Le Maître de la lumière

Le Maître de la lumière

de Maurice Renard

Chapitre 1 L’AVENTURE TENDRE ET ROMANESQUE

Cette histoire extraordinaire commence très ordinairement.

À la fin du mois de septembre 1929, le jeune historien Charles Christiani résolut d’aller passer quelques jours à La Rochelle. Spécialisé dans l’étude de la Restauration et du règne de Louis-Philippe, il avait déjà publié, à cette époque, un petit livre très remarqué sur Les Quatre Sergents de La Rochelle ; il en préparait un autre sur le même sujet et estimait nécessaire de retourner sur place, pour y consulter certains documents.

Il nous a paru sans intérêt de rechercher pourquoi la famille Christiani était déjà rentrée à Paris, rue de Tournon, à une époque de l’année où les heureux de ce monde sont encore aux bains de mer, en voyage, à la campagne. L’automne se montrait morose, et ce fut, croyons-nous, la seule raison de ce retour un peu prématuré. Car Mme Christiani, sa fille et son fils ne manquaient pas des moyens de mener l’existence la plus large, et disposaient des gîtes champêtres où l’on goûte un repos plus ou moins mouvementé. Deux belles propriétés familiales,en effet, s’offraient à leur choix : le vieux château de Silaz en Savoie, qu’ils délaissaient complètement, et une agréable maisonde campagne située près de Meaux ; c’est là qu’ils avaientpassé tout l’été.

Au moment où nous sommes, le noble et spacieuxappartement de la rue de Tournon abritait, en les Christiani, troisêtres parfaitement unis : Mme LouiseChristiani, née Bernardi, cinquante ans, veuve d’Adrien Christiani,mort pour la France en 1915 ; son fils Charles, vingt-sixans ; Colomba, sa fille, moins de vingt ans, charmante, à quinous devons l’adjonction d’un quatrième personnage : BertrandValois, le benjamin de nos auteurs dramatiques, le plus heureuxfiancé sur le globe terrestre.

Il faut noter queMme Christiani tenta – sans insister, du reste – dedécider son fils à retarder son départ pour La Rochelle. Elle avaitreçu, le matin même, une lettre qui lui semblait motiver un séjourde Charles en Savoie, à ce château de Silaz où l’on n’allait jamaisque pour régler des questions de fermages ou de réparations. Cettelettre émanait d’un antique et dévoué régisseur, le bonhomme Claude(prononcez « Glaude » si vous voulez respecter l’usagelocal). Il y parlait de diverses affaires relatives à la gestion dudomaine, disant que la présence de M. Charles serait bienutile à ce sujet, et que, au surplus, il souhaitait cette présencepour une autre raison qu’il ne voulait pas exposer, parce que« Madame se moquerait de lui, et pourtant, il se passait àSilaz des choses qui le bouleversaient, lui et la vieillePéronne ; des choses extraordinaires dont il fallaitabsolument s’occuper ».

– Il a l’air affolé, ditMme Christiani. Tu ferais peut-être bien, Charles,d’aller d’abord à Silaz.

– Non, maman. Vous connaissez Claude etPéronne. Ce sont de vénérables célibataires, mais des primitifs,des superstitieux. Je vous parie qu’il s’agit encore d’une histoirede revenant, de servant, comme ils disent !Croyez-moi, cela peut attendre, j’en suis certain. Et comme j’aiprévenu de mon arrivée le bibliothécaire de La Rochelle, je ne vaispas, vous le pensez bien, lui donner contre-avis en l’honneur deces excellents mais simples vieillards. Quant aux affaires, auxvéritables affaires, rien ne presse ; c’estvisible.

– À ton aise, mon enfant. Je te laisselibre. Combien de temps resteras-tu à La Rochelle ?

– À La Rochelle même, deux joursexactement. Mais j’ai l’intention de revenir en faisant un petitdétour par l’île d’Oléron, que je ne connais pas. J’ai appris toutà l’heure, du concierge, que Luc de Certeuil s’y trouve. Il disputeun tournoi de tennis à Saint-Trojan ; c’est une bonne occasionpour moi…

– Luc de Certeuil…, prononçaMme Christiani sans le moindre enthousiasme et mêmeavec une réprobation assez marquée.

– Oh ! soyez tranquille, maman. Jene nourris pas pour lui une tendresse excessive. Mais enfin,n’exagérons rien. Il est comme bien d’autres, ni mieux ni plusmal ; je serais content de trouver quelqu’un de connaissancedans cette île inconnue de moi ; et je sais qu’il sera trèsheureux de ma visite.

– Parbleu ! fitMme Christiani, pendant qu’une lueur d’irritationbrillait dans ses yeux noirs.

Et, d’un geste qui révélait sonmécontentement, elle lissa les bandeaux presque bleus quiencadraient son visage bistre de Méditerranéenne. Luc de Certeuillui était antipathique. Il occupait, dans l’immeuble, unappartement de trois pièces, sur la cour ; Charles, peumondain, ne l’eût sans doute jamais rencontré sans cettecirconstance, que l’autre avait mise à profit pour entrer enrelations. C’était un joli homme sans scrupules, un sportif, undanseur. Il plaisait aux femmes, malgré son regard déroutant.Mme Christiani l’avait tenu à l’écart jusqu’auxfiançailles de sa fille Colomba : car elle était méfiante etrésolue.

