Le Médecin de campagne

Le Médecin de campagne

d’ Honoré de Balzac

Aux cœurs blessés, l’ombre et le silence.

A ma mère

Chapitre 1Le pays et l’homme

En 1829, par une jolie matinée de printemps, un homme âgé d’environ cinquante ans suivait à cheval un chemin montagneux qui mène à un gros bourg, situé près de la Grande-Chartreuse. Ce bourg est le chef-lieu d’un canton populeux circonscrit par une longue vallée. Un torrent à lit pierreux souvent à sec, alors rempli parla fonte des neiges, arrose cette vallée serrée entre deux montagnes parallèles, que dominent de toutes parts les pics de la Savoie et ceux du Dauphiné. Quoique les paysages compris entre la chaîne des deux Mauriennes aient un air de famille, le canton à travers lequel cheminait l’étranger présente des mouvements de terrain et des accidents de lumière qu’on chercherait vainement ailleurs. Tantèt la vallée subitement élargie offre un irrégulier tapis de cette verdure que les constantes irrigations dues aux montagnes entretiennent si fraîche et si douce à l’oeil pendant toutes les saisons. Tantèt un moulin à scie montre ses humbles constructions pittoresquement placées, sa provision de longs sapins sans écorce, et son cours d’eau pris au torrent et conduit par de grands tuyaux de bois carrément creusés, d’où s’échappe par les fentes une nappe de filets humides. Çà et là, des chaumières entourées de jardins pleins d’arbres fruitiers couverts de fleurs réveillent les idées qu’inspire une misère laborieuse. Plus loin,des maisons à toitures rouges, composées de tuiles plates et rondes semblables à des écailles de poisson, annoncent l’aisance due à de longs travaux. Enfin au-dessus de chaque porte se voit le panier suspendu dans lequel sèchent les fromages. Partout les haies, les enclos sont égayés par des vignes mariées, comme en Italie, à de petits ormes dont le feuillage se donne aux bestiaux. Par un caprice de la nature, les collines sont si rapprochées en quelques endroits qu’il ne se trouve plus ni fabriques, ni champs, ni chaumières. Séparées seulement par le torrent qui rugit dans ses cascades, les deux hautes murailles granitiques s’élèvent tapissées de sapins à noir feuillage et de hêtres hauts de cent pieds. Tous droits, tous bizarrement colorés par des taches de mousse, tous divers de feuillage, ces arbres forment de magnifiques colonnades bordées au-dessous et au-dessus du chemin par d’informes haies d’arbousiers, de viornes, de buis, d’épine rose. Les vives senteurs de ces arbustes se mêlaient alors aux sauvages parfums de la nature montagnarde, aux pénétrantes odeurs des jeunes pousses du mélèze,des peupliers et des pins gommeux. Quelques nuages couraient parmiles rochers en se voilant, en en découvrant tour à tour les cimesgrisâtres, souvent aussi vaporeuses que les nuées dont les moelleuxflocons s’y déchiraient. A tout moment le pays changeait d’aspectet le ciel de lumière; les montagnes changeaient de couleur, lesversants de nuances, les vallons de forme: images multipliées quedes oppositions inattendues, soit un rayon de soleil à travers lestroncs d’arbres, soit une clairière naturelle ou quelques éboulis,rendaient délicieuses à voir au milieu du silence, dans la saisonoù tout est jeune, où le soleil enflamme un ciel pur. Enfin c’étaitun beau pays, c’était la France.

Homme de haute taille, le voyageur était entièrement vêtu dedrap bleu aussi soigneusement brossé que devait l’être chaque matinson cheval au poil lisse, sur lequel il se tenait droit et vissécomme un vieil officier de cavalerie. Si déjà sa cravate noire etses gants de daim, si les pistolets qui grossissaient ses fontes,et le portemanteau bien attaché sur la croupe de son cheval,n’eussent indiqué le militaire, sa figure brune marquée de petitevérole, mais régulière et empreinte d’une insouciance apparente,ses manières décidées, la sécurité de son regard, le port de satête, tout aurait trahi ces habitudes régimentaires qu’il estimpossible au soldat de jamais dépouiller, même après être rentrédans la vie domestique. Tout autre se serait émerveillé des beautésde cette nature alpestre, si riante au lieu où elle se fond dansles grands bassins de la France mais l’officier, qui sans douteavait parcouru les pays où les armées françaises furent emportéespar les guerres impériales, jouissait de ce paysage sans paraîtresurpris de ces accidents multipliés. L’étonnement est une sensationque Napoléon semble avoir détruite dans l’âme de ses soldats. Aussile calme de la figure est-il un signe certain auquel un observateurpeut reconnaître les hommes jadis enrégimentés sous les aigleséphémères mais impérissables du grand empereur. Cet homme était eneffet un des militaires, maintenant assez rares, que le boulet arespectés, quoiqu’ils aient labouré tous les champs de bataille oùcommande Napoléon. Sa vie n’avait rien d’extraordinaire. Il s’étaitbien battu en simple et loyal soldat, faisant son devoir pendant lanuit aussi bien que pendant le jour, loin comme près du maître, nedonnant pas un coup de sabre inutile, et incapable d’en donner unde trop. S’il portait à sa boutonnière la rosette appartenant auxofficiers de la Légion d’honneur, c’est qu’après la bataille de laMoskowa la voix unanime de son régiment l’avait désigné comme leplus digne de la recevoir dans cette grande journée. Du petitnombre de ces hommes froids en apparence, timides, toujours en paixavec eux-mêmes, dont la conscience est humiliée par la seule penséed’une sollicitation à faire, de quelque nature qu’elle soit, sesgrades lui furent conférés en vertu des lentes lois del’ancienneté. Devenu sous-lieutenant en 1802, il se trouvaitseulement chef d’escadron en 1829, malgré ses moustaches grises;mais sa vie était si pure que nul homme de l’armée, fût-il général,ne l’abordait sans éprouver un sentiment de respect involontaire,avantage incontesté que peut-être ses supérieurs ne luipardonnaient point. En récompense, les simples soldats lui vouaienttous un peu de ce sentiment que les enfants portent à une bonnemère; car, pour eux, il savait être à la fois indulgent et sévère.Jadis soldat comme eux, il connaissait les joies malheureuses etles joyeuses misères, les écarts pardonnables ou punissables dessoldats qu’il appelait toujours ses enfants, et auxquelsil laissait volontiers prendre en campagne des vivres ou desfourrages chez les bourgeois. Quant à son histoire intime, elleétait ensevelie dans le plus profond silence. Comme presque tousles militaires de l’époque, il n’avait vu le monde qu’à travers lafumée des canons, ou pendant les moments de paix si rares au milieude la lutte européenne soutenue par l’empereur. S’était-il ou nonsoucié du mariage? La question restait indécise. Quoique personnene mît en doute que le commandant Genestas n’eût eu des bonnesfortunes en séjournant de ville en ville, de pays en pays, enassistant aux fêtes données et reçues par les régiments, cependantpersonne n’en avait la moindre certitude. Sans être prude, sansrefuser une partie de plaisir, sans froisser les mœurs militaires,il se taisait ou répondait en riant lorsqu’il était questionné surses amours. A ces mots: « Et vous, mon commandant? » adressés par unofficier après boire, il répliquait:

-Buvons, messieurs!

Espèce de Bayard sans faste, monsieur Pierre-Joseph Genestasn’offrait donc en lui rien de poétique ni rien de romanesque, tantil paraissait vulgaire. Sa tenue était celle d’un homme cossu.Quoiqu’il n’eût que sa solde pour fortune, et que sa retraite fûttout son avenir; néanmoins, semblable aux vieux loups du commerceauxquels les malheurs ont fait une expérience qui avoisinel’entêtement, le chef d’escadron gardait toujours devant lui deuxannées de solde et ne dépensait jamais ses appointements. Il étaitsi peu joueur, qu’il regardait sa botte quand en compagnie ondemandait un rentrant ou quelque supplément de pari pour l’écarté.Mais s’il ne se permettait rien d’extraordinaire, il ne manquait àaucune chose d’usage. Ses uniformes lui auraient plus longtempsqu’à tout autre officier du régiment, par suite des soinsqu’inspire la médiocrité de fortune, et dont l’habitude étaitdevenue chez lui machinale. Peut-être l’eût-on soupçonné d’avaricesans l’admirable désintéressement, sans la facilité fraternelleavec lesquels il ouvrait sa bourse à quelque jeune étourdi ruinépar un coup de carte ou par toute autre folie. Il semblait avoirperdu jadis de grosses sommes au jeu, tant il mettait dedélicatesse à obliger; il ne se croyait point le droit de contrèlerles actions de son débiteur et ne lui parlait jamais de sa créance.Enfant de troupe, seul dans le monde, il s’était fait une patrie del’armée, et de son régiment de famille. Aussi, rarementrecherchait-on le motif de sa respectable économie, on se plaisaità l’attribuer au désir assez naturel d’augmenter la somme de sonbien-être pendant ses vieux jours. A la veille de devenirlieutenant-colonel de cavalerie, il était présumable que sonambition consistait à se retirer dans quelque campagne avec laretraite et les épaulettes de colonel. Après la manœuvre, si lesjeunes officiers causaient de Genestas, ils le rangeaient dans laclasse des hommes qui ont obtenu au collège les prix d’excellence,et qui durant leur vie restent exacts. probes, sans passions,utiles et fades comme le pain blanc; mais les gens sérieux lejugeaient bien différemment. Souvent quelque regard, souvent uneexpression pleine de sens comme l’est la parole du Sauvage,échappaient à cet homme et attestaient en lui les orages de l’âme.Bien étudié, son front calme accusait le pouvoir d’imposer silenceaux passions et de les refouler au fond de son cœur, pouvoirchèrement conquis par l’habitude des dangers et des malheursimprévus de la guerre. Le fils d’un pair de France, nouveau venu aurégiment, ayant dit un jour, en parlant de Genestas, qu’il eût étéle plus consciencieux des prêtres ou le plus honnête desépiciers:

-Ajoutez, le moins courtisan des marquis! » répondit-il entoisant le jeune fat qui ne se croyait pas entendu par soncommandant.

Les auditeurs éclatèrent de rire, le père du lieutenant était leflatteur de tous les pouvoirs, un homme élastique habitué àrebondir au-dessus des révolutions, et le fils tenait du père. Ils’est rencontré dans les armées françaises quelques-uns de cescaractères, tout bonnement grands dans l’occurrence, redevenantsimples après l’action, insouciants de gloire, oublieux du danger;il s’en est rencontré peut-être beaucoup plus que les défauts denotre nature ne permettraient de le supposer. Cependant l’on setromperait étrangement en croyant que Genestas fût parfait.Défiant, enclin à de violents accès de colère, taquin dans lesdiscussions et voulant surtout avoir raison quand il avait tort, ilétait plein de préjugés nationaux. Il avait conservé de sa viesoldatesque un penchant pour le bon vin. S’il sortait d’un repasdans tout le décorum de son grade, il paraissait sérieux,méditatif, et il ne voulait alors mettre personne dans le secret deses pensées. Enfin, s’il connaissait assez bien les mœurs du mondeet les lois de la politesse, espèce de consigne qu’il observaitavec la roideur militaire; s’il avait de l’esprit naturel etacquis, s’il possédait la tactique, la manœuvre, la théorie del’escrime à cheval et les difficultés de l’art vétérinaire, sesétudes furent prodigieusement négligées. Il savait, mais vaguement,que César était un consul ou un empereur romain; Alexandre, un Grecou un Macédonien; il vous eût accordé l’une ou l’autre origine ouqualité sans discussion. Aussi, dans les conversationsscientifiques ou historiques, devenait-il grave, en se bornant à yparticiper par des petits coups de tête approbatifs, comme un hommeprofond arrivé au pyrrhonisme. Quand Napoléon écrivit àSchoenbrunn, le 13 mai 1809, dans le bulletin adressé à la GrandeArmée, maîtresse de Vienne, que, comme Médée, les princesautrichiens avaient de leurs propres mains égorgé leursenfants, Genestas, nouvellement nommé capitaine, ne voulut pascompromettre la dignité de son orade en demandant ce qu’étaitMédée, il s’en reposa sur le génie de Napoléon, certain quel’empereur ne devait dire que des choses officielles à la GrandeArmée et à la maison d’Autriche; il pensa que Médée était unearchiduchesse de conduite équivoque. Néanmoins, comme la chosepouvait concerner l’art militaire, il fut inquiet de la Médée dubulletin, jusqu’au jour où mademoiselle Raucour fit reprendreMédée. Après avoir lu l’affiche, le capitaine ne manquapas de se rendre le soir au Théâtre-Français pour voir la célèbreactrice dans ce rèle mythologique dont il s’enquit à ses voisins.Cependant un homme qui, simple soldat, avait eu assez d’énergiepour apprendre à lire, écrire et compter, devait comprendre que,capitaine, il fallait s’instruire. Aussi, depuis cette époque,lut-il avec ardeur les romans et les livres nouveaux qui luidonnèrent des demi-connaissances desquelles il tirait un assez bonparti. Dans sa gratitude envers ses professeurs, il allait jusqu’àprendre la défense de Pigault-Lebrun en disant qu’il le trouvaitinstructif et souvent profond.

Cet officier, à qui sa prudence acquise ne laissait faire aucunedémarche inutile, venait de quitter Grenoble et se dirigeait versla Grande-Chartreuse, après avoir obtenu la veille de son colonelun congé de huit jours. Il ne comptait pas faire une longue traite;mais, trompé de lieue en lieue par les dires mensongers des paysansqu’il interrogeait, il crut prudent de ne pas s’engager plus loinsans se reconforter l’estomac. Quoiqu’il eût peu de chances derencontrer une ménagère en son logis par un temps où chacuns’occupe aux champs, il s’arrêta devant quelques chaumières quiaboutissaient à un espace commun, en décrivant une place carréeassez informe, ouverte à tout-venant. Le sol de ce territoire defamille était ferme et bien balayé, mais coupé par des fosses àfumier. Des rosiers, des lierres, de hautes herbes s’élevaient lelong des murs lézardés. A l’entrée du carrefour se trouvait unméchant groseillier sur lequel séchaient des guenilles. Le premierhabitant que rencontra Genestas fut un pourceau vautré dans un tasde paille, lequel, au bruit des pas du cheval, grogna, leva latête, et fit enfuir un gros chat noir. Une jeune paysanne, portantsur sa tête un gros paquet d’herbes, se montra tout à coup, suivieà distance par quatre marmots en haillons, mais hardis, tapageurs,aux yeux effrontés, jolis, bruns de teint, de vrais diables quiressemblaient à des anges. Le soleil pétillait et donnait je nesais quoi de pur à l’air, aux chaumières, aux fumiers, à la troupeébouriffée. Le soldat demanda s’il était possible d’avoir une tassede lait. Pour toute réponse, la fille jeta un cri rauque. Unevieille femme apparut soudain sur le seuil d’une cabane, et lajeune paysanne passa dans une étable, après avoir indiqué par ungeste la vieille, vers laquelle Genestas se dirigea, non sans bientenir son cheval afin de ne pas blesser les enfants qui déjà luitrottaient dans les jambes. Il réitéra sa demande, que la bonnefemme se refusa nettement à satisfaire. Elle ne voulait pas,disait-elle, enlever la crème des potées de lait destinées à fairele beurre. L’officier répondit à cette objection en promettant debien payer le dégât, il attacha son cheval au montant d’une porte,et entra dans la chaumière. Les quatre enfants, qui appartenaient àcette femme, paraissaient avoir tous le même âge, circonstancebizarre qui frappa le commandant. La vieille en avait un cinquièmepresque pendu à son jupon, et qui, faible, pâle, maladif, réclamaitsans doute les plus grands soins; partant il était le bien-aimé, leBenjamin.

Genestas s’assit au coin d’une haute cheminée sans feu, sur lemanteau de laquelle se voyait une Vierge en plâtre colorié, tenantdans ses bras l’enfant Jésus. Enseigne sublime! Le sol servait deplancher à la maison. A la longue, la terre primitivement battueétait devenue raboteuse, et, quoique propre, elle offrait en grandles callosités d’une écorce d’orange. Dans la cheminée étaientaccrochés un sabot plein de sel, une poêle à frire, un chaudron. Lefond de la pièce se trouvait rempli par un lit à colonnes garni desa pente découpée. Puis, çà et là, des escabelles à trois pieds,formées par des bâtons fichés dans une simple planche de fayard,une huche au pain, une grosse cuiller en bois pour puiser de l’eau,un seau et des poteries pour le lait, un rouet sur la huche,quelques clayons à fromage, des murs noirs, une porte vermoulueayant une imposte à claire-voie; tels étaient la décoration et lemobilier de cette pauvre demeure. Maintenant, voici le drame auquelassista l’officier, qui s’amusait à fouetter le sol avec sacravache sans se douter que là se déroulerait un drame. Quand lavieille femme, suivie de son Benjamin teigneux, eut disparu par uneporte qui donnait dans sa laiterie, les quatre enfants, après avoirsuffisamment examiné le militaire, commencèrent par se délivrer dupourceau. L’animal, avec lequel ils jouaient habituellement, étaitvenu sur le seuil de la porte; les marmots se ruèrent sur lui sivigoureusement et lui appliquèrent des gifles si caractéristiques,qu’il fut forcé de faire prompte retraite. L’ennemi dehors, lesenfants attaquèrent une porte dont le loquet, cédant à leursefforts, s’échappa de la gâche usée qui le retenait; puis ils sejetèrent dans une espèce de fruitier où le commandant, que cettescène amusait, les vit bientèt occupés à ronger des pruneaux secs.La vieille au visage de parchemin et aux guenilles sales rentradans ce moment, en tenant à la main un pot de lait pour sonhète.

