Le Médecin bleu

Le Médecin bleu

de Paul Féval (père)

Chapitre 1 SAINTE

Le bourg de Saint-Yon est pittoresquement assis sur la croupe d’une colline, dont le sommet se couronne d’arbres séculaires. Au pied de cette colline s’étend un vaste marais, sorte de lac qui baigne à perte de vue la campagne de Redon et les extrêmes limites du département d’Ille-et-Vilaine. Le bourg est composé d’une seule rue, dont les maisons grises et couvertes en chaume s’étagent en amphithéâtre. À voir cette chaîne de maisons descendre tortueusement la montagne, on dirait, de loin, un serpent gigantesque endormi au soleil en buvant l’eau tranquille des marais.

En l’année 1794, M. de Vauduy était propriétaire du manoir de Rieux, antique résidence des seigneurs de ce nom, et situé à une demi-lieue au plus de Saint-Yon.M. de Vauduy était un homme d’une cinquantaine d’années,froid, sévère et taciturne. Les uns disaient qu’il était républicain fougueux, et en donnaient pour preuve l’empressement qu’il avait mis à se rendre possesseur du château de Rieux, au préjudice de la marquise douairière d’Ouëssant, dernière dame de Rieux, alors réfugiée en Angleterre. Les autres prétendaient, au contraire, qu’il était secrètement partisan des princes exilés, et que le château n’était, entre ses mains, qu’un « dépôt »dont il conservait précieusement la propriété à ses maîtres légitimes.

Cette seconde opinion était la mieux accréditée, et assurait à M. de Vauduy une sorte de popularité dans le pays ; car, il est à peine besoin de le dire à nos lecteurs, les campagnes bretonnes n’avaient point un fort grand amour pour le gouvernement républicain.

Au reste, tous les bruits qui couraient surM. de Vauduy étaient des conjectures plus ou moinsprobables, et pas autre chose. Sa porte, en effet, restaithabituellement close ; il ne voyait personne, si ce n’estparfois Jean Brand, ancien bedeau de Saint-Yon, au temps oùl’église était ouverte, et le docteur Saulnier, médecin dubourg.

Le citoyen Saulnier avait avecM. de Vauduy, quelques traits de ressemblance morale.C’était un homme froid et sévère ; mais ses opinionsrépublicaines, poussées à l’excès, n’étaient un mystère pourpersonne ; et, comme les paysans des alentours, qui s’étaientdéjà soulevés plusieurs fois contre la Convention, donnaient auxsoldats réguliers le sobriquet de Bleus, on ne connaissaitguère le docteur, depuis Redon jusqu’à Carentoir, que sous le nomde Médecin bleu. Il n’était point aimé dans le pays, parcequ’il s’était joint à diverses reprises, en qualité de volontaire,aux colonnes républicaines qui pourchassaient lesChouans ; mais on s’accordait à reconnaître qu’ilétait médecin habile, et son talent lui était un boulevard contrela malveillance publique.

Une autre cause encore diminuait le mauvaisvouloir des paysans, le docteur avait une fille, objet de respectet d’amour de tous.

Elle avait nom Sainte, et entrait dans saquatorzième année ; mais ceux qui ne la connaissaient point,en voyant son enfantin sourire et la candeur angélique de sonfront, lui auraient donné deux ans de moins. Parfois, pourtant,quand elle était loin de la foule, et qu’elle donnait son âme àcette rêverie que souffle la solitude, on aurait pu voir son grandœil bleu s’animer sous les cils à demi-baissés de sa paupière. Sacharmante tête, alors, devenait sérieuse, ses lèvres serejoignaient et cachaient l’éblouissant émail de ses dents ;la ligne de ses sourcils, si noire et si pure qu’on l’aurait pucroire tracée par le pinceau d’un peintre habile, s’affermissait ettendait la courbe hardie de son arc ; tout son visage, en unmot, dépouillant l’indécise gentillesse des premières années,revêtait la beauté d’un autre âge.

En Bretagne, où tout est matière àsuperstitieux pressentiments, ce nom de Sainte et la précocemélancolie qui assombrissait aussi parfois, sans motif, ce radieuxvisage d’enfant, semblaient un présage de mort prochaine. Quandelle passait, les paysans se découvraient, et les femmes tiraientleur plus belle révérence.

– Bonjour, not’demoiselle !disaient-ils.

Puis se retournant, ils regardaient avec unenaïve admiration la légèreté de sa démarche, et ajoutaient, en sesignant dévotement :

– Dieu la bénisse ! Ce sera bientôtun ange de plus dans le ciel.

En attendant, c’était un ange sur la terre. Iln’y avait pas dans tout le bourg de pauvre cabane dont elle n’eûtplus d’une fois passé le seuil. Elle allait partout porter aide etconsolation. La souffrance semblait fuir à l’aspect de son frais etdoux visage, et les cris de douleur se changeaient, quand elleapparaissait, en murmures d’allégresse et de bénédiction.

Sainte avait une amie : c’était la filledu ci-devant bedeau de Saint-Yon : Marie Brand. Marie, aussibelle, peut-être, que sa compagne, avait un bon cœur et unemauvaise tête. Elle était fière outre mesure, ce qui eût semblébien ridicule chez la fille d’un pauvre paysan, si Marie,spirituelle et parlant comme on parle dans les villes, n’eût pointété mieux élevée que ses compagnes. Il y avait quatre ans seulementqu’elle habitait le toit de son père. Jean Brand, qui était veuf,l’avait amenée un jour de bien loin, disait-il, sans s’expliquerdavantage. Or, on savait au bourg de Saint-Yon que Jean Brandn’aimait point les questions indiscrètes.

Pendant les premiers mois qui suivirentl’arrivée de Marie, Sainte et elle s’étaient liées d’une étroiteamitié. Elles avaient mis en commun leurs joies et leurs chagrinsd’enfant ; elles s’étaient confié leurs petits secrets, révéléleurs plans d’avenir, dévoilé ces fantastiques et mystérieuxespoirs qui naissent au cœur des jeunes filles. Le citoyen Saulnieravait paru voir d’abord sans répugnance cette intimité. Mais lorsdu premier soulèvement du Morbihan, qui eut lieu en 1791, JeanBrand fut soupçonné d’avoir fait partie des insurgés. Depuis cejour, Sainte reçut l’ordre de ne plus voir Marie. Ellepleura : mais elle obéit.

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