– Enfin, dit-elle, penses-tu pouvoir êtreà Silaz dans une semaine ?

– Assurément.

– Bien. Je vais l’écrire à Claude.

Ces propos s’échangeaient un lundi.

Le jeudi suivant, à deux heures del’après-midi, Charles Christiani, accompagné du bibliothécaire quilui avait grandement facilité ses investigations, débouchait sur leport de La Rochelle et cherchait des yeux le vapeurBoyardville, en partance pour l’île d’Oléron.

Son compagnon, M. Palanque, conservateurde la bibliothèque municipale, le lui désigna ; un steamer dedimensions plus imposantes que Charles ne l’eût imaginé. Le bateau,rangé le long du quai, était animé de cette effervescence humainequi précède toujours les traversées, si insignifiantessoient-elles. Les mâts de charge, avec un bruit de chaînesdéroulées, descendaient des marchandises par les panneaux de cale.Des passagers franchissaient la passerelle.

Depuis de longues années, leBoyardville accomplit quotidiennement le voyage aller etretour de La Rochelle à Boyardville (île d’Oléron), avecescale à l’île d’Aix quand l’état de la mer le permet, c’est-à-direle plus souvent. L’horaire des départs varie selon les marées. Ladurée du voyage, dans un sens, est d’environ deux heures ;quelquefois davantage.

M. Palanque accompagna sur le pont lejeune historien, qui déposa sa valise contre la cloison du rouf despremières classes et s’assura d’un de ces fauteuils pliants dit« transatlantiques ».

Le temps, sans être splendide, ne laissaitrien à désirer. Bien que le ciel manquât de pureté, le soleil étaitassez vif pour projeter les ombres et baigner d’une lumière chaudel’incomparable tableau du port de La Rochelle, avec ses vieillesmurailles et ses tours historiques.

– À Boyardville, disaitM. Palanque, vous trouverez aisément une auto qui vousconduira en moins d’une demi-heure à Saint-Trojan. D’ailleurs, enété, il y a peut-être un car qui fait le service.

– J’aurais pu prévenir de mon arrivéel’ami que je vais retrouver, il ne se déplace jamais qu’enautomobile – à des allures, du reste, vertigineuses ! – maisil se serait cru obligé de venir me prendre à Boyardville,et je tiens surtout à ne déranger personne.

M. Palanque, qui regardait CharlesChristiani le plus ordinairement du monde, surprit un brusquechangement dans la physionomie de son interlocuteur : une trèsbrève secousse, aussitôt réprimée, et, dans les yeux, l’éclair queproduit tout à coup l’attention subitement éveillée. Malgré lui,M. Palanque suivit la direction de ces regards, attirés versquelque particularité imprévue et, sans nul doute, des plusintéressantes. Et il découvrit ainsi l’objet d’une curiositéintense à ce point.

Deux jeunes femmes, discrètement maisparfaitement élégantes, issues de la passerelle, mettaient le piedsur le pont.

Deux jeunes femmes ? Un instant d’examenmodifiait le premier jugement. La blonde, oui, celle-là, était unejeune femme. Mais la brune ne pouvait être qu’une jeunefille ; elle en portait les marques exquises dans l’éclatjuvénile de sa beauté.

– Voici d’aimables compagnes devoyage ! dit le bon M. Palanque, avec l’air de féliciterl’heureux passager.

– Certes ! murmura Charles. DesRochelaises ? Les connaissez-vous ?

– Je n’ai pas cet honneur et je leregrette ! C’est la première fois qu’il m’est donné de lesapercevoir.

– Elle est ravissante, n’est-cepas ?

– Laquelle ? demandaM. Palanque, en souriant.

– Oh ! dit Charles, d’un ton dereproche, la brune, voyons !

Un commissionnaire, porteur de légers bagages,suivait les deux voyageuses. Sur leur indication, il déposa sonfardeau non loin de la valise de Charles Christiani.

La sirène du Boyardville siffla troisfois, dans un jet de vapeur blanche. On allait larguer lesamarres.

– Je vous quitte ! ditprécipitamment M. Palanque. Bon séjour à Oléron et bon retourà Paris !

Quelques minutes plus tard, leBoyardville, sortant du port de La Rochelle, laissaitderrière lui le célèbre décor de donjons et de lanternes etgouvernait cap au sud.

Les deux femmes s’étaient installées dans leurfauteuil de pont. Charles, pour être tout près d’elles, n’eut qu’às’asseoir dans celui qu’il avait préparé. Les passagers n’étaientpas très nombreux. Abritées dans une sorte d’encoignure, ces trois« premières classes » se trouvaient relativementisolées.

Charles écouta les propos de ses voisines.Elles parlaient d’ailleurs librement, et point n’était besoin deprêter l’oreille pour entendre ce qu’elles disaient. La jeune femmeblonde, d’un blond très pâle, faisait, à elle seule, presque tousles frais de la conversation. Sa voix faible et languissante étaitinfatigable. Charles en jugeait énervantes les molles inflexions.Quant à la jeune fille brune, elle se bornait à répliquersobrement, lorsque cela était motivé par des : « Tu netrouves pas ? » « Dis, Rita ? » qui laforçaient à répondre, sous peine d’incivilité. Elle le faisaitalors avec calme, d’une voix grave et profonde, musicale.