-Ah! les vauriens, dit-elle.

Elle alla vers les enfants, empoigna chacun d’eux par le bras,le jeta dans la chambre, mais sans lui èter ses pruneaux, et fermasoigneusement la porte de son grenier d’abondance.

-Là, là, mes mignons, soyez donc sages. -Si l’on n’y prenaitgarde, ils mangeraient le tas de prunes, les enragés! dit-elle enregardant Genestas.

Puis elle s’assit sur une escabelle, prit le teigneux entre sesjambes, et se mit à le peigner en lui lavant la tête avec unedextérité féminine et des attentions maternelles. Les quatre petitsvoleurs restaient, les uns debout, les autres accotés contre le litou la huche, tous morveux et sales, bien portants d’ailleurs,grugeant leurs prunes sans rien dire, mais regardant l’étrangerd’un air sournois et narquois.

– C’est vos enfants? demanda le soldat à la vieille.

– Faites excuse, monsieur, c’est les enfants de l’hospice. On medonne trois francs par mois et une livre de savon pour chacund’eux.

– Mais, ma bonne femme, ils doivent vous coûter deux foisplus.

– Monsieur, voilà bien ce que nous dit monsieur Benassis; maissi d’autres prennent les enfants au même prix, faut bien en passerpar là. N’en a pas qui veut des enfants! On a encore besoin de lacroix et de la bannière pour en obtenir. Quand nous leur donnerionsnotre lait pour rien, il ne nous coûte guère. D’ailleurs, monsieur,trois francs, c’est une somme. Voilà quinze francs de trouvés, sansles cinq livres de savon. Dans nos cantons, combien faut-il doncs’exterminer le tempérament avant d’avoir gagné dix sous parjour!

– Vous avez donc des terres à vous? demanda le commandant.

– Non, monsieur. J’en ai eu du temps de défunt mon homme; maisdepuis sa mort j’ai été si malheureuse que j’ai été forcée de lesvendre.

– Hé! bien, reprit Genestas, comment pouvez-vous arriver sansdettes au bout de l’année en faisant le métier de nourrir, deblanchir et d’élever des enfants à deux sous par jour?

– Mais, reprit-elle en peignant toujours son petit teigneux,nous n’arrivons point sans dettes à la Saint-Sylvestre, mon chermonsieur. Que voulez-vous? le bon Dieu s’y prête. J’ai deux vaches.Puis ma fille et moi nous glanons pendant la moisson, en hiver nousallons au bois; enfin, le soir nous filons. Ah! par exemple, il nefaudrait pas toujours un hiver comme le dernier. Je doissoixante-quinze francs au meunier pour de la farine. Heureusementc’est le meunier de monsieur Benassis. Monsieur Benassis, voilà unami du pauvre! Il n’a jamais demandé son dû à qui que ce soit, ilne commencera point par nous. D’ailleurs notre vache a un veau, çanous acquittera toujours un brin.

Les quatre orphelins, pour qui toutes les protections humainesse résumaient dans l’affection de cette vieille paysanne, avaientfini leurs prunes. Ils profitèrent de l’attention avec laquelleleur mère regardait l’officier en causant, et se réunirent encolonne serrée pour faire encore une fois sauter le loquet de laporte qui les séparait du bon tas de prunes. Ils y allèrent, noncomme les soldats français vont à l’assaut, mais silencieux commedes Allemands, poussés qu’ils étaient par une gourmandise naïve etbrutale.

– Ah! les petits drèles. Voulez-vous bien finir?

La vieille se leva, prit le plus fort des quatre, lui appliqualégèrement une tape sur le derrière et le jeta dehors; il ne pleurapoint, les autres demeurèrent tout pantois.

– Ils vous donnent bien du mal.

– Oh! non, monsieur, mais ils sentent mes prunes, les mignons.Si je les laissais seuls pendant un moment, ils se crèveraient.

– Vous les aimez?

A cette demande la vieille leva la tête, regarda le soldat d’unair doucement goguenard, et répondit:

– Si je les aime! J’en ai déjà rendu trois, ajouta-t-elle ensoupirant, je ne les garde que jusqu’à six ans.

– Mais où est le vètre?

– Je l’ai perdu.

– Quel âge avez-vous donc? demanda Genestas pour détruirel’effet de sa précédente question.

– Trente-huit ans, monsieur. A la Saint-Jean prochaine, il yaura deux ans que mon homme est mort.

Elle achevait d’habiller le petit souffreteux, qui semblait laremercier par un regard pâle et tendre.

– Quelle vie d’abnégation et de travail! pensa le cavalier.

Sous ce toit, digne de l’étable où Jésus-Christ prit naissance,s’accomplissaient gaiement et sans orgueil les devoirs les plusdifficiles de la maternité. Quels cœurs ensevelis dans l’oubli leplus profond! Quelle richesse et quelle pauvreté! Les soldats,mieux que les autres hommes, savent apprécier ce qu’il y a demagnifique dans le sublime en sabots, dans l’Evangile en haillons.Ailleurs se trouve le Livre, le texte historié, brodé, découpé,couvert en moire, en tabis, en satin; mais là certes était l’espritdu Livre. Il eût été impossible de ne pas croire à quelquereligieuse intention du ciel, en voyant cette femme qui s’étaitfaite mère comme Jésus-Christ s’est fait homme, qui glanait,souffrait, s’endettait pour des enfants abandonnés, et se trompaitdans ses calculs, sans vouloir reconnaître qu’elle se ruinait àêtre mère. A l’aspect de cette femme il fallait nécessairementadmettre quelques sympathies entre les bons d’ici-bas et lesintelligences d’en-haut; aussi le commandant Genestas laregarda-t-il en hochant la tête.

– Monsieur Benassis est-il un bon médecin? demanda-t-ilenfin.

– Je ne sais pas, mon cher monsieur, mais il guérit les pauvrespour rien.

– Il paraît, reprit-il en se parlant à lui-même, que cet hommeest décidément un homme.

– Oh! oui, monsieur, et un brave homme! aussi n’est-il guère degens ici qui ne le mettent dans leurs prières du soir et dumatin!

– Voilà pour vous, la mère, dit le soldat en lui donnantquelques pièces de monnaie. Et voici pour les enfants, reprit-il enajoutant un écu. Suis-je encore bien loin de chez monsieurBenassis? demanda-t-il quand il fut à cheval.

– Oh! non, mon cher monsieur, tout au plus une petite lieue.

Le commandant partit, convaincu qu’il lui restait deux lieues àfaire. Néanmoins il aperçut bientèt à travers quelques arbres unpremier groupe de maisons, puis enfin les toits du bourg ramassésautour d’un clocher qui s’élève en cène et dont les ardoises sontarrêtées sur les angles de la charpente par des lames de fer-blancétincelant au soleil. Cette toiture, d’un effet original, annonceles frontières de la Savoie, où elle est en usage. En cet endroitla vallée est large. Plusieurs maisons agréablement situées dans lapetite plaine ou le long du torrent animent ce pays bien cultivé,fortifié de tous cètés par les montagnes, et sans issue apparente.A quelques pas de ce bourg assis à mi-cète, au midi, Genestasarrêta son cheval sous une avenue d’ormes, devant une trouped’enfants, et leur demanda la maison de monsieur Benassis. Lesenfants commencèrent par se regarder les uns les autres, et parexaminer l’étranger de l’air dont ils observent tout ce qui s’offrepour la première fois à leurs yeux: autant de physionomies, autantde curiosités, autant de pensées différentes. Puis le pluseffronté, le plus rieur de la bande, un petit gars aux yeux vifs,aux pieds nus et crottés lui répéta, selon la coutume desenfants:

-La maison de monsieur Benassis, monsieur?

– Et il ajouta:

-Je vais vous y mener.

Il marcha devant le cheval autant pour conquérir une sorted’importance en accompagnant un étranger, que par une enfantineobligeance, ou pour obéir à l’impérieux besoin de mouvement quigouverne à cet âge l’esprit et le corps. L’officier suivit dans salongueur la principale rue du bourg, rue caillouteuse, àsinuosités, bordée de maisons construites au gré des propriétaires.Là un four s’avance au milieu de la voie publique, ici un pignons’y présente de profil et la barre en partie, puis un ruisseau venude la montagne la traverse par ses rigoles. Genestas aperçutplusieurs couvertures en bardeau noir, plus encore en chaume,quelques-unes en tuiles, sept ou huit en ardoises, sans doutecelles du curé, du juge de paix et des bourgeois du lieu. C’étaittoute la négligence d’un village au-delà duquel il n’y aurait pluseu de terre, qui semblait n’aboutir et ne tenir à rien, seshabitants paraissaient former une même famille en dehors dumouvement social, et ne s’y rattacher que par le collecteurd’impèts ou par d’imperceptibles ramifications. Quand Genestas eutfait quelques pas de plus, il vit en haut de la montagne une largerue qui domine ce village. Il existait sans doute un vieux et unnouveau bourg. En effet, par une échappée de vue, et dans unendroit où le commandant modéra le pas de son cheval, il putfacilement examiner des maisons bien bâties dont les toits neufségaient l’ancien village. Dans ces habitations nouvelles quecouronne une avenue de jeunes arbres, il entendit les chantsparticuliers aux ouvriers occupés, le murmure de quelques ateliers,un grognement de limes, le bruit des marteaux, les cris confus deplusieurs industries. Il remarqua la maigre fumée des cheminéesménagères et celle plus abondante des forges du charron, duserrurier, du maréchal. Enfin, à l’extrémité du village verslaquelle son guide le dirigeait, Genestas aperçut des fermeséparses, des champs bien cultivés, des plantations parfaitemententendues, et comme un petit coin de la Brie perdu dans un vastepli du terrain dont, à la première vue, il n’eût pas soupçonnél’existence entre le bourg et les montagnes qui terminent lepays.

Bientèt l’enfant s’arrêta. « Voilà la porte de sa maison »dit-il.

L’officier descendit de cheval, en passa la bride dans son bras;puis, pensant que toute peine mérite salaire, il tira quelques sousde son gousset et les offrit à l’enfant qui les prit d’un airétonné, ouvrit de grands yeux, ne remercia pas, et resta là pourvoir.

– En cet endroit la civilisation est peu avancée, les religionsdu travail y sont en pleine vigueur, et la mendicité n’y a pasencore pénétré, pensa Genestas.

Plus curieux qu’intéressé, le guide du militaire s’accota sur unmur à hauteur d’appui qui sert à clore la cour de la maison, etdans lequel est fixée une grille en bois noirci, de chaque cèté despilastres de la porte.

Cette porte, pleine dans sa partie inférieure et jadis peinte engris, est terminée par des barreaux jaunes taillés en fer de lance.Ces ornements, dont la couleur a passé, décrivent un croissant dansle haut de chaque vantail, et se réunissent en formant une grossepomme de pin figurée par le haut des montants quand la porte estfermée. Ce portail, rongé par les vers, tacheté par le velours desmousses, est presque détruit par l’action alternative du soleil etde la pluie. Surmontés de quelques aloès et de pariétaires venuesau hasard, les pilastres cachent les tiges de deux acacias inermisplantés dans la cour, et dont les touffes vertes s’élèvent en formede houppes à poudrer. L’état de ce portail trahissait chez lepropriétaire une insouciance qui parut déplaire à l’officier, ilfronça les sourcils en homme contraint de renoncer à quelqueillusion. Nous sommes habitués à juger les autres d’après nous, etsi nous les absolvons complaisamment de nos défauts, nous lescondamnons sévèrement de ne pas avoir nos qualités. Si lecommandant voulait que monsieur Benassis fût un homme soigneux ouméthodique, certes, la porte de sa maison annonçait une complèteindifférence en matière de propriété. Un soldat amoureux del’économie domestique autant que l’était Genestas devait doncconclure promptement du portail à la vie et au caractère del’inconnu; ce à quoi, malgré sa circonspection, il ne manqua point.La porte était entrebâillée, autre insouciance! Sur la foi de cetteconfiance rustique, l’officier s’introduisit sans façon dans lacour, attacha son cheval aux barreaux de la grille, et pendantqu’il y nouait la bride, un hennissement partit d’une écurie verslaquelle le cheval et le cavalier tournèrent involontairement lesyeux; un vieux domestique en ouvrit la porte, montra sa têtecoiffée du bonnet de laine rouge en usage dans le pays, et quiressemble parfaitement au bonnet phrygien dont on affuble laLiberté. Comme il y avait place pour plusieurs chevaux, lebonhomme, après avoir demandé à Genestas s’il venait voir monsieurBenassis, lui offrit pour son cheval l’hospitalité de l’écurie, enregardant avec une expression de tendresse et d’admiration l’animalqui était fort beau. Le commandant suivit son cheval, pour voircomment il allait se trouver. L’écurie était propre, la litière yabondait, et les deux chevaux de Benassis avaient cet air heureuxqui fait reconnaître entre tous les chevaux un cheval de curé. Uneservante, arrivée de l’intérieur de la maison sur le perron,semblait attendre officiellement les interrogations de l’étranger,à qui déjà le valet d’écurie avait appris que monsieur Benassisétait sorti.

– Notre maître est allé au moulin à blé, dit-il. Si vous voulezl’y rejoindre, vous n’avez qu’à suivre le sentier qui mène à laprairie, le moulin est au bout.

Genestas aima mieux voir le pays que d’attendre indéfiniment leretour de Benassis, et s’engagea dans le chemin du moulin à blé.Quand il eut dépassé la ligne inégale que trace le bourg sur leflanc de la montagne, il aperçut la vallée, le moulin, et l’un desplus délicieux paysages qu’il eût encore vus.

Arrêtée par la base des montagnes, la rivière forme un petit lacau-dessus duquel les pies s’élèvent d’étage en étage, en laissantdeviner leurs nombreuses vallées par les différentes teintes de lalumière ou par la pureté plus ou moins vive de leurs arêteschargées toutes de sapins noirs. Le moulin, construit récemment àla chute du torrent dans le petit lac, a le charme d’une maisonisolée qui se cache au milieu des eaux, entre les têtes deplusieurs arbres aquatiques. De l’autre cèté de la rivière, au basd’une montagne alors faiblement éclairée à son sommet par lesrayons rouges du soleil couchant, Genestas entrevit une douzaine dechaumières abandonnées, sans fenêtres ni portes; leurs toituresdégradées laissaient voir d’assez fortes trouées, les terresd’alentour formaient des champs parfaitement labourés et semés;leurs anciens jardins convertis en prairies étaient arrosés par desirrigations disposées avec autant d’art que dans le Limousin. Lecommandant s’arrêta machinalement pour contempler les débris de cevillage.

Pourquoi les hommes ne regardent-ils point sans une émotionprofonde toutes les ruines, même les plus humbles? sans doute ellessont pour eux une image du malheur dont le poids est senti par euxsi diversement. Les cimetières font penser à la mort, un villageabandonné fait songer aux peines de la vie; la mort est un malheurprévu, les peines de la vie sont infinies. L’infini n’est-il pas lesecret des grandes mélancolies? L’officier avait atteint lachaussée pierreuse du moulin sans avoir pu s’expliquer l’abandon dece village, il demanda Benassis à un garçon meunier assis sur dessacs de blé à la porte de la maison.

– Monsieur Benassis est allé là, dit le meunier en montrant unedes chaumières ruinées.

– Ce village a donc été brûlé? dit le commandant.

– Non, monsieur.

– Pourquoi donc alors est-il ainsi? demanda Genestas.

– Ah! pourquoi? répondit le meunier en levant les épaules etrentrant chez lui, monsieur Benassis vous le dira.

