-il, que nous n’avons pasd’influence, même dans notre voisinage.

– C’est une singulière influence que la mienne, répliqua Mr.Henry ; – et, quand on l’eut poussé encore un peu : – je vousdirai la simple vérité, ajouta-t-il, je n’ose montrer monvisage.

– Vous êtes le premier de notre maison qui ait jamais dit cela,s’écria Miss Alison.

– Nous irons tous les trois, dit Mylord.

Et en effet, il mit ses bottes (pour la première fois depuisquatre ans, ce fut pour John-Paul toute une affaire de les luienfiler), Miss Alison revêtit son amazone, et tous trois montèrentà cheval et gagnèrent Saint-Bride.

Les rues étaient pleines de la racaille de tout le pays, et l’onn’eut pas plus tôt jeté les yeux sur Mr. Henry, que les siffletspartirent, et les huées, et les cris : « Judas ! – Où est leMaître ? – Où sont les pauvres gars qui s’en sont allés aveclui ? » Une pierre même fut lancée ; mais la plupart serécrièrent que c’était une honte, à cause de Mylord et de MissAlison. Il ne fallut pas dix minutes pour persuader à Mylord queMr. Henry avait raison. Sans dire un mot, il fit faire volte-face àson cheval et s’en retourna, le menton sur la poitrine. Miss Alisonnon plus ne dit pas un mot ; elle n’en pensait pas moins, sansdoute ; sans doute elle eut sa fierté piquée, car c’était uneDurie de la vraie sorte ; et sans doute elle fut touchée aufond du cœur de voir son cousin traité aussi indignement. Cettenuit-là, elle ne se coucha pas. J’ai souvent blâmé Mylady ;mais, au souvenir de cette nuit, je suis prêt à lui toutpardonner ; et, dès le matin, elle s’en alla trouver le vieuxLord à son fauteuil habituel.

– Si Henry veut toujours de moi, dit-elle, il peut m’avoir àprésent.

À lui-même, elle parla différemment.

– Je ne vous apporte pas d’amour, Henry ; mais, Dieu lesait, toute la pitié du monde.

Le 1er juin 1748 eut lieu leur mariage. Ce fut en décembre de lamême année que je vins frapper à la porte du château ; etdepuis lors j’ai consigné l’histoire des événements à mesure qu’ilsse déroulèrent sous mes yeux, comme un témoin en justice.

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