Donc, elle s’appelait Rita. Et son amie :Geneviève. Rien ne venait apprendre à Charles leurs noms defamille ; mais, à la façon dont elles s’entretenaient de LaRochelle, il lui fut facile de comprendre qu’elles venaient d’ypasser quarante-huit heures pour visiter la ville. Puis certainesphrases lui révélèrent qu’après cette excursion instructive onregagnait Oléron où l’on villégiaturait depuis quelque temps déjà.Il fut question de matches de tennis. Le mot« Saint-Trojan » revint plusieurs fois : c’était làqu’on rentrait, là qu’on séjournait. Il fut parlé, du côté blond,de « mon oncle, mes cousins, mon frère » ; du côtébrun, de « ma mère, mes parents ». Des noms passèrent,familiers, celui-ci entre autres : Luc de Certeuil.

Singulièrement satisfait, comme toutes lesfois qu’un homme constate en sa faveur la connivence du hasard,Charles Christiani pensa se présenter lui-même et tout de suite. Illui parut décent, toutefois, de patienter encore et d’attendrel’occasion quelconque qui ne manquerait pas de lui en fournir unprétexte à peu près admissible. Ce prétexte, il s’arrangerait, aubesoin, pour le faire naître.

Mais le hasard continua de lui être favorable– si étrangement favorable même que le jeune homme en conçut lamerveilleuse assurance d’une main providentielle dirigeant lesévénements au mieux de ses désirs et de son bonheur.

La conversation deMlle Geneviève X… et de Mlle RitaZ… se ralentissait. Épuisé le premier élan, les devis s’espaçaient,d’autant plus aisément que Rita n’avait jamais rien fait pour lesalimenter. Le grand bateau berçait sa masse au gré d’une mertranquille. Une jolie brise vivifiante courait dans l’espace. Lajeune fille s’empara d’un sac, y prit un livre et l’ouvrit endisant :

– Il faut que je finisse.

Or, ce livre n’était autre que le dernierouvrage de Charles Christiani : Les Quatre Sergents de LaRochelle, ce récit court et substantiel qu’il avait composésur la demande d’un éditeur et qui constituait, évidemment, unexcellent petit bouquin à l’usage des touristes.

Il vit – avec quel ravissement ! – labelle inconnue s’absorber dans la lecture de son œuvre et dévorerles pages qui lui restaient à lire. C’était pour lui une joieprofonde et d’une qualité rare. Rita, cette mystérieuse Rita,ignorait qu’il fût là, tout près, et elle lui donnait le régald’une admiration indéniablement sincère, elle qui l’avait subjuguéau premier coup d’œil et qu’il venait de placer soudainement avanttoutes les femmes de la terre.

Mais Rita ferma le volume et, le portantmachinalement jusqu’à sa joue, se prit à rêver.

– Fini ? questionna Geneviève.Toujours emballée ?

La voix grave précisa :

– C’est vraiment très, très bien.

Là-dessus, Charles se rendit compte que, s’ilvoulait intervenir, le moment en était arrivé. Déjà la louange queRita lui avait décernée rendait la situation quelque peu gênantepour lui, pour elle et pour Geneviève qui avait révélél’« emballement » de la lectrice. Laisser les jeunesfemmes s’engager plus avant dans la voie de l’éloge, c’eût étécompromettre sottement la suite de l’aventure. Sa délicatesse, ausurplus, protestait. Il se leva et, ôtant son chapeau, dit avec unebonne grâce mêlée de confusion :

– Pardonnez-moi, madame, et vous aussi,mademoiselle, mais j’ai surpris bien involontairement descoïncidences qui m’enchantent : c’est que vous allez où jevais moi-même, à Saint-Trojan : que nous avons un ami commun,Luc de Certeuil. Par surcroît, mademoiselle, le livre dont vousvenez d’achever la lecture est d’un auteur à qui je suis trèsattaché.

« Permettez-moi donc de me présenter àvous : Charles Christiani. »

Comme il l’avait prévu et redouté, sonintrusion causa un grand trouble. Elles avaient commencé par leregarder avec des yeux étonnés ; puis, à mesure qu’ils’expliquait, leurs joues s’étaient violemment colorées ; etmaintenant il pouvait les voir devant lui, rouges comme deux rosesrouges et leurs jeunes poitrines se soulevant très fort.

– Monsieur, fit Rita, je suischarmée…

Charles, aussitôt, reprit la parole. Ilappréhendait le silence embarrassé qui, sans cela, eût laissé l’uneet l’autre sans voix. Aussi bien, il avait son idée – une idée quilui livrerait à coup sûr le nom de son adorable admiratrice.

– Ce serait pour moi, dit-il, en armantson stylo, un vrai plaisir de vous dédicacer ce petit volume,puisqu’il ne vous a pas déplu. M’en donnez-vousl’autorisation ?

Rita, souriante, hocha la tête :

– J’en serais flattée, monsieur, mais celivre ne m’appartient pas. Il est à mon amie ici présente :Mme Le Tourneur, qui sera, n’en doutez pas, trèsheureuse de votre dédicace.