L’officier passa sur une espèce de pont fait de grosses pierresentre lesquelles coule le torrent, et arriva bientèt à la maisondésignée. Le chaume de cette habitation était encore entier,couvert de mousse, mais sans trous, et les fermetures semblaientêtre en bon état. En y entrant, Genestas vit du feu dans lacheminée au coin de laquelle se tenaient une vieille femmeagenouillée devant un malade assis sur une chaise, et un hommedebout, le visage tourné vers le foyer. L’intérieur de cette maisonformait une seule chambre éclairée par un mauvais châssis garni detoile. Le sol était en terre battue. La chaise, une table et ungrabat composaient tout le mobilier. Jamais le commandant n’avaitrien vu de si simple ni de si nu, même en Russie où les cabanes desMoujiks ressemblent à des tanières. Là, rien n’attestait les chosesde la vie, il ne s’y trouvait même pas le moindre ustensilenécessaire à la préparation des aliments les plus grossiers. Vouseussiez dit la niche d’un chien sans son écuelle. N’était legrabat, une souquenille pendue à un clou et des sabots garnis depaille, seuls vêtements du malade, cette chaumière eût paru désertecomme les autres. La femme agenouillée, paysanne fort vieille,s’efforçait de maintenir les pieds du malade dans un baquet pleind’une eau brune. En distinguant un pas que le bruit des éperonsrendait insolite pour des oreilles accoutumées au marcher monotonedes gens de la campagne, l’homme se tourna vers Genestas enmanifestant une sorte de surprise, partagée par la vieille.

– Je n’ai pas besoin, dit le militaire, de demander si vous êtesmonsieur Benassis. Etranger, impatient de vous voir, vousm’excuserez, monsieur, d’être venu vous chercher sur votre champ debataille au lieu de vous avoir attendu chez vous. Ne vous dérangezpas, faites vos affaires. Quand vous aurez fini, je vous dirail’objet de ma visite.

Genestas s’assit à demi sur le bord de la table et garda lesilence. Le feu répandait dans la chaumière une clarté plus viveque celle du soleil dont les rayons, brisés par le sommet desmontagnes, ne peuvent jamais arriver dans cette partie de lavallée. A la lueur de ce feu, fait avec quelques branches de sapinrésineux qui entretenaient une flamme brillante, le militaireaperçut la figure de l’homme qu’un secret intérêt le contraignait àchercher, à étudier, à parfaitement connaître. Monsieur Benassis,le médecin du canton, resta les bras croisés, écouta froidementGenestas, lui rendit son salut, et se retourna vers le malade sansse croire l’objet d’un examen aussi sérieux que le fut celui dumilitaire.

Benassis était un homme de taille ordinaire, mais large desépaules et large de poitrine. Une ample redingote verte, boutonnéejusqu’au cou, empêcha l’officier de saisir les détails sicaractéristiques de ce personnage ou de son maintien; mais l’ombreet l’immobilité dans laquelle resta le corps servirent à faireressortir la figure, alors fortement éclairée par un reflet desflammes. Cet homme avait un visage semblable à celui d’un satyre:même front légèrement cambré, mais plein de proéminences toutesplus ou moins significatives; même nez retroussé, spirituellementfendu dans le bout; mêmes pommettes saillantes. La bouche étaitsinueuse, les lèvres étaient épaisses et rouges. Le menton sereleva brusquement. Les yeux bruns et animés par un regard vifauquel la couleur nacrée du blanc de l’oeil donnait un grand éclat,exprimaient des passions amorties. Les cheveux jadis noirs etmaintenant gris, les rides profondes de son visage et ses grossourcils déjà blanchis, son nez devenu bulbeux et veiné, son teintjaune et marbré par des taches rouges, tout annonçait en lui l’âgede cinquante ans et les rudes travaux de sa profession. L’officierne put que présumer la capacité de la tête, alors couverte d’unecasquette; mais quoique cachée par cette coiffure, elle lui parutêtre une de ces têtes proverbialement nommées têtescarrées. Habitué, par les rapports qu’il avait eus avec leshommes d’énergie que recherche Napoléon, à distinguer les traitsdes personnes destinées aux grandes choses, Genestas devina quelquemystère dans cette vie obscure, et se dit en voyant ce visageextraordinaire :

-Par quel hasard est-il resté médecin de campagne? Après avoirsérieusement observé cette physionomie qui, malgré ses analogiesavec les autres figures humaines, trahissait une secrète existenceen désaccord avec ses apparentes vulgarités, il partageanécessairement l’attention que le médecin donnait au malade, et lavue de ce malade changea complètement le cours de sesréflexions.

Malgré les innombrables spectacles de sa vie militaire, le vieuxcavalier ressentit un mouvement de surprise accompagné d’horreur enapercevant une face humaine où la pensée ne devait jamais avoirbrillé, face livide où la souffrance apparaissait naïve etsilencieuse, comme sur le visage d’un enfant qui ne sait pas encoreparler et qui ne peut plus crier, enfin la face tout animale d’unvieux crétin mourant. Le crétin était la seule variété de l’espècehumaine que le chef d’escadron n’eût pas encore vue. A l’aspectd’un front dont la peau formant un gros pli rond, de deux yeuxsemblables à ceux d’un poisson cuit, d’une tête couverte de petitscheveux rabougris auxquels la nourriture manquait, tête toutedéprimée et dénuée d’organes sensitifs, qui n’eût pas éprouvé,comme Genestas, un sentiment de dégoût involontaire pour unecréature qui n’avait ni les grâces de l’animal ni les privilèges del’homme, qui n’avait jamais eu ni raison ni instinct, et n’avaitjamais entendu ni parlé aucune espèce de langage? En voyant arriverce pauvre être au terme d’une carrière qui n’était point la vie, ilsemblait difficile de lui accorder un regret; cependant la vieillefemme le contemplait avec une touchante inquiétude, et passait sesmains sur la partie des jambes que l’eau brûlante n’avait pasbaignée, avec autant d’affection que si c’eût été son mari.Benassis lui-même, après avoir étudié cette face morte et ces yeuxsans lumière, vint prendre doucement la main du crétin et lui tâtale pouls.

– Le bain n’agit pas, dit-il en hochant la tête,recouchons-le.

Il prit lui-même cette masse de chair, la transporta sur legrabat d’où il venait sans doute de la tirer, l’y étenditsoigneusement en allongeant les jambes déjà presque froides, enplaçant la main et la tête avec les attentions que pourrait avoirune mère pour son enfant.

– Tout est dit, il va mourir, ajouta Benassis qui resta deboutau bord du lit.

La vieille femme, les mains sur ses hanches, regarda le mouranten laissant échapper quelques larmes. Genestas lui-même demeurasilencieux, sans pouvoir s’expliquer comment la mort d’un être sipeu intéressant lui causait déjà tant d’impression. Il partageaitinstinctivement déjà la pitié sans bornes que ces malheureusescréatures inspirent dans les vallées privées de soleil où la natureles a jetées. Ce sentiment, dégénéré en superstition religieusechez les familles auxquelles les crétins appartiennent, nedérive-t-il pas de la plus belle des vertus chrétiennes, lacharité, et de la foi le plus fermement utile à l’ordre social,l’idée des récompenses futures, la seule qui nous fasse accepternos misères? L’espoir de mériter les félicités éternelles aide lesparents de ces pauvres êtres et ceux qui les entourent à exercer engrand les soins de la maternité dans sa sublime protectionincessamment donnée à une créature inerte qui d’abord ne lacomprend pas, et qui plus tard l’oublie. Admirable religion! elle aplacé les secours d’une bienfaisance aveugle près d’une aveugleinfortune. Là où se trouvent des crétins, la population croit quela présence d’un être de cette espèce porte bonheur à la famille.Cette croyance sert à rendre douce une vie qui, dans le sein desvilles, serait condamnée aux rigueurs d’une fausse philanthropie età la discipline d’un hospice. Dans la vallée supérieure de l’Isère,où ils abondent, les crétins vivent en plein air avec les troupeauxqu’ils sont dressés à garder. Au moins sont-ils libres et respectéscomme doit l’être le malheur.

Depuis un moment la cloche du village tintait des coups éloignéspar intervalles égaux, pour apprendre aux fidèles la mort de l’und’eux. En voyageant dans l’espace, cette pensée religieuse arrivaitaffaiblie à la chaumière, où elle répandait une double mélancolie.Des pas nombreux retentirent dans le chemin et annoncèrent unefoule, mais une foule silencieuse. Puis les chants de l’Eglisedétonnèrent tout à coup en réveillant les idées confuses quisaisissent les âmes les plus incrédules, forcées de céder auxtouchantes harmonies de la voix humaine. L’Eglise venait au secoursde cette créature qui ne la connaissait point. Le curé parut,précédé de la croix tenue par un enfant de chœur, suivi dusacristain portant le bénitier, et d’une cinquantaine de femmes, devieillards, d’enfants, tous venus pour joindre leurs prières àcelles de l’Eglise. Le médecin et le militaire se regardèrent ensilence et se retirèrent dans un coin pour faire place à la foule,qui s’agenouilla au-dedans et au-dehors de la chaumière. Pendant laconsolante cérémonie du viatique, célébrée pour cet être quin’avait jamais péché, mais à qui le monde chrétien disait adieu, laplupart de ces visages grossiers furent sincèrement attendris.Quelques larmes coulèrent sur de rudes joues crevassées par lesoleil et brunies par les travaux en plein air. Ce sentiment deparenté volontaire était tout simple. Il n’y avait personne dans laCommune qui n’eût plaint ce pauvre être, qui ne lui eût donné sonpain quotidien; n’avait-il pas rencontré un père en chaque enfant,une mère chez la plus rieuse petite fille?

– Il est mort, dit le curé.

Ce mot excita la consternation la plus vraie. Les cierges furentallumés. Plusieurs personnes voulurent passer la nuit auprès ducorps. Benassis et le militaire sortirent. A la porte quelquespaysans arrêtèrent le médecin pour lui dire:

– Ah! monsieur le maire, si vous ne l’avez pas sauvé, Dieuvoulait sans doute le rappeler à lui.

– J’ai fait de mon mieux, mes enfants, répondit le docteur. Vousne sauriez croire, monsieur, dit-il à Genestas quand ils furent àquelques pas du village abandonné dont le dernier habitant venaitde mourir, combien de consolations vraies la parole de ces paysansrenferme pour moi. Il y a dix ans, j’ai failli être lapidé dans cevillage aujourd’hui désert, mais alors habité par trentefamilles.

Genestas mit une interrogation si visible dans l’air de saphysionomie et dans son geste, que le médecin lui raconta, tout enmarchant, l’histoire annoncée par ce début.

– Monsieur, quand je vins m’établir ici, je trouvai dans cettepartie du canton une douzaine de crétins, dit le médecin en seretournant pour montrer à l’officier les maisons ruinées. Lasituation de ce hameau dans un fond sans courant d’air, près dutorrent dont l’eau provient des neiges fondues, privé des bienfaitsdu soleil, qui n’éclaire que le sommet de la montagne, tout yfavorise la propagation de cette affreuse maladie. Les lois nedéfendent pas l’accouplement de ces malheureux, protégés ici parune superstition dont la puissance m’était inconnue, que j’aid’abord condamnée, puis admirée. Le crétinisme se serait doncétendu depuis cet endroit jusqu’à la vallée. N’était-ce pas rendreun grand service au pays que d’arrêter cette contagion physique etintellectuelle? Malgré son urgence, ce bienfait pouvait coûter lavie à celui qui entreprendrait de l’opérer. Ici, comme dans lesautres sphères sociales, pour accomplir le bien, il fallaitfroisser, non pas des intérêts, mais, chose plus dangereuse àmanier, des idées religieuses converties en superstition, la formela plus indestructible des idées humaines. Je ne m’effrayai derien. Je sollicitai d’abord la place de maire du canton, etl’obtins puis, après avoir reçu l’approbation verbale du préfet, jefis nuitamment transporter à prix d’argent quelques-unes de cesmalheureuses créatures du cèté d’Aiguebelle, en Savoie, où il s’entrouve beaucoup et où elles devaient être très bien traitées.Aussitèt que cet acte d’humanité fut connu, je devins en horreur àtoute la population. Le curé prêcha contre moi. Malgré mes effortspour expliquer aux meilleures têtes du bourg combien étaitimportante l’expulsion de ces crétins, malgré les soins gratuitsque je rendais aux malades du pays, on me tira un coup de fusil aucoin d’un bois. J’allai voir l’évêque de Grenoble et lui demandaile changement du curé. Monseigneur fut assez bon pour me permettrede choisir un prêtre qui pût s’associer à mes œuvres, et j’eus lebonheur de rencontrer un de ces êtres qui semblent tombés du ciel.Je poursuivis mon entreprise. Après avoir travaillé les esprits, jedéportai nuitamment six autres crétins. A cette seconde tentative,j’eus pour défenseurs quelques-uns de mes obligés et les membres duconseil de la Commune de qui j’intéressai l’avarice en leurprouvant combien l’entretien de ces pauvres êtres était coûteux,combien il serait profitable pour le bourg de convertir les terrespossédées sans titre par eux en communaux qui manquaient au bourg.J’eus pour moi les riches, mais les pauvres, les vieilles femmes,les enfants et quelques entêtés me demeurèrent hostiles. Parmalheur, mon dernier enlèvement se fit incomplètement. Le crétinque vous venez de voir n’était pas rentré chez lui, n’avait pointété pris, et se retrouva le lendemain, seul de son espèce, dans levillage où habitaient encore quelques familles dont les individus,presque imbéciles, étaient encore exempts de crétinisme. Je voulusachever mon ouvrage et vins de jour, en costume, pour arracher cemalheureux de sa maison. Mon intention fut connue aussitèt que jesortis de chez moi, les amis du crétin me devancèrent, et jetrouvai devant sa chaumière un rassemblement de femmes, d’enfants,de vieillards qui tous me saluèrent par des injures accompagnéesd’une grêle de pierres. Dans ce tumulte, au milieu duquel j’allaispeut-être périr victime de l’enivrement réel qui saisit une fouleexaltée par les cris et l’agitation de sentiments exprimés encommun, je fus sauvé par le crétin! Ce pauvre être sortit de sacabane, fit entendre son gloussement, et apparut comme le chefsuprême de ces fanatiques. A cette apparition, les cris cessèrent.J’eus l’idée de proposer une transaction, et je pus l’expliquer àla faveur du calme si heureusement survenu. Mes approbateursn’oseraient sans doute pas me soutenir dans cette circonstance,leur secours devait être purement passif, ces gens superstitieuxallaient veiller avec la plus grande activité à la conservation deleur dernière idole, il me parut impossible de la leur èter. Jepromis donc de laisser le crétin en paix dans sa maison, à lacondition que personne n’en approcherait, que les familles de cevillage passeraient l’eau et viendraient loger au bourg dans desmaisons neuves que je me chargeai de construire en y joignant desterres dont le prix plus tard devait m’être remboursé par laCommune. Eh! bien, mon cher monsieur, il me fallut six mois pourvaincre les résistances que rencontra l’exécution de ce marché,quelque avantageux qu’il fût aux familles de ce village.L’affection des gens de campagne pour leurs masures est un faitinexplicable. Quelque insalubre que puisse être sa chaumière, unpaysan s’y attache beaucoup plus qu’un banquier ne tient à sonhètel. Pourquoi? je ne sais. Peut-être la force des sentimentsest-elle en raison de leur rareté. Peut-être l’homme qui vit peupar la pensée vit-il beaucoup par les choses? et moins il enpossède, plus sans doute il les aime. Peut-être en est-il du paysancomme du prisonnier?… il n’éparpille point les forces de son âme,il les concentre sur une seule idée, et arrive alors à une grandeénergie de sentiment. Pardonnez ces réflexions à un homme quiéchange rarement ses pensées. D’ailleurs ne croyez pas, monsieur,que je me sois beaucoup occupé d’idées creuses. Ici, tout doit êtrepratique et action. Hélas! moins ces pauvres gens ont d’idées, plusil est difficile de leur faire entendre leurs véritables intérêts.Aussi me suis-je résigné à toutes les minuties de mon entreprise.Chacun d’eux me disait la même chose, une de ces choses pleines debon sens et qui ne souffrent pas de réponse: « Ah monsieur, vosmaisons ne sont point encore bâties!

