Le Maître de Ballantrae

Chapitre 7Aventures du chevalier Burke dans l’Inde

(Extrait de ses mémoires)

Je m’étais donc égaré par les rues de cette ville, dont j’aioublié le nom, et je la connaissais alors si mal que j’ignoraiss’il me fallait prendre au Nord ou au Sud. Vu la soudaineté del’alerte, je m’étais précipité au-dehors sans souliers nibas ; j’avais perdu mon chapeau dans la bagarre ; monviolon de poche était tombé aux mains des Anglais ; j’avaispour seul compagnon le cipaye, pour seule arme ma seule épée, etpas un rouge liard en poche. Bref, j’étais absolument dans lasituation d’un de ces calenders que M. Galland nous a faitconnaître dans ses jolis contes. On sait que ces gentlemenrencontraient sans cesse des aventures extraordinaires ; et ilm’en était réservé une si étonnante que je n’en suis pas encorerevenu aujourd’hui.

Le cipaye était un très brave homme : il avait servi des annéessous les couleurs françaises, et se serait laissé couper enmorceaux pour un quelconque des braves concitoyens de Mr. Lally.C’est le même individu (son nom m’échappe) dont j’ai déjà conté unexemple étonnant de générosité d’âme, lorsqu’il nous trouva, M. deFassac et moi, sur les remparts, entièrement perdus de boisson, etnous cacha sous de la paille tandis que le commandant passait parlà. Je le consultai donc en toute franchise. Que faire ? Laquestion était délicate. Nous décidâmes finalement d’escalader lemur d’un jardin, où nous pourrions dormir à l’abri des arbres, et,qui sait, nous procurer une paire de sandales et un turban. Nousn’avions que l’embarras du choix, dans cette partie de la ville,car le quartier comprenait uniquement des jardins clos de murs, et,à cette heure de la nuit, les allées qui les séparaient étaientdésertes. Je fis la courte échelle au cipaye, et nous noustrouvâmes bientôt tous les deux dans un vaste enclos pleind’arbres. Ceux-ci dégouttaient de rosée, fort nuisible en ce pays,surtout pour les Blancs ; néanmoins, comme j’étais brisé defatigue, je dormais déjà à moitié lorsque le cipaye vint merappeler à la réalité. À l’autre bout de l’enclos, une lumièrebrillante avait soudainement paru, qui continua de brûlerpaisiblement parmi le feuillage. La circonstance était fortinsolite, en un tel endroit et à cette heure ; et, dans notresituation, elle nous incitait à n’avancer qu’avec circonspection.J’envoyai le cipaye en reconnaissance, et il revint bientôtm’apporter la nouvelle que nous étions tombés au plus mal, car lamaison appartenait à un homme blanc, qui était, selon toutevraisemblance, anglais.

– Ma foi, dis-je, s’il y a là un homme blanc, je veux lui donnerun coup d’œil ; car, grâce à Dieu, il y a plus d’une sorte deBlancs !

Donc, le cipaye me conduisit à un endroit d’où je pouvais bienvoir la maison. Elle était entourée d’une large véranda ; il yavait à terre une lampe, bien mouchée, et de chaque côté de lalampe se tenait assis un homme, jambes croisées, à la manièreorientale. De plus, tous deux étaient enveloppés de mousselinescomme deux indigènes ; mais pourtant l’un était non seulementun Blanc, mais quelqu’un bien connu de moi et du lecteur. C’étaiten personne ce Maître de Ballantrae, dont j’ai fait connaîtremaintes fois le génie et la valeur. J’avais ouï dire qu’il étaitvenu aux Indes, mais je ne l’avais pas encore rencontré, et n’enavais rien appris. En tout cas, sitôt que je l’eus reconnu, et queje me vis en présence d’un si vieux camarade, je crus mestribulations à leur fin. Je m’avançai au clair de lune, qui étaittrès lumineux ; et, appelant Ballantrae par son nom, luiexposai en peu de mots ma triste situation. Il se retourna, sansparaître surpris le moins du monde, me regarda bien en face tandisque je parlais, et, quand j’eus fini, s’adressa à son compagnondans le patois barbare du pays. Ce second individu, d’un aspectsingulièrement délicat, et qui avait des jambes comme des cannes etdes doigts comme des tuyaux de pipe[36] , se mitdebout.