L’historien des Quatre Sergentss’inclina, contraignant son sourire à rester sur sa bouche, bienque ce sourire-là n’y fût point disposé. Car Mme LeTourneur, au lieu de se récrier et d’offrir immédiatement le volumeà Rita, gardait un mutisme exaspérant.

– J’aurai donc l’agrément de vous enenvoyer un exemplaire, fit-il en se tournant vers la jeunefille.

Mais, sur le point de lui demander, à cepropos, son nom et son adresse, il s’arrêta. Le mauvais ton duprocédé le retenait de l’employer, en infraction à toutes lesrègles du savoir-vivre, qu’on observait encore, grâce à Dieu, danssa famille et dans son monde.

Il écrivit, sur la page du titre, quelqueslignes d’une galanterie classique, au-dessous du nom de GenevièveLe Tourneur. En suite de quoi, celle-ci, charmée, lut la dédicace,la fit lire à Rita, enfin replaça le livre dans le sac d’où ilétait sorti et dont le cuir fauve portait ses initiales : G.L. T. Les autres sacs et mallettes n’étaient marqués d’aucunsigne.

« Je suis vraiment inexcusable de memontrer si peu dans les salons, pensait Charles. C’est proprementidiot. Sans cela, il y a belle lurette que je laconnaîtrais. Qu’importe ! Elle est exquise ; ellem’admire un peu ; elle est, indubitablement, d’excellentefamille… Il fait beau ! Dieu, qu’il faitbeau ! »

C’était, comme on voit, le « coup defoudre » dans toute sa magnificence. Mais, cette fois, àl’inverse des cas les plus communs, tout semblait prouver que lafoudre était tombée en même temps dans les deux sens et que deuxéclairs, jaillis de deux êtres, s’étaient croisés, si bien que cetéchange d’étincelles avait frappé l’un et l’autre, simultanément,d’une commotion puissante, inouïe et délicieuse. Voilà qui estrare.

Cette pauvre Geneviève Le Tourneur, ayantassumé la responsabilité de chaperonner Rita, s’aperçut très vitede la réalité. Elle le fit bien voir en s’agitant, en remuant lesdoigts sur un piano imaginaire, en prêtant à son visage uneexpression effarée.

Mais Rita ne remarquait rien, ou se riait detout.

Geneviève semblait ne plus exister pour elle,qui s’abandonnait aux joies d’un dialogue admirablement banal, maisoù ils se complaisaient, elle et Charles, à s’entendre parler tourà tour. Charles ne pouvait douter des sentiments de Rita ; àvrai dire, dans l’état de son cœur, il n’en eût pas douté, même sices sentiments n’avaient pas été tels qu’il les souhaitait.Geneviève, étant femme et spectatrice sans passion, ne s’y trompaitpas.

Aussi, quoique vainement, donnait-elle cestémoignages d’inquiétude et de réprobation. Délaissée, elle finitpar se lever, et, jetant à Rita un regard chargé d’une fouled’avertissements, elle s’éloigna d’un pas nonchalant.

Ce fut pour revenir presque aussitôt et pourdire :

– Nous arrivons à l’île d’Aix.

Elle avait l’air contente de rompre l’intimitéde ce doux entretien, auquel les Grecs auraient donné le nomchantant « d’oaristys ».

Charles et Rita parurent s’éveiller.

– Déjà ! s’écrièrent-ils àl’unisson.

Le bateau virait. L’île d’Aix leur apparut.Alors, parmi les groupes de passagers, un matelot circula et fitsavoir que, par exception, l’escale serait d’une demi-heure et nonde quelques minutes, à cause d’un débarquement de marchandises plusimportant que d’habitude. Les touristes qui désiraient descendre àterre y étaient autorisés.

– Je connais l’île d’Aix, dit Rita. Jel’ai visitée l’année dernière avec mes parents. Mais je lareverrais volontiers.

– Moi, je ne la connais pas, fitGeneviève, mais crois-tu qu’en une demi-heure on ait le temps…

– C’est tout petit. On peut très bien serendre compte de l’aspect général. M. Christiani, lui nonplus, n’est jamais venu… Monsieur, voulez-vous descendre avecnous ?

– À vos ordres ! accepta joyeusementl’interpellé.

Il admirait la décision de Rita, l’ardeurcontenue qui émanait de sa svelte personne, le feu sombre de sesprunelles et, quand elle le regardait bien en face, tout ce que sesyeux décelaient de franchise, de volonté, avec, parfois, l’ombreénigmatique d’une pensée profonde, consciente des actes, de leurimportance et de leurs suites. Cette petite fille était« quelqu’un ». Une force. Une intelligence. Une énergie.Une vraie femme, surtout, vers laquelle il se sentait attiré parmille influences, jusqu’à l’esprit aventureux, jusqu’au mystèreféminin qu’il devinait en elle. Et puis quelque chose encoreagissait pour l’aimanter vers tant de grâce et de beauté : lasourde conviction – illusoire peut-être ! – qu’ils étaienttous deux, on ne sait comment, du même pays sentimental ;qu’un même climat réglait leur tempérament et que, parlant le mêmelangage, leurs cœurs avaient une patrie commune dans l’Europe del’amour.

– Allons ! dit-elle.