– Eh! bien, leur disais-je promettez-moi de venir les habiteraussitèt qu’elles seront achevées. « Heureusement, monsieur, je fisdécider que notre bourg est propriétaire de toute la montagne aupied de laquelle se trouve le village maintenant abandonné. Lavaleur des bois situés sur les hauteurs put suffire à payer le prixdes terres et celui des maisons promises qui se construisirent.Quand un seul de mes ménages récalcitrants y fut logé, les autresne tardèrent pas à le suivre. Le bien-être qui résulta de cechangement fut trop sensible pour ne pas être apprécié par ceux quitenaient le plus superstitieusement à leur village sans soleil,autant dire sans âme. La conclusion de cette affaire, la conquêtedes biens communaux dont la possession nous fut confirmée par leConseil d’Etat, me firent acquérir une grande importance dans lecanton. Mais, monsieur, combien de soins! dit le médecin ens’arrêtant et en levant une main qu’il laissa retomber par unmouvement plein d’éloquence. Moi seul connais la distance du bourgà la Préfecture d’où rien ne sort, et de la Préfecture au Conseild’Etat où rien n’entre. Enfin, reprit-il, paix aux puissances de laterre, elles ont cédé à mes importunités, c’est beaucoup. Si voussaviez le bien produit par une signature insouciamment donnée?…Monsieur, deux ans après avoir tenté de si grandes petites choseset les avoir mises à fin, tous les pauvres ménages de ma communepossédaient au moins deux vaches, et les envoyaient pâturer dans lamontagne où, sans attendre l’autorisation du Conseil d’Etat,j’avais pratiqué des irrigations transversales semblables à cellesde la Suisse, de l’Auvergne et du Limousin. A leur grande surprise,les gens du bourg y virent poindre d’excellentes prairies, etobtinrent une plus grande quantité de lait, grâce à la meilleurequalité des pâturages. Les résultats de cette conquête furentimmenses. Chacun imita mes irrigations. Les prairies, les bestiaux,toutes les productions se multiplièrent. Dès lors je pus sanscrainte entreprendre d’améliorer ce coin de terre encore inculte etde civiliser ses habitants jusqu’alors dépourvus d’intelligence.Enfin, monsieur, nous autres solitaires nous sommes très causeurs;si l’on nous fait une question, l’on ne sait jamais où s’arrêterala réponse; lorsque j’arrivai dans cette vallée, la populationétait de sept cents âmes; maintenant on en compte deux mille.L’affaire du dernier crétin m’a obtenu l’estime de tout le monde.Après avoir montré constamment à mes administrés de la mansuétudeet de la fermeté tout à la fois, je devins l’oracle du canton. Jefis tout pour mériter la confiance sans la solliciter ni sansparaître la désirer; seulement, je tâchai d’inspirer à tous le plusgrand respect pour ma personne par la religion avec laquelle je susremplir tous mes engagements, même les plus frivoles. Après avoirpromis de prendre soin du pauvre être que vous venez de voirmourir, je veillai sur lui mieux que ses précédents protecteurs nel’avaient fait. Il a été nourri, soigné comme l’enfant adoptif dela Commune. Plus tard, les habitants ont fini par comprendre leservice que je leur avais rendu malgré eux. Néanmoins ilsconservent encore un reste de leur ancienne superstition; je suisloin de les en blâmer, leur culte envers le crétin ne m’a-t-il passouvent servi de texte pour engager ceux qui avaient del’intelligence à aider les malheureux?

– Mais nous sommes arrivés, reprit après une pause Benassis enapercevant le toit de sa maison. Loin d’attendre de celui quil’écoutait la moindre phrase d’éloge ou de remerciement, enracontant cet épisode de sa vie administrative, il semblait avoircédé à ce naïf besoin d’expansion auquel obéissent les gens retirésdu monde.

– Monsieur, lui dit le commandant, j’ai pris la liberté demettre mon cheval dans votre écurie, et vous aurez la bonté dem’excuser quand je vous aurai appris le but de mon voyage. – Ah!quel est-il? demanda Benassis en ayant l’air de quitter unepréoccupation et de se souvenir que son compagnon était unétranger. Par suite de son caractère franc et communicatif, ilavait accueilli Genestas comme un homme de connaissance.

– Monsieur, répondit le militaire, j’ai entendu parler de laguérison presque miraculeuse de monsieur Gravier de Grenoble, quevous avez pris chez vous. Je viens dans l’espoir d’obtenir lesmêmes soins, sans avoir les mêmes titres à votre bienveillance:cependant, peut-être la mérité-je! Je suis un vieux militaireauquel d’anciennes blessures ne laissent pas de repos. Il vousfaudra bien au moins huit jours pour examiner l’état dans lequel jesuis, car mes douleurs ne se réveillent que de temps à autre,etc…

– Eh! bien, monsieur, dit Benassis en l’interrompant, la chambrede monsieur Gravier est toujours prête, venez…

Ils entrèrent dans la maison, dont la porte fut alors pousséepar le médecin avec une vivacité, que Genestas attribua au plaisird’avoir un pensionnaire. Jacquotte, cria Benassis, monsieur vadîner ici.

– Mais, monsieur, reprit le soldat, ne serait-il pas convenablede nous arranger pour le prix…

– Le prix de quoi? dit le médecin.

– D’une pension. Vous ne pouvez pas me nourrir, moi et moncheval, sans…

– Si vous êtes riche, répondit Benassis, vous paierez bien,sinon, je ne veux rien.

– Rien, dit Genestas, me semble trop cher. Mais riche ou pauvre,dix francs par jour, sans compter le prix de vos soins, vousseront-ils agréables?

– Rien ne m’est plus désagréable que de recevoir un prixquelconque pour le plaisir d’exercer l’hospitalité, reprit lemédecin en fronçant les sourcils. Quant à mes soins, vous ne lesaurez que si vous me plaisez. Les riches ne sauraient acheter montemps, il appartient aux gens de cette vallée. Je ne veux ni gloireni fortune, je ne demande à mes malades ni louanges nireconnaissance. L’argent que vous me remettrez ira chez lespharmaciens de Grenoble pour payer les médicaments indispensablesaux pauvres du canton.

Qui eût entendu ces paroles, jetées brusquement mais sansamertume, se serait intérieurement dit, comme Genestas: « Voilà unebonne pâte d’homme. »

– Monsieur, répondit le militaire avec sa ténacité accoutumée,je vous donnerai donc dix francs par jour, et vous en ferez ce quevous voudrez. Cela posé, nous nous entendrons mieux, ajouta-t-il enprenant la main du médecin et la lui serrant avec une cordialitépénétrante. Malgré mes dix francs, vous verrez bien que je ne suispas un Arabe.

Après ce combat, dans lequel il n’y eut pas chez Benassis lemoindre désir de paraître ni généreux ni philanthrope, le prétendumalade entra dans la maison de son médecin où tout se trouvaconforme au délabrement de la porte et aux vêtements du possesseur.Les moindres choses y attestaient l’insouciance la plus profondepour ce qui n’était pas d’une essentielle utilité. Benassis fitpasser Genestas par la cuisine, le chemin le plus court pour allerà la salle à manger. Si cette cuisine, enfumée comme celle d’uneauberge, était garnie d’ustensiles en nombre suffisant, ce luxeétait l’œuvre de Jacquotte, ancienne servante de curé, qui disaitnous, et régnait en souveraine sur le ménage du médecin. S’il yavait en travers du manteau de la cheminée une bassinoire bienclaire, probablement Jacquotte aimait à se coucher chaudement enhiver, et par ricochet bassinait les draps de son maître, qui,disait-elle, ne songeait à rien; mais Benassis l’avait prise àcause de ce qui eût été pour tout autre un intolérable défaut.Jacquotte voulait dominer au logis, et le médecin avait désirérencontrer une femme qui dominât chez lui. Jacquotte achetait,vendait, accommodait, changeait, plaçait et déplaçait, arrangeaitet dérangeait tout selon son bon plaisir; jamais son maître ne luiavait fait une seule observation. Aussi Jacquotte administrait-ellesans contrèle la cour, l’écurie, le valet, la cuisine, la maison,le jardin et le maître. De sa propre autorité se changeait lelinge, se faisait la lessive et s’emmagasinaient les provisions.Elle décidait de l’entrée au logis et de la mort des cochons,grondait le jardinier, arrêtait le menu du déjeuner et du dîner,allait de la cave au grenier, du grenier dans la cave, en ybalayant tout à sa fantaisie sans rien trouver qui lui résistât.Benassis n’avait voulu que deux choses: dîner à six heures, et nedépenser qu’une certaine somme par mois. Une femme à laquelle toutobéit chante toujours; aussi Jacquotte riait-elle,rossignolait-elle par les escaliers, toujours fredonnant quand ellene chantait point, et chantant quand elle ne fredonnait pas.Naturellement propre, elle tenait la maison proprement. Si son goûteût été différent, monsieur Benassis eût été bien malheureux,disait-elle, car le pauvre homme était si peu regardant qu’onpouvait lui faire manger des choux pour des perdrix; sans elle, ileût gardé bien souvent la même chemise pendant huit jours. MaisJacquotte était une infatigable plieuse de linge, par caractèrefrotteuse de meubles, amoureuse d’une propreté tout ecclésiastique,la plus minutieuse, la plus reluisante, la plus douce despropretés. Ennemie de la poussière, elle époussetait, lavait,blanchissait sans cesse. L’état de la porte extérieure lui causaitune vive peine. Depuis dix ans elle tirait de son maître, tous lespremiers du mois, la promesse de faire mettre cette porte à neuf,de réchampir les murs de la maison, et de tout arranger gentiment,et monsieur n’avait pas encore tenu sa parole. Aussi, quand ellevenait à déplorer la profonde insouciance de Benassis,manquait-elle rarement à prononcer cette phrase sacramentale parlaquelle se terminaient tous les éloges de son maître:

– On ne peut pas dire qu’il soit bête, puisqu’il fait quasimentdes miracles dans l’endroit; mais il est quelquefois bête tout demême, mais bête qu’il faut tout lui mettre dans la main comme à unenfant!

Jacquotte aimait la maison comme une chose à elle. D’ailleurs,après y avoir demeuré pendant vingt-deux ans, peut-être avait-ellele droit de se faire illusion? En venant dans le pays, Benassis,ayant trouvé cette maison en vente par suite de la mort du curé,avait tout acheté, murs et terrain, meubles, vaisselle, vin,poules, le vieux cartel à figures, le cheval et la servante.Jacquotte, le modèle du genre cuisinière, montrait un corsageépais, invariablement enveloppé d’une indienne brune semée de poisrouges, ficelé, serré de manière à faire croire que l’étoffe allaitcraquer au moindre mouvement. Elle portait un bonnet rond plissé,sous lequel sa figure un peu blafarde et à double menton paraissaitencore plus blanche qu’elle ne l’était. Petite, agile, la mainleste et potelée, Jacquotte parlait haut et continuellement. Sielle se taisait un instant, et prenait le coin de son tablier pourle relever triangulairement, ce geste annonçait quelque longueremontrance adressée au maître ou au valet. De toutes lescuisinières du royaume, Jacquotte était certes la plus heureuse.Pour rendre son bonheur aussi complet qu’un bonheur peut l’êtreici-bas, sa vanité se trouvait sans cesse satisfaite, le bourgl’acceptait comme une autorité mixte placée entre le maire et legarde champêtre.

En entrant dans la cuisine, le maître n’y trouva personne.

– Où diable sont-ils donc allés? dit-il. Pardonnez-moi,reprit-il en se tournant vers Genestas, de vous introduire ici.L’entrée d’honneur est par le jardin, mais je suis si peu habitué àrecevoir du monde que… Jacquotte!

A ce nom, proféré presque impérieusement, une voix de femmerépondit dans l’intérieur de la maison. Un moment après, Jacquotteprit l’offensive en appelant à son tour Benassis, qui vintpromptement dans la salle à manger.

– Vous voilà bien, monsieur! dit-elle, vous n’en faites jamaisd’autres. Vous invitez toujours du monde à dîner sans m’enprévenir, et vous croyez que tout est troussé quand vous avez crié: »Jacquotte! » Allez-vous pas recevoir ce monsieur dans la cuisine?Ne fallait-il pas ouvrir le salon, y allumer du feu? Nicolle y estet va tout arranger. Maintenant promenez votre monsieur pendant unmoment dans le jardin; ça l’amusera, cet homme, s’il aime lesjolies choses, montrez-lui la charmille de défunt monsieur, j’auraile temps de tout apprêter, le dîner, le couvert et le salon.

– Oui. Mais, Jacquotte, reprit Benassis, ce monsieur va resterici. N’oublie pas de donner un coup d’oeil à la chambre de monsieurGravier, de voir aux draps et à tout, de…

– N’allez-vous pas vous mêler des draps, à présent? répliquaJacquotte. S’il couche ici, je sais bien ce qu’il faudra lui faire.Vous n’êtes seulement pas entré dans la chambre de monsieur Gravierdepuis dix mois. Il n’y a rien à y voir, elle est propre comme monoeil. Il va donc demeurer ici, ce monsieur? ajouta-t-elle d’un tonradouci.

– Oui.

– Pour longtemps?

– Ma foi, je ne sais pas. Mais qu’est-ce que cela te fait?

– Ah! qu’est-ce que cela me fait, monsieur? Ah! bien, qu’est-ceque cela me fait? En voilà bien d’une autre! Et les provisions, ettout, et…

Sans achever le flux de paroles par lequel, en toute autreoccasion, elle eût assailli son maître pour lui reprocher sonmanque de confiance, elle le suivit dans la cuisine. En devinantqu’il s’agissait d’un pensionnaire, elle fut impatiente de voirGenestas, à qui elle fit une révérence obséquieuse en l’examinantde la tête aux pieds. La physionomie du militaire avait alors uneexpression triste et songeuse qui lui donnait un air rude, lecolloque de la servante et du maître lui semblait révéler en cedernier une nullité qui lui faisait rabattre quoique à regret, dela haute opinion qu’il avait prise en admirant sa persistance àsauver ce petit pays des malheurs du crétinisme.

– Il ne me revient pas du tout ce particulier, ditJacquotte.

– Si vous n’êtes pas fatigué, monsieur, dit le médecin à sonprétendu malade, nous ferons un tour de jardin avant le dîner.

– Volontiers, répondit le commandant.

Ils traversèrent la salle à manger, et entrèrent dans le jardinpar une espèce d’antichambre ménagée au bas de l’escalier, et quiséparait la salle à manger du salon. Cette pièce, fermée par unegrande porte-fenêtre, était contiguë au perron de pierre, ornementde la façade sur le jardin. Divisé en quatre grands carrés égauxpar des allées bordées de buis qui dessinaient une croix, ce jardinétait terminé par une épaisse charmille, bonheur du précédentpropriétaire. Le militaire s’assit sur un banc de bois vermoulu,sans voir ni les treilles, ni les espaliers, ni les légumesdesquels Jacquotte prenait grand soin par suite des traditions dugourmand ecclésiastique auquel était dû ce jardin précieux, assezindifférent à Benassis.

Quittant la conversation banale qu’il avait engagée, lecommandant dit au médecin:

– Comment avez-vous fait, monsieur, pour tripler en dix ans lapopulation de cette vallée où vous aviez trouvé sept cents âmes, etqui, dites-vous, en compte aujourd’hui plus de deux mille?

– Vous êtes la première personne qui m’ait fait cette question,répondit le médecin. Si j’ai eu pour but de mettre en plein rapportce petit coin de terre, l’entraînement de ma vie occupée ne m’a paslaissé le loisir de songer à la manière dont j’ai fait en grand,comme le frère quêteur, une espèce de soupe au caillou. MonsieurGravier lui-même, un de nos bienfaiteurs et à qui j’ai pu rendre leservice de le guérir, n’a pas pensé à la théorie en courant avecmoi à travers nos montagnes pour y voir le résultat de lapratique.

Il y eut un moment de silence, pendant lequel Benassis se mit àréfléchir sans prendre garde au regard perçant par lequel son hèteessayait de le pénétrer.

