Le Monastère des frères noirs

CHAPITRE X.

Soustrait à leurs regards par le hasard qui l’avait bien servi jusqu’à cette heure, Amédéo espéra que leur conversation peut-être l’éclairerait sur ce qu’il avait tant d’envie de savoir ; aussi prêta-t-il une oreille attentive, et son attente en partie ne fut pas déçue.

« Eh bien, Negroni, dit l’un d’entre eux, as-tu battu aujourd’hui l’estrade avec avantage ? as-tu fait quelque prise dont tu puisses te vanter ou t’applaudir ? » – « Non certes, Claudio ; et que veux-tu que nous fassions, soit dans la forêt, soit dans ses alentours. Depuis que le diable, sous la figure des révérends Frères Noirs est venu habiter le monastère de Santo Génaro, la frayeur s’est partout répandue ; un voyageur illustre ne s’exposerait plus à traverser la forêt sombre ; et, s’il s’y trouve par fois quelque téméraire, ce ne peut être jamais qu’un misérable villageois ; aussi n’est-ce plus dans ce lieu mais bien au loin que les bons coups sont à faire.

Claudio répartit : « De mon côté j’ai été plus heureux ; je viens de rencontrer une troupe de gendarmes, ayant à leur tête un vieux baron, qui côtoyait la forêt et n’avait garde d’oser pénétrer dans son enceinte ; j’étais seul, séparé même de tous nos camarades par d’assez longues distances, de manière qu’il fallait, ou me cacher, ou feindre ; j’ai pris ce dernier parti ; je me suis présenté sans affectation dans le chemin suivi par le signor, et lui, dès qu’il m’a aperçu, a commandé à ses gens une évolution militaire, et l’on a fondu sur moi. Dans le premier moment où je les ai vus venir à bride abattue, j’ai presque eu peur ; car enfin je ne pouvais pas savoir s’ils n’avaient pas reçu l’ordre de m’assommer avant d’entrer en explication ; mais je n’ai point tardé à reconnaître que j’avais mal pris la chose ; on ne voulait de moi qu’un simple renseignement.

» Monsignor le marquis Mazini, car ce vieux noble a eu grand soin de se nommer, m’a appris qu’il était à la recherche de deux de ses neveux, le baron Amédéo Grimani, et le marquis Lorédan Francavilla, baron d’Altanéro ; ces deux signors avaient disparu dès l’avant dernière nuit, et on était fort en peine sur leur compte ; on soupçonnait notre maître sans le désigner cependant, puisqu’on ne le connaît pas, d’avoir fait ce beau coup. »

Vous pensez, compagnons, que je n’ai pas tardé à savoir de quoi il s’agissait ; je n’avais pas oublié encore que je faisais partie de la bande introduite si subtilement dans les murailles d’Altanéro, le jour où le marquis Lorédan en prenait possession ; et où, j’ose dire, nous fîmes une si belle peur à lui et à tous ses honorables convives ; je ne doutais donc pas que le vieux marquis n’eut, du premier coup, deviné l’affaire, et que ses chers parens, comme il les désignait, ne fussent tombés en effet dans quelques-uns de nos pièges ; en conséquence, je jugeai nécessaire, plus que jamais, de feindre ; car, voyez-vous, ces gens-là étaient si animés qu’ils eussent pu avoir l’incivilité de me pendre sur l’heure, s’ils m’avaient par hasard soupçonné.

» Signor marchése, ai-je dit, je ne sais ce qui depuis hier à quatre heures de l’après-midi, a pu arriver à leurs excellences les marquis Francavilla et baron Grimani ; je puis seulement vous donner l’assurance qu’à ce moment ils jouissaient d’une parfaite santé ; je les ai vus tous les deux montés chacun sur un cheval de prix ; mais, il est vrai, sans suite aucune ; je sortais de la forêt, portant ma provision de bois accoutumée (il faut bien l’y aller chercher puisque le besoin nous y force, quoique nous y soyons assaillis sans cesse par des brigands et par des lutins) ; lorsque ces seigneurs sont passés devant moi. « Vilain, m’ont-ils dit, connais-tu une route sûre et qui abrège le chemin au travers de cette forêt ; nous allons à Taormina, nous sommes pressés, et nous ne voudrions pas allonger notre course ? »

» Excellences, leur ai-je répondu, quand je saurais mille sentiers qui pussent abréger de plus de la moitié la route que vous avez à faire, je me garderais bien de vous les faire connaître, ne voulant pas être la cause infaillible de votre malheur. Gardez-vous d’entrer dans ces bois maudits, si par hasard vous tenez à la vie.

» Il y a donc, l’un d’eux m’a-t-il répliqué, quelque vérité au milieu des contes qu’on nous en fait sans cesse ?

» Ma foi, excellence, je voudrais bien que tout en fût mensonge, car je n’aurais pas eu ce matin la douleur de rencontrer le cadavre d’un pauvre voyageur, auquel des démons ou des sorciers sans doute, ont arraché le foie et le cœur ; je l’ai trouvé tout palpitant encore, et voilà le sort déplorable qui nous attend, nous qui, journellement, fréquentons la forêt.

» Ce discours, signor marchèse, ai-je dit au vieux baron, a fait impression sur les deux gentilhommes ; ils m’ont donné cette pièce d’argent, et ils ont chevauché tout le long de la lisière de la forêt.