Le Boyardville pivotait, machinearrière, machine avant, coups de timbre, grincements des chaînes dugouvernail. On jetait les amarres. Un rassemblement de passagerss’était formé à la coupée, prêts à débarquer.

Ils pouvaient contempler les murs desfortifications et, plus haut, devant la bastille reculée dusémaphore, deux tours jumelles, d’un blanc cru : l’unesurmontée d’un lanterneau, l’autre d’un écran de verre rouge.

La passerelle relia le vapeur à l’extrémitéd’un môle.

– Venez vite ! reprit Rita. Nousallons traverser le village et donner un coup d’œil sur leschamps…

Ils allongèrent le pas et devancèrentrapidement le gros des touristes.

Des ponts-levis déserts. Des corps de gardesans soldats. Une place d’armes verdoyante et ombragée, dans soncadre de glacis et de talus géométriques. Au bout : un villageblême et silencieux, où l’on respire un air qui n’est plusd’aujourd’hui.

Geneviève dit, s’adressant àCharles :

– C’est bien d’ici, n’est-ce pas, queNapoléon est parti pour Sainte-Hélène ?

Le jeune historien précisa en quelques mots cechapitre tragique de l’épopée impériale. Il s’en acquittabrièvement, soucieux de ne faire aucun étalage de sa science. Lesujet, pourtant, l’intéressait à titre personnel. Non qu’il eût lamoindre velléité d’écrire sur Napoléon Ier. Maisl’histoire de l’empereur était liée à l’histoire de son aïeul, lecapitaine corsaire César Christiani, né à Ajaccio comme Napoléon etle même jour que lui, de sorte que « l’autre » l’avaittoujours protégé, en mémoire de cette conjoncture qui lui semblaitfatidique.

Il ne pouvait être question de visiter lemusée napoléonien installé dans la maison dite « del’Empereur » : le temps faisait défaut. Ils secontentèrent de marcher moins vite en passant devant la portevieillotte, avec ses marches usées et ses humbles colonnes, par oùl’on peut dire que l’homme de Waterloo sortit de France pour n’yjamais rentrer, du moins vivant.

Encore des ponts-levis, ou plutôt des pontsqui, jadis, avaient des levis… Des fossés d’eau dormante. Et,devant les trois visiteurs, bordée à droite par une anse gracieuse,au fond par des bois moutonnants, à gauche par des ouvragesmilitaires couverts de gazon : une petite plaineensoleillée.

Toute l’île, à peu de chose près, étaitlà.

– Il est inutile d’aller plus loin,déclara Rita. Le temps nous manque. C’est regrettable, parce quelà-bas, à la lisière opposée des bois, on a la vue la plus bellesur le pertuis d’Antioche, l’île de Ré, La Rochelle, etc. N’ysongeons pas.

– Il faut revenir au port, décidaGeneviève. Nous n’avons plus que treize minutes.

– Je connais un raccourci. Par là, surnotre gauche, en longeant la côte de l’île, nous serons tout desuite arrivés. Et, en passant, nous verrons la plage, qui estgentille. L’année dernière, nous sommes restés trois jours ici, mesparents et moi ; j’aurais voulu y rester des semaines !Mais papa s’ennuyait…

– Et il ne devait pas le cacher !s’égaya Mme Le Tourneur. Quel ours !

Rita eut un froncement de sourcils presqueimperceptible, et se rembrunit. Elle marchait à côté de Charles,coude à coude, dans l’étroit chemin jaunâtre. Peu de femmesallaient, sur les chemins de la vie, d’une démarche aussiharmonieuse.

Charles, sensible déjà à tout ce queressentait la fine jeune fille, l’enveloppait d’un regard aussiaimant qu’attentif, mais sans oser la questionner au sujet de cepère qui était un « ours ».

Elle releva la tête et lui souritgaiement.

– Tenez ! dit-elle. Vousvoyez : l’île d’Oléron !

Ils avaient passé sous une voûte qui, là,perce un talus, et ils se trouvaient en face de la mer.

À l’horizon, une ligne solide, terminée par letrait vertical d’un phare, séparait du grand ciel lumineuxl’étendue verte des flots.

– Vous êtes sûre que c’est unraccourci ? demanda Charles en consultant sa montre.

– Dépêchons-nous ! fitMme Le Tourneur.

Rita n’avait rien répondu. Elle suivait, lapremière, le sentier sinueux qui serpentait, non loin du rivage,entre des blocs de pierre, à travers une herbe folle poussée hautet dru. Cette voie semblait zigzaguer à plaisir.

Tout à coup, derrière la masse des buttesau-delà desquelles on apercevait les sommets du sémaphore et dudouble phare, le mugissement du Boyardville se fitentendre par trois fois. Signal du départ imminent.

– Ça y est ! grommela Geneviève.J’en étais certaine. Nous voilà bien !

Charles supposa que le bateau siffleraitencore avant de reprendre la mer. « N’était-ce pas lacoutume ? »

Rita poursuivit son chemin silencieusement.Ses compagnons, cheminant à la file indienne, ne voyaient pas sonvisage.

Comme ils arrivaient à la plage, où plusieursbaigneurs s’ébattaient, un grand vapeur se montra par l’arrière,s’éloignant et paraissant sortir du bloc d’arbres et de roches quil’avait masqué jusque-là.