– Comment cela s’est fait, mon cher monsieur? reprit-il, maisnaturellement et en vertu d’une loi sociale d’attraction entre lesnécessités que nous nous créons et les moyens de les satisfaire.Tout est là. Les peuples sans besoins sont pauvres. Quand je vinsm’établir dans ce bourg, on y comptait cent trente familles depaysans, et, dans la vallée, deux cents feux environ. Les autoritésdu pays, en harmonie avec la misère publique, se composait d’unmaire qui ne savait pas écrire, et d’un adjoint, métayer domiciliéloin de la Commune; d’un juge de paix, pauvre diable vivant de sesappointements, et laissant tenir par force les actes de l’EtatCivil à son greffier, autre malheureux à peine en état decomprendre son métier. L’ancien curé mort à l’âge de soixante-dixans, son vicaire, homme sans instruction, venait de lui succéder.Ces gens résumaient l’intelligence du pays et le régissaient. Aumilieu de cette belle nature, les habitants croupissaient dans lafange et vivaient de pommes de terre et de laitage; les fromagesque la plupart d’entre eux portaient sur de petits paniers àGrenoble ou aux environs constituaient les seuls produits desquelsils tirassent quelque argent. Les plus riches ou les moinsparesseux semaient du sarrasin pour la consommation du bourgquelquefois de l’orge ou de l’avoine, mais point de blé. Le seulindustriel du pays était le maire qui possédait une scierie etachetait à bas prix les coupes de bois pour les débiter. Faute dechemins, il transportait ses arbres un à un dans la belle saison enles traînant à grand-peine au moyen d’une chaîne attachée au licoude ses chevaux, et terminée par un crampon de fer enfoncé dans lebois. Pour aller à Grenoble, soit à cheval, soit à pied, il fallaitpasser par un large sentier situé en haut de la montagne, la valléeétait impraticable. D’ici au premier village que vous avez vu enarrivant dans le canton, la jolie route, par laquelle vous êtessans doute venu, ne formait en tout temps qu’un bourbier. Aucunévénement politique, aucune révolution n’était arrivée dans ce paysinaccessible, et complètement en dehors du mouvement social.Napoléon seul y avait jeté son nom, il y est une religion, grâce àdeux ou trois vieux soldats du pays revenus dans leurs foyers, etqui, pendant les veillées, racontent fabuleusement à ces genssimples les aventures de cet homme et de ses armées. Ce retour estd’ailleurs un phénomène inexplicable. Avant mon arrivée, les jeunesgens partis à l’armée y restaient tous. Ce fait accuse assez lamisère du pays pour me dispenser de vous la peindre. Voilà,monsieur, dans quel état j’ai pris ce canton duquel dépendent,au-delà des montagnes, plusieurs Communes bien cultivées, assezheureuses et presque riches. Je ne vous parle pas des chaumières dubourg, véritables écuries où bêtes et gens s’entassaient alorspêle-mêle. Je passai par ici en revenant de la Grande-Chartreuse.N’y trouvant pas d’auberge, je fus forcé de coucher chez levicaire, qui habitait provisoirement cette maison, alors en vente.De questions en questions, j’obtins une connaissance superficiellede la déplorable situation de ce pays, dont la belle température,le sol excellent et les productions naturelles m’avaientémerveillé. Monsieur, je cherchais alors à me faire une vie autreque celle dont les peines m’avaient lassé. Il me vint au cœur unede ces pensées que Dieu nous envoie pour nous faire accepter nosmalheurs. Je résolus d’élever ce pays comme un précepteur élève unenfant. Ne me sachez pas gré de ma bienfaisance, j’y étais tropintéressé par le besoin de distraction que j’éprouvais. Je tâchaisalors d’user le reste de mes jours dans quelque entreprise ardue.Les changements à introduire dans ce canton, que la nature faisaitsi riche et que l’homme rendait si pauvre, devaient occuper touteune vie; ils me tentèrent par la difficulté même de les opérer. Dèsque je fus certain d’avoir la maison curiale et beaucoup de terresvaines et vagues à bon marché, je me vouai religieusement à l’étatde chirurgien de campagne, le dernier de tous ceux qu’un hommepense à prendre dans son pays. Je voulus devenir l’ami des pauvressans attendre d’eux la moindre récompense. Oh! je ne me suisabandonné à aucune illusion, ni sur le caractère des gens de lacampagne, ni sur les obstacles que l’on rencontre en essayantd’améliorer les hommes ou les choses. Je n’ai point fait desidylles sur mes gens, je les ai acceptés pour ce qu’ils sont, depauvres paysans, ni entièrement bons ni entièrement méchants,auxquels un travail constant ne permet point de se livrer auxsentiments, mais qui parfois peuvent sentir vivement. Enfin, j’aisurtout compris que je n’agirais sur eux que par des calculsd’intérêt et de bien-être immédiats. Tous les paysans sont fils desaint Thomas, l’apètre incrédule, ils veulent toujours des faits àl’appui des paroles. Vous allez peut-être rire de mon début,monsieur, reprit le médecin après une pause. J’ai commencé cetteœuvre difficile par une fabrique de paniers. Ces pauvres gensachetaient à Grenoble leurs clayons à fromages et les vanneriesindispensables à leur misérable commerce. Je donnai l’idée à unjeune homme intelligent de prendre à ferme, le long du torrent, unegrande portion de terrain que les alluvions enrichissentannuellement, et où l’osier devait très bien venir. Après avoirsupputé la quantité de vanneries consommées par le canton, j’allaidénicher à Grenoble quelque jeune ouvrier sans ressourcepécuniaire, habile travailleur. Quand je l’eus trouvé, je ledécidai facilement à s’établir ici en lui promettant de lui avancerle prix de l’osier nécessaire à ses fabrications jusqu’à ce que monplanteur d’oseraies pût lui en fournir. Je lui persuadai de vendreses paniers au-dessous des prix de Grenoble, tout en les fabriquantmieux. Il me comprit. L’oseraie et la vannerie constituaient unespéculation dont les résultats ne seraient appréciés qu’aprèsquatre années. Vous le savez sans doute, l’osier n’est bon à couperqu’à trois ans. Pendant sa première campagne, mon vannier vécut ettrouva ses provisions en bénéfice. Il épousa bientèt une femme deSaint-Laurent-du-Pont qui avait quelque argent. Il se fit alorsbâtir une maison saine, bien aérée dont l’emplacement fut choisi,dont les distributions se firent d’après mes conseils. Queltriomphe, monsieur! J’avais créé dans ce bourg une industrie, j’yavais amené un producteur et quelques travailleurs. Vous traiterezma joie d’enfantillage?… Pendant les premiers jours del’établissement de mon vannier, je ne passais point devant saboutique sans que les battements de mon cœur ne s’accélérassent.Lorsque dans cette maison neuve, à volets peints en vert, et à laporte de laquelle étaient un banc, une vigne et des bottes d’osier,je vis une femme propre, bien vêtue, allaitant un gros enfant roseet blanc au milieu d’ouvriers tous gais, chantant, façonnant avecactivité leurs vanneries, et commandés par un homme qui, naguèrepauvre et hâve, respirait alors le bonheur; je vous l’avoue,monsieur, je ne pouvais résister au plaisir de me faire vannierpendant un moment en entrant dans la boutique pour m’informer deleurs affaires, et je m’y laissais aller à un contentement que jene saurais peindre. J’étais joyeux de la joie de ces gens et de lamienne. La maison de cet homme, le premier qui crût fermement enmoi, devenait toute mon espérance. N’était-ce pas l’avenir de cepauvre pays, monsieur, que déjà je portais en mon cœur, comme lafemme du vannier portait dans le sien son premier nourrisson?…J’avais à mener bien des choses de front, je heurtais bien desidées. Je rencontrai une violente opposition fomentée par le maireignorant, à qui j’avais pris sa place, dont l’influences’évanouissait devant la mienne; je voulus en faire mon adjoint etle complice de ma bienfaisance. Oui, monsieur, ce fut dans cettetête, la plus dure de toutes, que je tentai de répandre lespremières lumières. Je pris mon homme et par l’amour-propre et parson intérêt. Pendant six mois nous dînâmes ensemble, et je le misde moitié dans mes plans d’amélioration. Beaucoup de gens verraientdans cette amitié nécessaire les plus cruels ennuis de ma tâche:mais cet homme n’était-il pas un instrument, et le plus précieux detous? Malheur à qui méprise sa cognée ou la jette même avecinsouciance! N’aurais-je pas été d’ailleurs fort inconséquent si,voulant améliorer le pays, j’eusse reculé devant l’idée d’améliorerun homme? Le plus urgent moyen de fortune était une route. Si nousobtenions du conseil municipal l’autorisation de construire un bonchemin, d’ici à la route de Grenoble, mon adjoint était le premierà en profiter, car, au lieu de traîner coûteusement ses arbres àtravers de mauvais sentiers, il pourrait, au moyen d’une bonneroute cantonale, les transporter facilement, entreprendre un groscommerce de bois de toute nature, et gagner, non plus six centsmalheureux francs par an, mais de belles sommes qui lui donneraientun jour une certaine fortune. Enfin convaincu, cet homme devint monprosélyte. Pendant tout un hiver, mon ancien maire alla trinquer aucabaret avec ses amis, et sut démontrer à nos administrés qu’un bonchemin de voiture serait une source de fortune pour le pays enpermettant à chacun de commercer avec Grenoble. Lorsque le conseilmunicipal eut voté le chemin, j’obtins du préfet quelque argent surles fonds de charité du Département, afin de payer les transportsque la Commune était hors d’état d’entreprendre, faute decharrettes. Enfin, pour terminer plus promptement ce grand ouvrageet en faire apprécier immédiatement les résultats aux ignorants quimurmuraient contre moi en disant que je voulais rétablir lescorvées, j’ai, pendant tous les dimanches de la première année demon administration, constamment entraîné, de gré ou de force, lapopulation du bourg, les femmes, les enfants, et même lesvieillards, en haut de la montagne où j’avais tracé moi-même sur unexcellent fonds le grand chemin qui mène de notre village à laroute de Grenoble. Des matériaux abondant bordaient fortheureusement l’emplacement du chemin. Cette longue entreprise medemanda beaucoup de patience. Tantèt les uns, ignorant les lois, serefusaient à la prestation en nature, tantèt les autres, quimanquaient de pain, ne pouvaient réellement pas perdre une journée;il fallait donc distribuer du blé à ceux-ci, puis aller calmerceux-là par des paroles amicales. Néanmoins, quand nous eûmesachevé les deux tiers de ce chemin, qui a deux lieues de paysenviron, les habitants en avaient si bien reconnu les avantages,que le dernier tiers s’activa avec une ardeur qui me surprit.J’enrichis l’avenir de la Commune en plantant une double rangée depeupliers le long de chaque fossé latéral. Aujourd’hui ces arbressont déjà presque une fortune, et donnent l’aspect d’une routeroyale à notre chemin, toujours sec par la nature de sa situation,et si bien confectionné d’ailleurs, qu’il coûte à peine deux-centsfrancs d’entretien par an; je vous le montrerai, car vous n’avez pule voir: pour venir, vous avez sans doute pris le joli chemin dubas, une autre route que les habitants ont voulu faire eux-mêmes,il y a trois ans, afin d’ouvrir des communications auxétablissements qui se formaient alors dans la vallée. Ainsi,monsieur, il y a trois ans, le bon sens public de ce bourg, naguèresans intelligence, avait acquis les idées que cinq ans auparavantun voyageur aurait peut-être désespéré de pouvoir lui inculquer.Poursuivons. L’établissement de mon vannier était un exemple donnéfructueusement à cette pauvre population. Si le chemin devait êtrela cause la plus directe de la prospérité future du bourg, ilfallait exciter toutes les industries premières afin de féconderces deux germes de bien-être. Tout en aidant le planteur d’oseraieset le faiseur de paniers, tout en construisant ma route, jecontinuais insensiblement mon œuvre. J’eus deux chevaux, lemarchand de bois, mon adjoint, en avait trois, il ne pouvait lesfaire ferrer qu’à Grenoble quand il y allait, j’engageai donc unmaréchal-ferrant, qui connaissait un peu l’art vétérinaire, à venirici en lui promettant beaucoup d’ouvrage. Je rencontrai le mêmejour un vieux soldat assez embarrassé de son sort qui possédaitpour tout bien cent francs de retraite, qui savait lire et écrire;je lui donnai la place de secrétaire de la mairie; par un heureuxhasard, je lui trouvai une femme, et ses rêves de bonheur furentaccomplis. Monsieur, il fallut des maisons à ces deux nouveauxménages, à celui de mon vannier et aux vingt-deux familles quiabandonnèrent le village des crétins. Douze autres ménages dont leschefs étaient travailleurs, producteurs et consommateurs vinrentdonc s’établir ici: maçons, charpentiers, couvreurs, menuisiers,serruriers, vitriers qui eurent de la besogne pour longtemps; nedevaient-ils pas se construire leurs maisons après avoir bâticelles des autres? n’amenaient-ils pas des ouvriers avec eux?Pendant la seconde année de mon administration, soixante-dixmaisons s’élevèrent dans la Commune. Une production en exigeait uneautre. En peuplant le bourg, j’y créais des nécessités nouvelles,inconnues jusqu’alors à ces pauvres gens. Le besoin engendraitl’industrie, l’industrie le commerce, le commerce un gain, le gainun bien-être et le bien-être des idées utiles. Ces différentsouvriers voulurent du pain tout cuit, nous eûmes un boulanger. Maisle sarrasin ne pouvait plus être la nourriture de cette populationtirée de sa dégradante inertie et devenue essentiellement active;je l’avais trouvée mangeant du blé noir, je désirais la fairepasser d’abord au régime du seigle ou du méteil, puis voir un jouraux plus pauvres gens un morceau de pain blanc. Pour moi lesprogrès intellectuels étaient tout entiers dans les progrèssanitaires. Un boucher annonce dans un pays autant d’intelligenceque de richesses. Qui travaille mange, et qui mange pense. Enprévoyant le jour où la production du froment serait nécessaire,j’avais soigneusement examiné la qualité des terres; j’étais sûr delancer le bourg dans une grande prospérité agricole, et de doublersa population dès qu’elle se serait mise au travail. Le momentétait venu. Monsieur Gravier de Grenoble possédait dans la Communedes terres dont il ne tirait aucun revenu, mais qui pouvaient êtreconverties en terres à blé. Il est, comme vous le savez, Chef dedivision à la Préfecture. Autant par attachement pour son pays quevaincu par mes importunités, il s’était déjà prêté fortcomplaisamment à mes exigences; je réussis à lui faire comprendrequ’il avait à son insu travaillé pour lui-même. Après plusieursjours de sollicitations, de conférences, de devis débattus; aprèsavoir engagé ma fortune pour le garantir contre les risques d’uneentreprise de laquelle sa femme, cervelle étroite, essayait del’épouvanter, il consentit à bâtir ici quatre fermes de centarpents chacune, et promit d’avancer les sommes nécessaires auxdéfrichements, à l’achat des semences, des instruments aratoires,des bestiaux, et à la confection des chemins d’exploitation. De moncèté, je construisis deux fermes, autant pour mettre en culture mesterres vaines et vagues que pour enseigner par l’exemple les utilesméthodes de l’agriculture moderne. En six semaines, le bourgs’accrut de trois cents habitants. Six fermes où devaient se logerplusieurs ménages, des défrichements énormes à opérer, des laboursà faire, appelaient des ouvriers. Les charrons, les terrassiers,les compagnons, les manœuvriers affluaient. Le chemin de Grenobleétait couvert de charrettes, d’allants et venants. Ce fut unmouvement général dans le pays. La circulation de l’argent faisaitnaître chez tout le monde le désir d’en gagner, l’apathie avaitcessé, le bourg s’était réveillé. Je finis en deux mots l’histoirede monsieur Gravier, l’un des bienfaiteurs de ce canton. Malgré ladéfiance assez naturelle à un citadin de province, à un homme debureau, il a, sur la foi de mes promesses, avancé plus de quarantemille francs sans savoir s’il les recouvrerait. Chacune de sesfermes est louée aujourd’hui mille francs, ses fermiers ont si bienfait leurs affaires que chacun d’eux possède au moins cent arpentsde terre, trois cents moutons, vingt vaches, dix bœufs, cinqchevaux, et emploie plus de vingt personnes. Je reprends. Dans lecours de la quatrième année nos fermes furent achevées. Nous eûmesune récolte en blé qui parut miraculeuse aux gens du pays,abondante comme elle devait l’être dans un terrain vierge. J’aibien souvent tremblé pour mon œuvre pendant cette année! La pluieou la sécheresse pouvait ruiner mon ouvrage en amoindrissant laconfiance que j’inspirais déjà. La culture du blé nécessita lemoulin que vous avez vu, et qui me rapporte environ cinq centsfrancs par an. Aussi les paysans disent-ils dans leur langage quej’ai la chance, et croient-ils en moi comme en leurs reliques. Cesconstructions nouvelles, les fermes, le moulin, les plantations,les chemins ont donné de l’ouvrage à tous les gens de métier quej’avais attirés ici. Quoique nos bâtiments représentent bien lessoixante mille francs que nous avons jetés dans le pays, cet argentnous fut amplement rendu par les revenus que créent lesconsommateurs. Mes efforts ne cessaient d’animer cette naissanteindustrie. Par mon avis un jardinier pépiniériste vint s’établirdans le bourg, où je prêchais aux plus pauvres de cultiver lesarbres fruitiers afin de pouvoir un jour conquérir à Grenoble lemonopole de la vente des fruits. « Vous y portez des fromages, leurdisais-je, pourquoi ne pas y porter des volailles, des œufs, deslégumes, du gibiers du foin, de la paille, etc.? » Chacun de mesconseils était la source d’une fortune, ce fut à qui les suivrait.Il se forma donc une multitude de petits établissements dont lesprogrès, lents d’abord, ont été de jour en jour plus rapides. Tousles lundis il part maintenant du bourg pour Grenoble plus desoixante charrettes pleines de nos divers produits, et il serécolte plus de sarrasin pour nourrir les volailles qu’il ne s’ensemait autrefois pour nourrir les hommes. Devenu trop considérable,le commerce des bois s’est subdivisé. Dès la quatrième année denotre ère industrielle, nous avons eu marchands de bois dechauffage, de bois carrés, de planches, d’écorces, puis descharbonniers. Enfin il s’est établi quatre nouvelles scieries deplanches et de madriers. En acquérant quelques idées commerciales,l’ancien maire a éprouvé le besoin de savoir lire et écrire. Il acomparé le prix des bois dans les diverses localités, il a remarquéde telles différences à l’avantage de son exploitation, qu’il s’estprocuré, de place en place de nouvelles pratiques, et il fournitaujourd’hui le tiers du Département. Nos transports ont sisubitement augmenté que nous occupons trois charrons, deuxbourreliers, et chacun d’eux n’a pas moins de trois garçons. Enfinnous consommons tant de fer, qu’un taillandier s’est transportédans le bourg et s’en est très bien trouvé. Le désir du gaindéveloppe une ambition qui dès lors a poussé mes industriels àréagir du bourg sur le Canton et du Canton sur le Département, afind’augmenter leurs profits en augmentant leur vente. Je n’eus qu’unmot à dire pour leur indiquer les débouchés nouveaux, leur bon sensfaisait le reste. Quatre années avaient suffi pour changer la facede ce bourg. Quand j’y étais passé, je n’y avais pas entendu lemoindre cri, mais au commencement de la cinquième année, tout yétait vivant et animé. Les chants joyeux, le bruit des ateliers, etles cris sourds ou aigus des outils retentissaient agréablement àmes oreilles. Je voyais aller et venir une active population,agglomérée dans un bourg nouveau, propre, assaini, bien plantéd’arbres. Chaque habitant avait la conscience de son bien-être, ettoutes les figures respiraient le contentement que donne une vieutilement occupée.