– Le sahib, dit-il, comprend pas langage anglais. Je lecomprends, moi, et je vois vous faire une petite méprise… Oh !qui peut arriver à tout le monde. Mais le sahib aimerait savoircomment vous venir dans cette jardin.

– Ballantrae ! m’écriai-je, avez-vous la damnée impudencede me renier en face ?

Ballantrae, sans qu’un de ses muscles bougeât, me regardaitfixement comme une statue dans une pagode.

– Le sahib comprend pas langage anglais, dit l’indigène, aussidoucereux que devant. Il aimer savoir comment vous venir dans cettejardin.

– Oh ! le diable l’emporte ! dis-je. Il aimeraitsavoir comme je venir dans cette jardin, n’est-ce pas ? Ehbien, mon brave, ayez l’obligeance de dire au sahib, en luiprésentant mes respects, que nous voici deux soldats qu’il n’ajamais ni vus ni connus, mais que le cipaye est un fameux lapin, etmoi aussi ; et que s’il ne nous donne pas bien à manger, plusun turban et des chaussures, et la valeur d’un mohur d’or en petitemonnaie comme viatique, parbleu, mon ami, je pourrais vous fairevoir un jardin où il va se passer des choses.

Ils poussèrent leur comédie au point de converser un moment enhindoustani ; et puis l’Hindou, avec le même sourire, mais ensoupirant comme s’il était fatigué de se répéter, prononça :

– Le sahib aimerait savoir comment vous venir dans cettejardin.

– C’est donc comme ça ! dis-je. Et portant la main à monépée, j’ordonnai au cipaye de dégainer.

L’Hindou de Ballantrae, toujours souriant, tira un pistolet deson sein, et, bien que Ballantrae ne fît pas un mouvement, je leconnaissais assez pour être sûr qu’il se tenait prêt.

– Le sahib pense vous mieux partir, dit l’Hindou.

Eh bien, franchement, c’est ce que je croyais aussi ; carun coup de pistolet nous eût, sauf intervention de la Providence,fait pendre tous les deux.

– Dites au sahib que je ne le considère pas comme un gentleman,dis-je. Et je me détournai avec un geste de mépris.

Je n’avais pas fait trois pas que la voix de l’Hindou merappela.

– Le sahib aimerait savoir si vous êtes un damné Irlandais,dit-il ; et à ces mots, Ballantrae sourit en s’inclinant trèsbas.

– Qu’est-ce que c’est ? dis-je.

– Le sahib dire vous demander votre ami Mackellar, dit l’Hindou.Le sahib il crie quitte.

– Dites au sahib que je lui donnerai un remède contre la blagueécossaise, à notre prochaine rencontre, lançai-je.

Ils souriaient encore lorsque je me retirai.

Ma conduite n’est sans doute pas exempte de défauts ; etlorsqu’un homme, tout vaillant qu’il soit, en appelle à lapostérité comme juge de ses exploits, il peut s’attendre presqueinfailliblement à subir le sort de César et d’Alexandre, et àtrouver des détracteurs. Mais s’il y a une chose que l’on ne pourrajamais reprocher à Francis Burke, c’est d’avoir tourné le dos à unami !…

 

(Vient ensuite un passage que le chevalier Burke s’est donné lapeine de raturer avant de m’envoyer son manuscrit. Sans doute s’yplaignait-il très naturellement de ce qu’il supposait être uneindiscrétion de ma part ; bien que je n’aie souvenir d’enavoir commis aucune. Peut-être Mr. Henry fut-il moinsréservé ; ou, plus simplement, il est possible que le Maîtreait trouvé le moyen de parcourir ma correspondance, et qu’il aitainsi lu la lettre de Troyes. Ce fut pour en tirer vengeance quecette cruelle plaisanterie fut infligée à Mr. Burke dans un aussipressant besoin. En dépit de sa perversion, le Maître n’était pasdépourvu d’une certaine affectuosité ; il fut, je crois,sincèrement attaché à Mr. Burke dans les premiers temps ; maiscette idée de trahison tarit les sources déjà peu abondantes de sonamitié, et son détestable caractère se fit voir à nu. – E.Mck.)

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