– Eh bien ! dit Charles,paisiblement. C’est le Boyardville.

– Oh ! Rita ! Vraiment !gémit Mme Le Tourneur.

– Je suis désolée, ma petiteGeneviève…

– Ah ! fit la jeune femme,contractée. Qu’allons-nous faire, maintenant ? C’est drôle,oui, tu peux rire !…

– Mais je ne ris pas, Geneviève.Seulement, qu’y puis-je ? Nous avons manqué le bateau, c’estune chose qui arrive à tout le monde…

– On nous attend à Saint-Trojan. On nousattend même, certainement, à Boyardville…, reprocha laplaintive petite dame.

Elle baissa les paupières sous le regard deRita qui souriait toujours, mais dont les yeux venaient de prendreune certaine fixité. Leur douceur, sans se démentir, dénonçait uncalme si profond, si absolu, qu’elle en devenait dominatrice.

– Et nos bagages ! récriminaGeneviève d’un ton vaincu.

Charles ne disait rien. Une joie immense lecomblait. Il avait la certitude que Rita venait d’exécuter un planpréconçu. Elle n’était pas de celles qui se trompent de cettefaçon, et elle savait singulièrement ce qu’elle voulait.Qu’avait-elle voulu ? Passer vingt-quatre heures avec lui,dans la retraite de cette île de silence et de quiétude. Car ilssavaient bien, tous les trois, que le Boyardville nerepasserait que le lendemain dans l’après-midi, allant vers Oléron.Pour quelle raison s’était-elle résolue à ce subterfuge quelque peuromanesque ?

Romanesque, elle ? Charles hésitait à lecroire. Non, non, si elle avait fait cela, c’est qu’elle avaitcompris qu’une aussi belle occasion ne se représenterait pas delongtemps et que, rentrée à Saint-Trojan, elle ne s’appartiendraitplus comme aujourd’hui, reprise qu’elle serait par les obligationsdu monde, du monde curieux, malveillant, cancanier, sous l’autoritéd’un père qui ne badinait pas… Voulait-elle étudier Charles àloisir, mieux qu’elle n’eût pu le faire en toute autrecirconstance ? Avait-elle cédé tout simplement à l’envie deprolonger un tendre tête-à-tête que la présence de Genevièvesanctionnait sans trop le gêner ? Qu’importe ! Il y avaitdans cette action, certainement préméditée, tant d’indépendancemise si fermement au service d’une telle inclination, que Charles,ébloui, en perdait la tête.

Il attendit, pour parler, que sa gorge sedesserrât. D’ailleurs, on s’était remis en marche et le village futsoudain tout près d’eux, au détour d’un mamelon.

– Je vais télégraphier àBoyardville et à Saint-Trojan, dit Rita. L’hôtelier deBoyardville gardera nos bagages jusqu’à demain.

– Il pourrait peut-être nous envoyerchercher par un cotre à moteur ? suggéra Geneviève.

Négligeant sa proposition, Rita lui prit lebras :

– Viens avec moi à la poste. Pendant cetemps-là M. Christiani sera assez bon pour s’occuper de noschambres. Il y a deux hôtels, l’un contre l’autre, monsieur, aucoin de la Grand-Rue et de la place d’Armes. Voulez-vous yaller ?

Il crut comprendre qu’elle jugeait opportun decauser seule à seule avec son amie. Elle désirait sans douteachever de se la concilier, ce qui ne se pouvait faire, Charlesétant présent, que par une manœuvre de regards et de minesnotoirement insuffisants.

De fait, quand elles le rejoignirent, iltrouva Mme Le Tourneur beaucoup plus souriante ettout à fait prête, semblait-il, à jouer jusqu’au bout son rôle dejeune duègne complaisante. La suite démontra, au surplus, qu’elle yétait des plus aptes.

Les deux hôtelleries de l’île d’Aix sontexiguës. Des quelques chambres dont elles se composent, une seuleétait libre ; on y mettrait une couchette supplémentaire etles jeunes femmes, ainsi, passeraient une nuit supportable. Quant àCharles, il devrait se contenter, dans l’autre établissement, d’uncanapé auquel des couvertures seraient adjointes. La saisonbalnéaire n’était pas close et les habitués de l’île profitent,jusqu’au bout, du repos qu’ils y trouvent.

Mme Le Tourneur parutsatisfaite d’un arrangement qui sépareraient, sous des toitsdifférents, le sommeil de Rita d’avec celui de Charles. Rassuréesur ce point et se conformant peut-être aux instructions qu’ellevenait de recevoir, elle se déclara un peu lasse, disposée às’étendre sur un lit jusqu’au dîner…

Ses compagnons d’infortune repartirent, enfinseuls, et dénichèrent sans tarder, non loin du village, unebanquette de gazon qui avait l’air de les attendre, sous de beauxarbres. De là, entre les terre-pleins buissonneux d’une embrasured’artillerie, on découvrait un pan de mer en forme de trapèze. Lesoir commençait à venir. Le soleil baissait dans un ciel empourpré,de plus en plus ardent…

Et, de plus en plus, à mesure qu’ilscausaient, le cœur de Charles s’embrasait. Et, de plus en plus, ilsavourait le ravissement de la merveilleuse aventure pimentée d’unmystère que Rita s’appliquait à entretenir.