– Ces cinq années forment à mes yeux le premier âge de la vieprospère de notre bourg, reprit le médecin après une pause. Pendantce temps j’avais tout défriché, tout mis en germe dans les têtes etdans les terres. Le mouvement progressif de la population et desindustries ne pouvait plus s’arrêter désormais. Un second âge sepréparait. Bientèt ce petit monde désira se mieux habiller. Il nousvint un mercier, avec lui le cordonnier, le tailleur et lechapelier. Ce commencement de luxe nous valut un boucher, unépicier; puis une sage-femme, qui me devenait bien nécessaire, jeperdais un temps considérable aux accouchements. Les défrichisdonnèrent d’excellentes récoltes. Puis la qualité supérieure de nosproduits agricoles fut maintenue par les engrais et par les fumiersdus à l’accroissement de la population. Mon entreprise put alors sedévelopper dans toutes ses conséquences. Après avoir assaini lesmaisons et graduellement amené les habitants à se mieux nourrir, àse mieux vêtir, je voulus que les animaux se ressentissent de cecommencement de civilisation. Des soins accordés aux bestiauxdépend la beauté des races et des individus, partant celle desproduits; je prêchai donc l’assainissement des étables. Par lacomparaison du profit que rend une bête bien logée, bien pansée,avec le maigre rapport d’un bétail mal soigné, je fisinsensiblement changer le régime des bestiaux de la commune: pasune bête ne souffrit. Les vaches et les bœufs furent pansés commeils le sont en Suisse et en Auvergne. Les bergeries, les écuries,les vacheries, les laiteries, les granges se rebâtirent sur lemodèle de mes constructions et de celles de monsieur Gravier quisont vastes, bien aérées, par conséquent salubres. Nos fermiersétaient mes apètres, ils convertissaient promptement les incrédulesen leur démontrant la bonté de mes préceptes par de promptsrésultats. Quant aux gens qui manquaient d’argent, je leur enprêtais en favorisant surtout les pauvres industrieux; ilsservaient d’exemple. D’après mes conseils, les bêtes défectueuses,malingres ou médiocres furent promptement vendues et remplacées parde beaux sujets. Ainsi nos produits, en un temps donné,l’emportèrent dans les marchés sur ceux des autres Communes. Nouseûmes de magnifiques troupeaux, et partant de bons cuirs. Ceprogrès était d’une haute importance. Voici comment. Rien n’estfutile en économie rurale. Autrefois nos écorces se vendaient à vilprix et nos cuirs n’avaient pas une grande valeur; mais nos écorceset nos cuirs une fois bonifiés, la rivière nous permit deconstruire des moulins à tan, il nous vint des tanneurs dont lecommerce s’accrut rapidement. Le vin, jadis inconnu dans le bourg,où l’on ne buvait que des piquettes, y devint naturellement unbesoin; des cabarets se sont établis. Puis le plus ancien descabarets s’est agrandi, s’est changé en auberge et fournit desmulets aux voyageurs qui commencent à prendre notre chemin pouraller à la Grande-Chartreuse. Depuis deux ans nous avons unmouvement commercial assez important pour faire vivre deuxaubergistes. Au commencement du second âge de notre prospérité, lejuge de paix mourut. Fort heureusement pour nous, son successeurfut un ancien notaire de Grenoble ruiné par une fausse spéculation,mais auquel il restait encore assez d’argent pour être riche auvillage; monsieur Gravier sut le déterminer à venir ici; il a bâtiune jolie maison, il a secondé mes efforts en y joignant les siens;il a construit une ferme et défriché des bruyères, il possèdeaujourd’hui trois chalets dans la montagne. Sa famille estnombreuse. Il a renvoyé l’ancien greffier, l’ancien huissier, etles a remplacés par des hommes beaucoup plus instruits et surtoutplus industrieux que leurs prédécesseurs. Ces deux nouveaux ménagesont créé une distillerie de pommes de terre et un lavoir de laines,deux établissements fort utiles que les chefs de ces deux famillesconduisent tout en exerçant leurs professions. Après avoirconstitué des revenus à la Commune, je les employai sans oppositionà bâtir une Mairie dans laquelle je mis une école gratuite et lelogement d’un instituteur primaire. J’ai choisi pour remplir cetteimportante fonction un pauvre prêtre assermenté rejeté par tout leDépartement, et qui a trouvé parmi nous un asile pour ses vieuxjours. La maîtresse d’école est une digne femme ruinée qui nesavait où donner de la tête, et à laquelle nous avons arrangé unepetite fortune; elle vient de fonder un pensionnat de jeunespersonnes où les riches fermiers des environs commencent à envoyerleurs filles. Monsieur, si j’ai eu le droit de vous raconterjusqu’ici l’histoire de ce petit coin de terre en mon nom, il estun moment où monsieur Janvier, le nouveau curé, vrai Fénelon réduitaux proportions d’une Cure, a été pour moitié dans cette œuvre derégénération; il a su donner aux mœurs du bourg un esprit doux etfraternel qui semble faire de la population une seule famille.Monsieur Dufau, le juge de paix, quoique venu plus tard, mériteégalement la reconnaissance des habitants. Pour vous résumer notresituation par des chiffres plus significatifs que mes discours, laCommune possède aujourd’hui deux cents arpents de bois et centsoixante arpents de prairies. Sans recourir à des centimesadditionnels, elle donne cent écus de traitement supplémentaire aucuré, deux cents francs au garde champêtre, autant au maître et àla maîtresse d’école; elle a cinq cents francs pour ses chemins,autant pour les réparations de la mairie, du presbytère, del’église, et pour quelques autres frais. Dans quinze ans d’ici,elle aura pour cent mille francs de bois à abattre, et pourra payerses contributions sans qu’il en coûte un denier aux habitants; ellesera certes l’une des plus riches Communes de France. Mais,monsieur, je vous ennuie peut-être, dit Benassis à Genestas ensurprenant son auditeur dans une attitude si pensive qu’elle devaitêtre prise pour celle d’un homme inattentif.

– Oh! non, dit le commandant.

– Monsieur, reprit le médecin, le commerce, l’industrie,l’agriculture et notre consommation n’étaient que locales. A uncertain degré, notre prospérité se fût arrêtée. Je demandai bien unbureau de poste, un débit de tabac, de poudre et de cartes; jeforçai bien, par les agréments du séjour et de notre nouvellesociété, le percepteur des contributions à quitter la Commune delaquelle il avait jusqu’alors préféré l’habitation à celle duchef-lieu de canton; j’appelai bien, en temps et lieu, chaqueproduction quand j’avais éveillé le besoin; je fis bien venir desménages et des gens industrieux, je leur donnai bien à tous lesentiment de la propriété; ainsi, à mesure qu’ils avaient del’argent, les terres se défrichaient; la petite culture, les petitspropriétaires, envahissaient et mettaient graduellement en valeurla montagne. Les malheureux que j’avais trouvés ici portant à piedquelques fromages à Grenoble y allaient bien en charrette, menantdes fruits, des œufs, des poulets, des dindons. Tous avaientinsensiblement grandi. Le plus mal partagé était celui qui n’avaitque son jardin, ses légumes, ses fruits, ses primeurs à cultiver.Enfin, signe de prospérité, personne ne cuisait plus son pain, afinde ne point perdre de temps, et les enfants gardaient lestroupeaux. Mais, monsieur, il fallait faire durer ce foyerindustriel en y jetant sans cesse des aliments nouveaux. Le bourgn’avait pas encore une renaissante industrie qui pût entretenircette production commerciale et nécessiter de grandes transactions,un entrepèt, un marché. Il ne suffit pas à un pays de ne rienperdre sur la masse d’argent qu’il possède et qui forme soncapital, vous n’augmenterez point son bien-être en faisant passeravec plus ou moins d’habileté, par le jeu de la production et de laconsommation, cette somme dans le plus grand nombre possible demains. Là n’est pas le problème. Quand un pays est en pleinrapport, et que ses produits sont en équilibre avec saconsommation, il faut, pour créer de nouvelles fortunes etaccroître la richesse publique, faire à l’extérieur des échangesqui puissent amener un constant actif dans sa balance commerciale.Cette pensée a toujours déterminé les Etats sans base territoriale,comme Tyr, Carthage, Venise, la Hollande et l’Angleterre, às’emparer du commerce de transport. Je cherchai pour notre petitesphère une pensée analogue, afin d’y créer un troisième âgecommercial. Notre prospérité, sensible à peine aux yeux d’unpassant, car notre Chef-lieu de canton ressemble à tous les autres,fut étonnante pour moi seul. Les habitants, agglomérésinsensiblement, n’ont pu juger de l’ensemble en participant aumouvement. Au bout de sept ans, je rencontrai deux étrangers, lesvrais bienfaiteurs de ce bourg, qu’ils métamorphoseront peut-êtreen une ville. L’un est un Tyrolien d’une adresse incroyable, et quiconfectionne les souliers pour les gens de la campagne, les bottespour les élégants de Grenoble, comme aucun ouvrier de Paris ne lesfabriquerait. Pauvre musicien ambulant, un de ces Allemandsindustrieux qui font et l’œuvre et l’outil, la musique etl’instrument, il s’arrêta dans le bourg en venant de l’Italie qu’ilavait traversée en chantant et travaillant. Il demanda si quelqu’unn’avait pas de souliers, on l’envoya chez moi, je lui commandaideux paires de bottes dont les formes furent façonnées par lui.Surpris de l’adresse de cet étranger, je le questionnai, je letrouvai précis dans ses réponses; ses manières, sa figure, tout meconfirma dans la bonne opinion que j’avais prise de lui; je luiproposai de se fixer dans le bourg en lui promettant de favoriserson industrie de tous mes moyens, et je mis en effet à sadisposition une assez forte somme d’argent. Il accepta. J’avais mesidées. Nos cuirs s’étaient améliorés, nous pouvions dans un certaintemps les consommer nous-mêmes en fabriquant des chaussures à desprix modérés. J’allais recommencer sur une plus grande échellel’affaire des paniers. Le hasard m’offrait un homme étonnemmenthabile et industrieux que je devais embaucher pour donner au bourgun commerce productif et stable. La chaussure est une de cesconsommations qui ne s’arrêtent jamais, une fabrication dont lemoindre avantage est promptement apprécié par le consommateur. J’aieu le bonheur de ne pas me tromper, monsieur. Aujourd’hui nousavons cinq tanneries, elles emploient tous les cuirs duDépartement, elles en vont chercher quelquefois jusqu’en Provence,et chacune possède son moulin à tan. Eh! bien, monsieur, cestanneries ne suffisent pas à fournir le cuir nécessaire auTyrolien, qui n’a pas moins de quarante ouvriers!… L’autre homme,dont l’aventure n’est pas moins curieuse, mais qui serait peut-êtrepour vous fastidieuse à entendre, est un simple paysan qui a trouvéles moyens de fabriquer à meilleur marché que partout ailleurs leschapeaux à grands bords en usage dans le pays; il les exporte danstous les départements voisins, jusqu’en Suisse et en Savoie. Cesdeux industries, sources intarissables de prospérité, si le cantonpeut maintenir la qualité des produits et leur bas prix, m’ontsuggéré l’idée de fonder ici trois foires par an; le préfet, étonnédes progrès industriels de ce canton, m’a secondé pour obtenirl’ordonnance royale qui les a instituées. L’année dernière nostrois foires ont eu lieu; elles sont déjà connues jusque dans laSavoie sous le nom de la foire aux souliers et aux chapeaux. Enapprenant ces changements, le principal clerc d’un notaire deGrenoble, jeune homme pauvre mais instruit, grand travailleur, etauquel mademoiselle Gravier est promise, est allé solliciter àParis l’établissement d’un office de notaire, sa demande lui futaccordée. Sa charge ne lui coûtant rien, il a pu se faire bâtir unemaison en face de celle du juge de paix, sur la place du nouveaubourg. Nous avons maintenant un marché par semaine, il s’y conclutdes affaires assez considérables en bestiaux et en blé. L’annéeprochaine il nous viendra sans doute un pharmacien, puis unhorloger, un marchand de meubles et un libraire, enfin lessuperfluités nécessaires à la vie. Peut-être, finirons-nous parprendre tournure de petite ville et par avoir des maisonsbourgeoises. L’instruction a tellement gagné, que je n’ai pasrencontré dans le conseil municipal la plus légère opposition quandj’ai proposé de réparer, d’orner l’église, de bâtir un presbytère,de tracer un beau champ de foire, d’y planter des arbres, et dedéterminer un alignement pour obtenir plus tard des rues saines,aérées et bien percées. Voilà, monsieur, comment nous sommesarrivés à avoir dix-neuf cents feux au lieu de cent trente-sept,trois mille bêtes à cornes au lieu de huit cents, et, au lieu desept cents âmes, deux mille personnes dans le bourg, trois mille encomptant les habitants de la vallée. Il existe dans la Communedouze maisons riches, cent familles aisées, deux cents quiprospèrent. Le reste travaille. Tout le monde sait lire et écrire.Enfin nous avons dix-sept abonnements à différents journaux. Vousrencontrerez bien encore des malheureux dans notre canton, j’envois certes beaucoup trop; mais personne n’y mendie, il s’y trouvede l’ouvrage pour tout le monde. Je lasse maintenant deux chevauxpar jour à courir pour soigner les malades; je puis me promenersans danger à toute heure dans un rayon de cinq lieues, et quivoudrait me tirer un coup de fusil ne resterait pas dix minutes envie. L’affection tacite des habitants est tout ce que j’aipersonnellement gagné à ces changements, outre le plaisir dem’entendre dire par tout le monde d’un air joyeux, quand je passe: »Bonjour, monsieur Benassis! » Vous comprenez bien que la fortuneinvolontairement acquise dans mes fermes modèles est entre mesmains, un moyen et non un résultat.

– Si dans toutes les localités chacun vous imitait, monsieur, laFrance serait grande et pourrait se moquer de l’Europe, s’écriaGenestas exalté.

– Mais il y a une demi-heure que je vous tiens là, dit Benassis,il est presque nuit, allons nous mettre à table.

Du côté du jardin, la maison du médecin présente une façade decinq fenêtres à chaque étage. Elle est composée d’unrez-de-chaussée surmonté d’un premier étage, et couverte d’un toiten tuiles percé de mansardes saillantes. Les volets peints en verttranchent sur le ton grisâtre de la muraille, où pour ornement unevigne règne entre les deux étages, d’un bout à l’autre, en forme defrise. Au bas, le long du mur, quelques rosiers du Bengale végètenttristement, à demi noyés par l’eau du toit, qui n’a pas degouttières. En entrant par le grand palier qui forme antichambre,il se trouve à droite un salon à quatre fenêtres donnant les unessur la cour, les autres sur le jardin. Ce salon, sans doute l’objetde bien des économies et de bien des espérances pour le pauvredéfunt, est planchéié, boisé par en bas, et garni de tapisseries del’avant-dernier siècle. Les grands et larges fauteuils couverts enlampas à fleurs, les vieilles girandoles dorées qui ornent lacheminée et les rideaux à gros glands, annonçaient l’opulence dontavait joui le curé. Benassis avait complété cet ameublement, qui nemanquait pas de caractère, par deux consoles de bois à guirlandessculptées, placées en face l’une de l’autre dans l’entre-deux desfenêtres, et par un cartel d’écaille incrustée de cuivre quidécorait la cheminée. Le médecin habitait rarement cette pièce, quiexhale l’odeur humide des salles toujours fermées. L’on y respiraitencore le défunt curé, la senteur particulière de son tabacsemblait même sortir du coin de la cheminée où il avait l’habitudede s’asseoir. Les deux grandes bergères étaient symétriquementposées de chaque cèté du foyer, où il n’y avait pas eu de feudepuis le séjour de monsieur Gravier, mais où brillaient alors lesflammes claires du sapin.

– Il fait encore froid le soir, dit Benassis, le feu se voitavec plaisir.

Genestas, devenu pensif, commençait à s’expliquer l’insouciancedu médecin pour les choses ordinaires de la vie.

– Monsieur, lui dit-il, vous avez une âme vraiment citoyenne, etje m’étonne qu’après avoir accompli tant de choses, vous n’ayez pastenté d’éclairer le gouvernement.