Qui était-elle ? Au fond, cela n’avaitpas d’importance, puisqu’ils se plaisaient mutuellement,puisqu’elle montrait une éducation sans défaut et un esprit élevé.Aussi, Charles accepta-t-il docilement le jeu piquant du secret etne fit-il rien pour violer l’incognito de sa compagne.

L’atmosphère qui se dégageait d’un pareilaccord exhalait un parfum spécial, curieux, amusant : celuides intrigues et des contes. Chassant de nouveau le mot« romanesque » qui revenait pourtant se proposer avec uneinsistance significative, Charles pensa qu’on voulait l’éprouver,s’assurer de sa conscience et de ses sentiments, acquérir lacertitude qu’on était aimée pour soi-même, en dehors de touteconsidération étrangère à l’être, à l’âme et au cœur.

Était-elle, par exemple, très pauvre ?Tout le démentait : sa robe et l’ensemble de ce qu’elleportait, ses mains charmantes et pures, l’indéfinissable assurancequi empreint les traits dont nulle angoisse ne monte jamais crisperles lignes sereines.

Alors, était-elle très riche ? Tropriche ? Redoutait-elle que Charles, mû par des scrupulestout-puissants, ne reculât devant des millions ? Voulait-elle,auparavant, l’attacher par des liens si solides que rien au mondene pût les desserrer ?

En tout cela, Charles ne discernait avecsagesse qu’une raison de plus de l’aimer, puisque tout cela, quellequ’en fût la cause, lui prouvait qu’elle l’aimait.

Ils s’aimaient ! L’évidence en éclataitpour eux, lorsque, à la nuit tombante, ils regagnèrent, pour ydîner, l’un des hôtels. Ils s’aimaient ! Cette choseprodigieuse, inimaginable, s’était produite, brusque comme un choc,violente et étourdissante comme une sorte d’attaque divinementmorbide, une espèce de voluptueux transport au cerveau qui, d’uneexquise manière, eût modifié le régime de leur sang.

Mme Le Tourneur, assise prèsde la porte, à la terrasse de l’hôtel, les entrevoyait revenant.Elle manqua d’être effrayée à leur approche, comme si, dans l’ombredu crépuscule ils eussent fait de la lumière.

Tout le temps du dîner, qui fut de coquillageset de poissons principalement, elle éprouva la même impression, ets’efforça de dissimuler l’embarras d’être en tiers entre deuxvictimes aussi pantelantes et aussi rayonnantes du dieu Amour. Ellene savait cacher, pourtant, ni cet embarras ni le trouble quil’envahissait elle-même peu à peu, d’être baignée dans cetteirradiation frémissante dont ils étaient, si l’on peut dire, lesbienheureux émetteurs.

Le pire, en ce qui la concerne, fut que laveillée s’éternisa. Rita mit une obstination farouche à laprolonger fort avant dans la nuit. Charles, qui l’eût suivie aubout de l’espace et du temps, subissait avec délices cettefantaisie noctambule. Enfin l’on céda aux objurgations suppliantesde Mme Le Tourneur, et, vers deux heures du matin,la séparation fut acceptée.

Le jour n’avait pas acquis toute sa forcelorsque Charles descendit dans la rue.

Le silence pesait sur le village mort.Néanmoins, des pas légers firent résonner des marches de bois, dansles profondeurs de l’autre hôtellerie. C’était Rita. Elle avaitjuré de ne pas perdre une minute des heures qu’elle avaitconquises.

À sa vue, Charles sentit s’évanouir un douteque la solitude et la lucidité matinale entretenaient en lui. Queldoute ? Celui-ci. Après tout, il s’était peut-êtreabusé ; il prenait peut-être ses désirs pour desréalités ; ce bateau, Rita peut-être n’avait aucunement désiréle manquer…

La jeune fille n’eut qu’à surgir dansl’encadrement de la porte et tout redevint très simple etfavorable.

Elle était fraîche comme au sortir d’uncabinet de toilette où rien n’eût manqué des raffinements du luxe.Son teint de brune, sans poudre, s’échauffait aux pommettes commele vermeil reflète l’aurore. Sa chevelure sombre et brillante avaitdes nuances bleues. L’air, autour d’elle, sentait le matin, parmile matin.

Mais des persiennes claquèrent au seul étagede la maison. Ébouriffée, les cheveux dans les yeux, lourds encorede sommeil et ses bras blancs levés, Geneviève, angoissée,criait :

– Rita !

– Quoi donc ? lui fut-il réponduavec une tranquille et joyeuse ironie.

– Oh ! mon Dieu ! Tu eslà ! Je me suis réveillée. Je ne t’ai pas vue près de moi.Alors…

Ils se mirent à rire.

– Allons, descends, dépêche-toi,conseilla Rita. J’ai une idée. Nous allons organiser quelque chose.Tu m’en diras des nouvelles !

Pudique, d’une main relevant ses bouclesblondes, de l’autre se voilant le sein, Geneviève, faisantretraite, se lamenta :

– Oui, j’y vais. Quelque chose ?Qu’est-ce que c’est encore ?

Sitôt descendue, elle en eut l’explication. Ils’agissait d’aller déjeuner à cet endroit dont Rita leur avaitparlé la veille, à la lisière du bois, face au nord. La journées’annonçait particulièrement belle. L’épicerie et la cuisine desauberges fourniraient les éléments d’un repas très convenable.