Benassis se mit à rire, mais doucement et d’un air triste.

– Ecrire quelque mémoire sur les moyens de civiliser la France,n’est-ce pas? Avant vous, monsieur Gravier me l’avait dit,monsieur. Hélas! on n’éclaire pas un gouvernement, et, de tous lesgouvernements, le moins susceptible d’être éclairé, c’est celui quicroit répandre des lumières. Sans doute ce que nous avons fait pource Canton, tous les maires devraient le faire pour le leur, lemagistrat municipal pour sa ville, le Sous-préfet pourl’Arrondissement, le Préfet pour le Département, le Ministre pourla France, chacun dans la sphère d’intérêt où il agit. Là où j’aipersuadé de construire un chemin de deux lieues, l’un achèveraitune route, l’autre un canal; là où j’ai encouragé la fabricationdes chapeaux de paysan, le ministre soustrairait la France au jougindustriel de l’étranger, en encourageant quelques manufacturesd’horlogerie, en aidant à perfectionner nos fers, nos aciers, noslimes ou nos creusets, à cultiver la soie ou le pastel. En fait decommerce, encouragement ne signifie pas protection. La vraiepolitique d’un pays doit tendre à l’affranchir de tout tributenvers l’étranger, mais sans le secours honteux des douanes et desprohibitions. L’industrie ne peut être sauvée que par elle-même, laconcurrence est sa vie. Protégée, elle s’endort; elle meurt par lemonopole comme sous le tarif. Le pays qui rendra tous les autresses tributaires sera celui qui proclamera la liberté commerciale,il se sentira la puissance manufacturière de tenir ses produits àdes prix inférieurs à ceux de ses concurrents. La France peutatteindre à ce but beaucoup mieux que l’Angleterre, car elle seulepossède un territoire assez étendu pour maintenir les productionsagricoles à des prix qui maintiennent l’abaissement du salaireindustriel: là devrait tendre l’administration en France, car làest toute la question moderne. Mon cher monsieur, cette étude n’apas été le but de ma vie, la tâche que je me suis tardivementdonnée est accidentelle. Puis de telles choses sont trop simplespour qu’on en compose une science, elles n’ont rien d’éclatant nide théorique, elles ont le malheur d’être tout bonnement utiles.Enfin l’on ne va pas vite en besogne. Pour obtenir un succès en cegenre, il faut trouver tous les matins en soi la même dose ducourage le plus rare et en apparence le plus aisé, le courage duprofesseur répétant sans cesse les mêmes choses, courage peurécompensé. Si nous saluons avec respect l’homme qui, comme vous, aversé son sang sur un champ de bataille, nous nous moquons de celuiqui use lentement le feu de sa vie à dire les mêmes paroles à desenfants du même âge. Le bien obscurément fait ne tente personne.Nous manquons essentiellement de la vertu civique avec laquelle lesgrands hommes des anciens jours rendaient service à la patrie, ense mettant au dernier rang quand ils ne commandaient pas. Lamaladie de notre temps est la supériorité. Il y a plus de saintsque de niches. Voici pourquoi. Avec la monarchie nous avons perdul’honneur, avec la religion de nos pères la vertu chrétienne, avecnos infructueux essais de gouvernement le patriotisme. Cesprincipes n’existent plus que partiellement, au lieu d’animer lesmasses, car les idées ne périssent jamais. Maintenant, pour étayerla société, nous n’avons d’autre soutien que l’égoïsme. Lesindividus croient en eux. L’avenir, c’est l’homme social; nous nevoyons plus rien au-delà. Le grand homme qui nous sauvera dunaufrage vers lequel nous courons se servira sans doute del’individualisme pour refaire la nation, mais en attendant cetterégénération nous sommes dans le siècle des intérêts matériels etdu positif. Ce dernier mot est celui de tout le monde. Nous sommestous chiffrés, non d’après ce que nous valons, mais d’après ce quenous pesons. S’il est en veste, l’homme d’énergie obtient à peineun regard. Ce sentiment a passé dans le gouvernement. Le ministreenvoie une chétive médaille au marin qui sauve au péril de sesjours une douzaine d’hommes, il donne la croix d’honneur au députéqui lui vend sa voix. Malheur au pays ainsi constitué! Les nations,de même que les individus, ne doivent leur énergie qu’à de grandssentiments. Les sentiments d’un peuple sont ses croyances. Au lieud’avoir des croyances, nous avons des intérêts. Si chacun ne pensequ’à soi et n’a de foi qu’en lui-même, comment voulez-vousrencontrer beaucoup de courage civil, quand la condition de cettevertu consiste dans le renoncement à soi-même? Le courage civil etle courage militaire procèdent du même principe. Vous êtes appelésà donner votre vie d’un seul coup, la nètre s’en va goutte àgoutte. De chaque cèté, mêmes combats sous d’autres formes. Il nesuffit pas d’être homme de bien pour civiliser le plus humble coinde terre, il faut encore être instruit; puis l’instruction, laprobité, le patriotisme, ne sont rien sans la volonté ferme aveclaquelle un homme doit se détacher de tout intérêt personnel pourse vouer à une pensée sociale. Certes, la France renferme plus d’unhomme instruit, plus d’un patriote par Commune; mais je suiscertain qu’il n’existe pas dans chaque Canton un homme qui, à cesprécieuses qualités, joigne le vouloir continu, la pertinacité dumaréchal battant son fer. L’homme qui détruit et l’homme quiconstruit sont deux phénomènes de volonté: l’un prépare, l’autreachève l’œuvre; le premier apparaît comme le génie du mal, et lesecond semble être le génie du bien; à l’un la gloire, à l’autrel’oubli. Le mal possède une voix éclatante qui réveille les âmesvulgaires et les remplit d’admiration, tandis que le bien estlongtemps muet. L’amour-propre humain a bientèt choisi le rèle leplus brillant. Une œuvre de paix, accomplie sans arrière-penséeindividuelle, ne sera donc jamais qu’un accident, jusqu’à ce quel’éducation ait changé les mœurs de la France. Quand ces mœursseront changées, quand nous serons tous de grands citoyens, nedeviendrons-nous pas, malgré les aises d’une vie triviale, lepeuple le plus ennuyeux, le plus ennuyé, le moins artiste, le plusmalheureux qu’il y aura sur la terre? Ces grandes questions, il nem’appartient pas de les décider, je ne suis pas à la tête du pays.A part ces considérations, d’autres difficultés s’opposent encore àce que l’Administration ait des principes exacts. En fait decivilisation, monsieur, rien n’est absolu. Les idées quiconviennent à une contrée sont mortelles dans une autre, et il enest des intelligences comme des terrains. Si nous avons tant demauvais administrateurs, c’est que l’administration, comme le goût,procède d’un sentiment très élevé, très pur. En ceci le génie vientd’une tendance de l’âme et non d’une science. Personne ne peutapprécier ni les actes ni les pensées d’un administrateur, sesvéritables juges sont loin de lui, les résultats plus éloignésencore. Chacun peut donc se dire sans péril administrateur. EnFrance, l’espèce de séduction qu’exerce l’esprit nous inspire unegrande estime pour les gens à idées; mais les idées sont peu dechose là où il ne faut qu’une volonté. Enfin l’Administration neconsiste pas à imposer aux masses des idées ou des méthodes plus oumoins justes, mais à imprimer aux idées mauvaises ou bonnes de cesmasses une direction utile qui les fasse concorder au bien général.Si les préjugés et les routines d’une contrée aboutissent à unemauvaise voie, les habitants abandonnent d’eux-mêmes leurs erreurs.Toute erreur en économie rurale, politique ou domestique, neconstitue-t-elle pas des pertes que l’intérêt rectifie à la longue?Ici j’ai rencontré fort heureusement table rase. Par mes conseils,la terre s’y est bien cultivée; mais il n’y avait aucun errement enagriculture, et les terres y étaient bonnes: il m’a donc été faciled’introduire la culture en cinq assolements, les prairiesartificielles et la pomme de terre. Mon système agronomique neheurtait aucun préjugé. L’on ne s’y servait pas déjà de mauvaiscoutres, comme en certaines parties de la France, et la houesuffisait au peu de labours qui s’y faisaient. Le charron étaitintéressé à vanter mes charrues à roues pour débiter soncharronnage, j’avais en lui un compère. Mais là, comme ailleurs,j’ai toujours tâché de faire converger les intérêts des uns versceux des autres. Puis je suis allé des productions quiintéressaient directement ces pauvres gens, à celles quiaugmentaient leur bien-être. Je n’ai rien amené du dehors audedans, j’ai seulement secondé les exportations qui devaient lesenrichir, et dont les bénéfices se comprenaient directement. Cesgens-là étaient mes apètres par leurs œuvres et sans s’en douter.Autre considération! Nous ne sommes ici qu’à cinq lieues deGrenoble, et près d’une grande ville se trouvent bien des débouchéspour les productions. Toutes les communes ne sont pas à la portedes grandes villes. En chaque affaire de ce genre, il fautconsulter l’esprit du pays, sa situation, ses ressources, étudierle terrain, les hommes et les choses, et ne pas vouloir planter desvignes en Normandie. Ainsi donc, rien n’est plus variable quel’administration, elle a peu de principes généraux. La loi estuniforme, les mœurs, les terres, les intelligences ne le sont pas;or, l’administration est l’art d’appliquer les lois sans blesserles intérêts, tout y est donc local. De l’autre cèté de la montagneau pied de laquelle gît notre village abandonné, il est impossiblede labourer avec des charrues à roues, les terres n’ont pas assezde fond; eh! bien, si le maire de cette Commune voulait imiternotre allure, il ruinerait ses administrés, je lui ai conseillé defaire des vignobles; et l’année dernière, ce petit pays a eu desrécoltes excellentes, il échange son vin contre notre blé. Enfinj’avais quelque crédit sur les gens que je prêchais, nous étionssans cesse en rapport. Je guérissais mes paysans de leurs maladies,si faciles à guérir, il ne s’agit jamais en effet que de leurrendre des forces par une nourriture substantielle. Soit économie,soit misère, les gens de la campagne se nourrissent si mal, queleurs maladies ne viennent que de leur indigence, et généralementils se portent assez bien. Quand je me décidai religieusement àcette vie d’obscure résignation, j’ai longtemps hésité à me fairecuré, médecin de campagne ou juge de paix. Ce n’est pas sansraison, mon cher monsieur, que l’on assemble proverbialement lestrois robes noires, le prêtre, l’homme de loi, le médecin; l’unpanse les plaies de l’âme, l’autre celles de la bourse, le derniercelles du corps; ils représentent la société dans ses troisprincipaux termes d’existence: la conscience, le domaine, la santé.Jadis le premier, puis le second, furent tout l’Etat. Ceux qui nousont précédés sur la terre pensaient, avec raison peut-être, que leprêtre, disposant des idées, devait être tout le gouvernement: ilfut alors roi, pontife et juge, mais alors tout était croyance etconscience. Aujourd’hui tout est changé, prenons notre époque tellequ’elle est. Eh! bien, je crois que le progrès de la civilisationet le bien-être des masses dépendent de ces trois hommes, ils sontles trois pouvoirs qui font immédiatement sentir au peuple l’actiondes Faits, des Intérêts et des Principes, les trois grandsrésultats produits chez une nation par les Evénements, par lesPropriétés et par les Idées. Le temps marche et amène deschangements, les propriétés augmentent ou diminuent, il faut toutrégulariser suivant ces diverses mutations: de là des principesd’ordre. Pour civiliser, pour créer des productions, il faut fairecomprendre aux masses en quoi l’intérêt particulier s’accorde avecles intérêts nationaux, qui se résolvent par les faits, lesintérêts et les principes. Ces trois professions, en touchantnécessairement à ces résultats humains, m’ont donc semblé devoirêtre aujourd’hui les plus grands leviers de la civilisation; ellespeuvent seules offrir constamment à un homme de bien les moyensefficaces d’améliorer le sort des classes pauvres, avec lesquelleselles ont des rapports perpétuels. Mais le paysan écoute plusvolontiers l’homme qui lui prescrit une ordonnance pour lui sauverle corps, que le prêtre qui discourt sur le salut de l’âme: l’unpeut lui parler de la terre qu’il cultive, l’autre est obligé del’entretenir du ciel, dont il se soucie aujourd’hui malheureusementfort peu; je dis malheureusement, car le dogme de la vie à venirest non seulement une consolation, mais encore un instrument propreà gouverner. La religion n’est-elle pas la seule puissance quisanctionne les lois sociales? Nous avons récemment justifié Dieu.En l’absence de la religion, le gouvernement fut forcé d’inventerLA TERREUR pour rendre ses lois exécutoires; mais c’était uneterreur humaine, elle a passé. Hé! bien, monsieur, quand un paysanest malade, cloué sur un grabat ou convalescent, il est forcéd’écouter des raisonnements suivis, et il les comprend bien quandils lui sont clairement présentés. Cette pensée m’a fait médecin.Je calculais avec mes paysans, pour eux; je ne leur donnais que desconseils d’un effet certain qui les contraignaient à reconnaître lajustesse de mes vues. Avec le peuple, il faut toujours êtreinfaillible. L’infaillibilité a fait Napoléon, elle en eût fait unDieu, si l’univers ne l’avait entendu tomber à Waterloo. Si Mahometa créé une religion après avoir conquis un tiers du globe, c’est endérobant au monde le spectacle de sa mort. Au maire de village etau conquérant, mêmes principes: la Nation et la Commune sont unmême troupeau. Partout la masse est la même. Enfin, je me suismontré rigoureux avec ceux que j’obligeais de ma bourse. Sans cettefermeté, tous se seraient moqués de moi. Les paysans, aussi bienque les gens du monde, finissent par mésestimer l’homme qu’ilstrompent. Etre dupé, n’est-ce pas avoir fait un acte de faiblesse?la force seule gouverne. Je n’ai jamais demandé un denier àpersonne pour mes soins, excepté à ceux qui sont visiblementriches; mais je n’ai point laissé ignorer le prix de mes peines. Jene fais point grâce des médicaments, à moins d’indigence chez lemalade. Si mes paysans ne me paient pas, ils connaissent leursdettes; parfois ils apaisent leur conscience en m’apportant del’avoine pour mes chevaux, du blé quand il n’est pas cher. Mais lemeunier ne m’offrirait-il que des anguilles pour le prix de messoins, je lui dirais encore qu’il est trop généreux pour si peu dechose; ma politesse porte ses fruits: à l’hiver, j’obtiendrai delui quelques sacs de farine pour les pauvres. Tenez, monsieur, cesgens-là ont du cœur quand on ne le leur flétrit pas. Aujourd’hui jepense plus de bien et moins de mal d’eux que par le passé.

– Vous vous êtes donné bien du mal? dit Genestas.

– Moi, point, reprit Benassis. Il ne m’en coûtait pas plus dedire quelque chose d’utile que de dire des balivernes. En passant,en causant, en riant, je leur parlais d’eux-mêmes. D’abord ces gensne m’écoutèrent pas, j’eus beaucoup de répugnances à combattre eneux: j’étais un bourgeois, et pour eux un bourgeois est un ennemi.Cette lutte m’amusa. Entre faire le mal ou faire le bien, iln’existe d’autre différence que la paix de la conscience ou sontrouble, la peine est la même. Si les coquins voulaient se bienconduire, ils seraient millionnaires au lieu d’être pendus, voilàtout.

– Monsieur, cria Jacquotte en entrant, le dîner serefroidit.

– Monsieur, dit Genestas en arrêtant le médecin par le bras, jen’ai qu’une observation à vous présenter sur ce que je viensd’entendre. Je ne connais aucune relation des guerres de Mahomet,en sorte que je ne puis juger de ses talents militaires; mais sivous aviez vu l’empereur manœuvrant pendant la campagne de France,vous l’auriez facilement pris pour un dieu; et s’il a été vaincu àWaterloo, c’est qu’il était plus qu’un homme, il pesait trop sur laterre, et la terre a bondi sous lui, voilà. Je suis d’ailleursparfaitement de votre avis en toute autre chose, et, tonnerre deDieu! la femme qui vous a pondu n’a pas perdu son temps.

– Allons, s’écria Benassis en souriant, allons nous mettre àtable.

La salle à manger était entièrement boisée et peinte en gris. Lemobilier consistait alors en quelques chaises de paille, un buffet,des armoires, un poêle, et la fameuse pendule du feu curé, puis desrideaux blancs aux fenêtres. La table, garnie de linge blanc,n’avait rien qui sentît le luxe. La vaisselle était en terre depipe. La soupe se composait, suivant la mode du feu curé, dubouillon le plus substantiel que jamais cuisinière ait fait mijoteret réduire. A peine le médecin et son hète avaient-ils mangé leurpotage qu’un homme entra brusquement dans la cuisine, et fit,malgré Jacquotte, une soudaine irruption dans la salle àmanger.

– Hé! bien, qu’y a-t-il? demande le médecin.

– Il y a, monsieur, que notre bourgeoise, madame Vigneau, estdevenue toute blanche, blanche que ça nous effraie tous.

– Allons, s’écria gaiement Benassis, il faut quitter latable.

Il se leva. Malgré les instances de son hète, Genestas juramilitairement, en jetant sa serviette, qu’il ne resterait pas àtable sans son hète, et revint en effet se chauffer au salon enpensant aux misères qui se rencontraient inévitablement dans tousles états auxquels l’homme est ici-bas assujetti.

Benassis fut bientèt de retour, et les deux futurs amis seremirent à table.

– Taboureau est venu tout à l’heure pour vous parler, ditJacquotte à son maître en apportant les plats qu’elle avaitentretenus chauds.

– Qui donc est malade chez lui? demanda-t-il.

– Personne, monsieur, il veut vous consulter pour lui, à cequ’il dit, et va revenir.

– C’est bien. —Ce Taboureau, reprit Benassis en s’adressant àGenestas, est pour moi tout un traité de philosophie; examinez-lebien attentivement quand il sera là, certes il vous amusera.C’était un journalier, brave homme, économe, mangeant peu,travaillant beaucoup. Aussitèt que le drèle a eu quelques écus àlui, son intelligence s’est développée; il a suivi le mouvement quej’imprimais à ce pauvre canton, en cherchant à en profiter pours’enrichir. En huit ans, il a fait une grande fortune, grande pource canton-ci. Peut-être possède-t-il maintenant une quarantaine demille francs. Mais je vous donnerais à deviner en mille par quelmoyen il a pu acquérir cette somme, que vous ne le trouverez pas.Il est usurier, si profondément usurier, et usurier par unecombinaison si bien fondée sur l’intérêt de tous les habitants ducanton, que je perdrais mon temps si j’entreprenais de lesdésabuser sur les avantages qu’ils croient retirer de leur commerceavec Taboureau. Quand ce diable d’homme a vu chacun cultivant lesterres, il a couru aux environs acheter des grains pour fournir auxpauvres gens les semences, qui devaient leur être nécessaires. Ici,comme partout, les paysans, et même quelques fermiers, nepossédaient pas assez d’argent pour payer leurs semences. Aux uns,maître Taboureau prêtait un sac d’orge pour lequel ils luirendaient un sac de seigle après la moisson; aux autres, un setierde blé pour un sac de farine. Aujourd’hui mon homme a étendu cesingulier genre de commerce dans tout le Département. Si rien nel’arrête en chemin, il gagnera peut-être un million. Eh! bien, moncher monsieur, le journalier Taboureau, brave garçon, obligeant,commode, donnait un coup de main à qui le lui demandait, mais, auprorata de ses gains, monsieur Taboureau est devenu processif,chicaneur, dédaigneux. Plus il s’est enrichi, plus il s’est vicié.Dès que le paysan passe de sa vie purement laborieuse à la vieaisée ou à la possession territoriale, il devient insupportable. Ilexiste une classe à demi vertueuse, à demi vicieuse, à demisavante, ignorante à demi, qui sera toujours le désespoir desgouvernements. Vous allez voir un peu l’esprit de cette classe dansTaboureau, homme simple en apparence, ignare même, maiscertainement profond dès qu’il s’agit de ses intérêts.

Le bruit d’un pas pesant annonça l’arrivée du prêteur degrains.

– Entrez, Taboureau! cria Benassis.

Ainsi prévenu par le médecin, le commandant examina le paysan etvit dans Taboureau un homme maigre, à demi voûté, au front bombé,très ridé. Cette figure creuse semblait percée par de petits yeuxgris tachetés de noir. L’usurier avait une bouche serrée, et sonmenton effilé tendait à rejoindre un nez ironiquement crochu. Sespommettes saillantes offraient ces rayures étoilées qui dénotent lavie voyageuse et la ruse des maquignons. Enfin, ses cheveuxgrisonnaient déjà. Il portait une veste bleue assez propre dont lespoches carrées rebondissaient sur ses hanches, et dont les basquesouvertes laissaient voir un gilet blanc à fleurs. Il resta plantésur ses jambes en s’appuyant sur un bâton à gros bout. MalgréJacquotte, un petit chien épagneul suivit le marchand de grains etse coucha près de lui.

– Hé! bien, qu’y a-t-il? lui demanda Benassis.

Taboureau regarda d’un air méfiant le personnage inconnu qui setrouvait à table avec le médecin, et dit:

– Ce n’est point un cas de maladie, monsieur le maire; mais voussavez aussi bien panser les douleurs de la bourse que celles ducorps, et je viens vous consulter pour une petite difficulté quenous avons avec un homme de Saint-Laurent.

– Pourquoi ne vas-tu pas voir monsieur le juge de paix ou songreffier?

– Eh! c’est que monsieur est bien plus habile, et je serais plussûr de mon affaire si je pouvais avoir son approbation.

– Mon cher Taboureau, je donne volontiers gratis aux pauvres mesconsultations médicales, mais je ne puis examiner pour rien lesprocès d’un homme aussi riche que tu l’es. La science coûte cher àramasser.

Taboureau se mit à tortiller son chapeau.

– Si tu veux mon avis, comme il t’épargnera des gros sous que tuserais forcé de compter aux gens de justice à Grenoble, tu enverrasune poche de seigle à la femme Martin, celle qui élève les enfantsde l’hospice.

– Dame, monsieur, je le ferai de bon cœur si cela vous paraîtnécessaire. Puis-je dire mon affaire sans ennuyer monsieur?ajouta-t-il en montrant Genestas.

Pour lors, monsieur, reprit-il à un signe de tête du médecin, unhomme de Saint-Laurent, y a de ça deux mois, est donc venu metrouver: « Taboureau, qu’il me dit, pourriez-vous me vendre centtrente-sept setiers d’orge? – Pourquoi pas? que je lui dis, c’estmon métier. Les faut-il tout de suite? – Non, qu’il me dit, aucommencement du printemps, pour les mars. – Bien! » Voilà que nousdisputons le prix, et, le vin bu, nous convenons qu’il me lespaiera sur le prix des orges au dernier marché de Grenoble, et queje les lui livrerai en mars, sauf les déchets du magasin, bienentendu. Mais, mon cher monsieur, les orges montent, montent; enfinvoilà mes orges qui s’emportent comme une soupe au lait. Moi,pressé d’argent, je vends mes orges. C’était bien naturel, pasvrai, monsieur?

– Non, dit Benassis, tes orges ne t’appartenaient plus, tu n’enétais que le dépositaire. Et si les orges avaient baissé,n’aurais-tu pas contraint ton acheteur à les prendre au prixconvenu?

– Mais, monsieur, il ne m’aurait peut-être point payé, cethomme. A la guerre comme à la guerre! Le marchand doit profiter dugain quand il vient. Après tout, une marchandise n’est à vous quequand vous l’avez payée, pas vrai, monsieur l’officier? car on voitque monsieur a servi dans les armées.

– Taboureau, dit gravement Benassis, il t’arrivera malheur. Dieupunit tèt ou tard les mauvaises actions. Comment un homme aussicapable, aussi instruit que tu l’es, un homme qui faithonorablement ses affaires, peut-il donner dans ce canton desexemples d’improbité? Si tu soutiens de semblables procès, commentveux-tu que les malheureux restent honnêtes gens et ne te volentpas? Tes ouvriers te déroberont une partie du temps qu’ils tedoivent, et chacun ici se démoralisera. Tu as tort. Ton orge étaitcensée livrée. Si elle avait été emportée par l’homme deSaint-Laurent, tu ne l’aurais pas reprise chez lui: tu as doncdisposé d’une chose qui ne t’appartenait plus, ton orge s’étaitdéjà convertie en argent réalisable suivant vos conventions. Maiscontinue.

Genestas jeta sur le médecin un coup d’oeil d’intelligence pourlui faire remarquer l’immobilité de Taboureau. Pas une fibre duvisage de l’usurier n’avait remué pendant cette semonce, son frontn’avait pas rougi, ses petits yeux restaient calmes.

– Eh! bien, monsieur, je suis assigné à fournir l’orge au prixde cet hiver, mais moi, je crois que je ne la dois point.

– Ecoute, Taboureau, livre bien vite ton orge, ou ne compte plussur l’estime de personne. Même en gagnant de semblables procès, tupasserais pour un homme sans foi ni loi, sans parole, sanshonneur…

– Allez, n’ayez point peur, dites-moi que je suis un fripon, ungueux, un voleur. En affaire, ça se dit, monsieur le maire, sansoffenser personne. En affaire, voyez-vous, chacun pour soi.

– Eh! bien, pourquoi te mets-tu volontairement dans le cas demériter de pareils termes?

– Mais, monsieur, si la loi est pour moi…

– Mais la loi ne sera point pour toi.

– Etes-vous bien sûr de cela, monsieur, là, sûr, sûr? car,voyez-vous, l’affaire est importante.

– Certes j’en suis sûr. Si je n’étais pas à table, je te feraislire le Code. Mais si le procès a lieu, tu le perdras, et tu neremettras jamais les pieds chez moi, je ne veux point recevoir desgens que je n’estime pas. Entends-tu? Tu perdras ton procès.

– Ah! nenni, monsieur, je ne le perdrai point, dit Taboureau.Voyez-vous, monsieur le maire, c’est l’homme de Saint-Laurent quime doit l’orge; c’est moi qui la lui ai achetée, et c’est lui quime refuse de la livrer. Je voulions être bien certain que jegagnerions avant d’aller chez l’huissier m’engager dans desfrais.

Genestas et le médecin se regardèrent en dissimulant la surpriseque leur causait l’ingénieuse combinaison cherchée par cet hommepour savoir la vérité sur ce cas judiciaire.

– Eh! bien, Taboureau, ton homme est de mauvaise foi, et il nefaut point faire de marchés avec de telles gens.

– Ah! monsieur, ces gens-là entendent les affaires.

– Adieu, Taboureau.

– Votre serviteur, monsieur le maire et la compagnie.

– Eh! bien, dit Benassis quand l’usurier fut parti, croyez-vousqu’à Paris cet homme-là ne serait pas bientèt millionnaire?

Le dîner fini, le médecin et son pensionnaire rentrèrent ausalon, où ils parlèrent pendant le reste de la soirée de guerre etde politique, en attendant l’heure du coucher, conversation pendantlaquelle Genestas manifesta la plus violente antipathie contre lesAnglais.

– Monsieur, dit le médecin, puis-je savoir qui j’ai l’honneurd’avoir pour hète?

– Je me nomme Pierre Bluteau, répondit Genestas, et je suiscapitaine à Grenoble.

– Bien, monsieur. Voulez-vous suivre le régime de monsieurGravier? Dès le matin, après le déjeuner, il se plaisait àm’accompagner dans mes courses aux environs. Il n’est pas biencertain que vous preniez plaisir aux choses dont je m’occupe, tantelles sont vulgaires. Après tout, vous n’êtes ni propriétaire nimaire de village, et vous ne verrez dans le canton rien que vousn’avez vu ailleurs, toutes les chaumières se ressemblent mais enfinvous prendrez l’air et vous donnerez un but à votre promenade.

– Rien ne me cause plus de plaisir que cette proposition, et jen’osais vous la faire de peur de vous être importun.

Le commandant Genestas, auquel ce nom sera conservé malgré sapseudonymie calculée, fut conduit par son hète à une chambre situéeau premier étage au-dessus du salon.

– Bon, dit Benassis, Jacquotte vous a fait du feu. Si quelquechose vous manque, il se trouve un cordon de sonnette à votrechevet.

– Je ne crois pas qu’il puisse me manquer la moindre chose,s’écria Genestas. Voici même un tire-bottes. Il faut être un vieuxtroupier pour connaître la valeur de ce meuble-là! A la guerre,monsieur, il se rencontre plus d’un moment où l’on brûlerait unemaison pour avoir un coquin de tire-bottes. Après plusieursmarches, et surtout après une affaire, il arrive des cas où le piedgonflé dans un cuir mouillé ne cède à aucun effort; aussi ai-jecouché plus d’une fois avec mes bottes. Quand on est seul, lemalheur est encore supportable. Le commandant cligna des yeux pourdonner à ces derniers mots une sorte de profondeur matoise; puis ilse mit à regarder, non sans surprise, une chambre où tout étaitcommode, propre et presque riche.

– Quel luxe! dit-il. Vous devez être logé à merveille.

– Venez voir, dit le médecin, je suis votre voisin, nous nesommes séparés que par l’escalier.

Genestas fut assez étonné d’apercevoir en entrant chez lemédecin une chambre nue dont les murs avaient pour tout ornement unvieux papier jaunâtre à rosaces brunes, et décoloré, par places. Lelit, en fer grossièrement verni, surmonté d’une flèche de bois d’oùtombaient deux rideaux de calicot gris, et aux pieds duquel étaitun méchant tapis étroit qui montrait la corde, ressemblait à un litd’hèpital. Au chevet se trouvait une de ces tables de nuit à quatrepieds dont le devant se roule et se déroule en faisant un bruit decastagnettes. Trois chaises, deux fauteuils de paille, une commodeen noyer sur laquelle étaient une cuvette et un pot à eau fortantique dont le couvercle tenait au vase par un enchâssement deplomb, complétaient cet ameublement. Le foyer de la cheminée étaitfroid, et toutes les choses nécessaires pour se faire la barbetraînaient sur la pierre peinte du chambranle devant un vieuxmiroir accroché par un bout de corde. Le carreau proprement balayé,se trouvait en plusieurs endroits usé, cassé, creusé. Des rideauxde calicot gris bordés de franges vertes ornaient les deuxfenêtres. Tout, jusqu’à la table ronde sur laquelle erraientquelques papiers, une écritoire et des plumes, tout, dans cetableau simple auquel l’extrême propreté maintenue par Jacquotteimprimait une sorte de correction, donnait l’idée d’une vie quasimonacale, indifférente aux choses et pleine de sentiments. Uneporte ouverte laissa voir au commandant un cabinet où le médecin setenait sans doute fort rarement. Cette pièce était dans un état àpeu près semblable à celui de la chambre. Quelques livres poudreuxy gisaient épars sur des planches poudreuses, et des rayons chargésde bouteilles étiquetées faisaient deviner que la Pharmacie yoccupait plus de place que la Science.

– Vous allez me demander pourquoi cette différence entre votrechambre et la mienne, reprit Benassis. Ecoutez, j’ai toujours euhonte pour ceux qui logent leurs hètes sous des toits, en leurdonnant de ces miroirs qui défigurent à tel point qu’en s’yregardant on peut se croire ou plus petit ou plus grand que nature,ou malade, ou frappé d’apoplexie. Ne doit-on pas s’efforcer defaire trouver à ses amis leur appartement passager le plus agréablepossible? L’hospitalité me semble tout à la fois une vertu, unbonheur et un luxe, mais, sous quelque aspect que vous laconsidériez, sans excepter le cas où elle est une spéculation, nefaut-il pas déployer pour son hète et pour son ami toutes leschatteries, toutes les câlineries de la vie? Chez vous donc, lesbeaux meubles, le chaud tapis, les draperies, la pendule, lesflambeaux et la veilleuse, à vous la bougie, à vous les soins deJacquotte, qui vous a sans doute apporté des pantoufles neuves, dulait et sa bassinoire. J’espère que vous n’aurez jamais été mieuxassis que dans le moelleux fauteuil dont la découverte a été faitepar le défunt curé, je ne sais où; mais il est vrai qu’en toutechose, pour rencontrer les modèles du bon, du beau, du commode, ilfaut avoir recours à l’Eglise. Enfin, j’espère que dans votrechambre, tout vous plaira. Vous y trouverez de bons rasoirs, dusavon excellent, et tous les petits accessoires qui rendent lechez-soi chose si douce. Mais, mon cher monsieur Bluteau, quandmême mon opinion sur l’hospitalité n’expliquerait pas déjà ladifférence qui existe entre nos appartements, vous comprendrezpeut-être à merveille la nudité de ma chambre et le désordre de moncabinet, lorsque demain vous serez témoin des allées et venues quiont lieu chez moi. D’abord ma vie n’est pas une vie casanière, jesuis toujours dehors. Si je reste au logis, à tout moment lespaysans viennent m’y parler, je leur appartiens corps, âme etchambre. Puis-je me donner les soucis de l’étiquette et ceux causéspar les dégâts inévitables que me feraient involontairement cesbonnes gens? Le luxe ne va qu’aux hètels, aux châteaux, auxboudoirs et aux chambres d’amis. Enfin, je ne me tiens guère icique pour dormir, que m’importent donc les chiffons de la richesse?D’ailleurs vous ne savez pas combien tout ici-bas m’estindifférent.

Ils se dirent un bonsoir amical en se serrant cordialement lesmains, et ils se couchèrent. Le commandant ne s’endormit pas sansfaire plus d’une réflexion sur cet homme qui, d’heure en heure,grandissait dans son esprit.

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