Geneviève acquiesça, soulagée. Elle avaitappréhendé des éventualités plus redoutables qu’un déjeuner surl’herbe.

Les préparatifs de la petite fête occupèrenttoute la matinée. Cela rompit à propos un désœuvrement qu’il fauttoujours éviter. Si mince qu’elle fût, cette coopération mitnéanmoins en valeur la communauté de goûts de Charles et de Rita,ou, du moins, l’agrément qu’ils prenaient à adopter les vues et lesprédilections l’un de l’autre.

Un âne se trouva qui transporta sur son échineles paniers de provisions. On longea, à sa suite, le rivage de labaie si agréablement incurvée. Puis une faible montée conduisit àl’orée d’un bois qu’on traversa.

Et bientôt – car l’île est restreinte – ilsatteignirent le but de leur expédition. C’était, à la corne dubois, dans le haut d’une falaise rocheuse, ce qu’on pourraitappeler un kiosque de verdure. Le sol était moussu et souple. Unombrage hospitalier tamisait une lumière cristalline. L’abri, bienque forestier, offrait un confortable intérieur et un caractèrepoétique qu’on ne pouvait définir qu’en évoquant les« bocages » des romances surannées.

Cependant, au bas de la falaise, l’Océanfaisait blanchir ses écumes, et, golfe immense, il montait jusqu’àmoitié du ciel, se bordant de minces bandes fumeuses ou blêmes,frappées çà et là de soleil, et qui étaient l’île de Ré et lelittoral de la France.

Nous prétendons que c’est là l’un des pluscharmants points de vue qui soient sur la côte de l’Atlantique.

Rita, qui s’en souvenait si bien, eut la joiede savoir que Charles, lui aussi, s’en souviendrait.

Le déjeuner ne laissa rien à désirer, sinonqu’il parut court. La journée s’avançait. Et Rita, tout à coup,devint mélancolique, c’est-à-dire qu’un moment vint où elle perditla force de maîtriser sa tristesse croissante.

Charles se rapprocha d’elle, assise sur un dosde mousse, les yeux perdus dans les espaces. Ah ! qu’aurait-ildonné pour lui rendre sa belle gaieté ! Mais une déférence,une délicatesse impérieuse l’empêchaient d’intervenir dans cettemélancolie, soit avec des mots, soit avec le geste qui tentait samain et la sollicitait de s’avancer tendrement vers celle deRita.

Aussi bien, lui aussi voyait sans allégressela fin de ce prologue plein de fantaisie. Tous deux avaient besoind’un dérivatif, et qui fût sérieux. Mme Le Tourneurcueillait des bruyères à l’écart. Charles et Rita, suivant la pentede leurs pensées, causèrent gravement.

Et toujours, ils tombaient d’accord. Toujours,en toute chose, leurs opinions coïncidaient. Instruit dans lesprincipes rigides d’une éducation sans faiblesse, Charles mettaitau-dessus de tout la religion de la famille, la fidélitéirréductible aux traditions ancestrales, l’amour filial et lerespect des institutions, des croyances et des lois domestiques surlesquelles se fondent les seuls foyers durables. Et Rita, loin des’effaroucher d’une telle profession de foi, l’écoutait enl’approuvant. Et chacun était fort ému de découvrir en soi unepareille harmonie de jugements, qu’il s’agît de petites questionsou des plus grandes.

Ainsi le temps s’écoula, riche de leurréunion, pauvre d’une séparation que Charles supputait passagère,mais qui, tout de même, approchait – et revêtit soudain un aspectmatériel, une forme visible et mouvante : celle d’une fuméegrise au-dessus d’un point noir qui, là-bas, du côté de LaRochelle, grossissait sur la mer et semblait descendre verseux.

– Le voilà ! soupira la jeunefille.

– Bah ! fit-il d’un airintentionnellement détaché.

Et ils se regardèrent sans plus rien dire etsans bouger, se donnant la clarté de leurs yeux et le sourirepresque douloureux de ces lèvres qui ne s’étaient pas mêmeeffleurées.

– En route ! dit-elle.Geneviève ! le Boyardville.

Charles, songeant qu’il lui faudrait, danstrois jours, s’éloigner d’elle pour un temps, connut la misèred’une détresse enfantine.

Deux heures plus tard, le Boyardvilleentrait dans le chenal du port oléronnais. Le cœur battant, Charleset Rita voyaient défiler les sables de la rive, ses fourrés dejeunes pins, ses maisons, le quai.

Des voitures variées, campagnardes ousomptueuses, se groupaient. Au bord du chenal, un gentleman d’uncertain âge brandissait son chapeau. Près de lui, les mains dansles poches de ses larges culottes, un grand garçon, tête nue,fouillait des yeux l’assemblée arrivante des passagers.

– Ah ! dit dolemmentMme Le Tourneur, Rita, tu vois, mon oncle est venupour nous chercher avec M. de Certeuil !

Elle agita son écharpe. Le mouchoir de Charlesse déploya. Rita leva la main gauche ; mais sa main droite,cachée par le bordage, saisit le poignet de son voisin ; etils s’étreignirent ainsi, secrètement, passionnément.

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