» Vous devez croire, camarades, que j’ai cherché à mettre dans mon récit une entière apparence de vérité ; j’ai su si bien faire que ce signor y a été pris.

» Voilà, s’est-il écrié, une bien bizarre envie, d’aller à Taormina sans en rien dire à personne ; à courir sans suite dans un pays aussi dangereux ; mais puisque, grâce à cet honnête vilain, nous sommes un peu rassurés sur les craintes que nous pouvions avoir, je vais m’en revenir à Altanéro ; et vous, s’est-il adressé à un officier de sa suite, continuez à cheminer avec six de vos gendarmes, et arrivez jusques à Taormina pour servir au retour d’escorte à ces imprudens.

» Puis se tournant vers moi, il m’a donné pour mes bons renseignemens cinq grosses pièces d’or ; je me suis jeté à genoux devant lui ; je l’ai appelé le bienfaiteur de ma pauvre famille ; enfin j’ai si bien joué mon rôle qu’il m’a pris pour un villageois des environs. Je ne vous parle pas de toutes les histoires que je leur ai contées sur la forêt ; aussi il n’y en a pas un seul d’entre eux qui osât s’y introduire, à moins que ce ne fût en la compagnie d’une armée.

» Voilà le récit de mon aventure ; je ne veux pas tarder à aller au monastère pour en faire part ; je suis seulement surpris que si le baron d’Altanéro a été enlevé, on ne m’ait point mis dans la confidence de cette expédition. Quels sont donc ceux des nôtres qui en ont été chargés ? »

Plusieurs voix s’élevèrent pour dire unanimement : « Ce n’est pas moi, ni tel, ni tel. » Enfin on passa en revue tous les bandits qu’on y eût pu employer, et comme on savait où ils avaient passé la journée, il fut clairement prouvé que si Lorédan et Amédéo avaient disparu, ce ne pouvait être par l’effet d’une entreprise dirigée par le chef de la bande, ce point arrêté, la conversation ne tomba pas ; on se mit à conjecturer au sujet de la disparition de Francavilla ou de son voyage mystérieux. Un des bandits prenant la parole, prouva qu’il en avait presque deviné le véritable motif.

« Ce signor, qui est parti sans en rien dire à personne, ne serait-il pas guidé dans son voyage par l’envie de savoir ce qu’est devenue la jeune fille que nous enlevâmes si brusquement sous ses yeux ; Peut-être, à l’exemple des anciens preux normands, dont Orphano nous chante quelquefois les aventures, il est en course pour retrouver cette innocente beauté. » À ces mots la bande éclata de rire, et Amédéo, comme on le doit présumer, redoubla d’attention ; car enfin on venait de parler de ce qui pouvait l’intéresser davantage en ce moment ; il voyait avec peine l’effroi de son oncle, et l’inquiétude des amis et des vassaux de Lorédan ; mais tous ces chagrins étaient effacés par l’espérance d’en apprendre davantage sur le compte de la villageoise.

« Parbleu, dit le brigand qui s’appelait Négroni, ce doit être une chose plaisante que de voir ce vaillant chevalier parcourir peut-être toute la Sicile sans se douter que près de lui repose l’objet de tant de sollicitude.

– « Quoi ! reprit un interlocuteur, est-ce que la jeune fille ne serait pas dans cette tour, dit-il en désignant la forteresse. »

– « Eh ! qui te fait présumer le contraire, misérable scélérat, dit Négroni ; crois-tu que nous ayons des prisons dans toute l’étendue de l’île ; les nôtres sont assez grandes, assez cachées sans avoir besoin d’en chercher ailleurs. Mais n’avez-vous pas tous achevé votre repas ? qui vous retient ici encore, la fainéantise, le benne detto par mente ; allons, allons, que chacun revienne à ses travaux, et toi, Claudio, va au monastère instruire le père abbé de la sortie de son ennemi ; il est possible qu’il ne le sache pas, quoique je parierais bien que d’autres plus alertes lui en ont déjà donné la nouvelle. »

Les bandits allaient se séparer, lorsque tout-à-coup les sons d’une guitare se firent entendre ; ils partaient de l’intérieur de la tour, et semblaient être le prélude de quelque chant.

« Ah ! ah ! dit un Brigand, voilà du fruit nouveau, et depuis quel temps donne-t-on à nos prisonniers les moyens de faire de la musique ? ne craint on pas qu’elle ne soit entendue par quelque voyageur ? »

– « Je doute, répliqua Négroni, qu’il se trouve un homme assez hardi pour s’aventurer, particulièrement dans cette partie de la forêt ; elle est trop redoutée, et d’ailleurs qu’importe ce qu’on pourrait entendre, nul n’aura envie de lier conversation avec le musicien ; si la chose par elle-même était possible, on croirait trop devoir s’attendre aux réponses d’un farfadet. »

– « Cependant si un chevalier plein de courage passait par ici ; le penses-tu impossible ? »

– « Non, mais notre maître l’a voulu, il cherche à complaire à notre belle prisonnière, et oublie peut-être en sa faveur les règles de la prudence accoutumée. »

Ces mots terminés, les brigands, peu curieux de musique, se séparèrent, et Amédéo respira enfin. Les paroles qu’il venait d’entendre, la certitude qu’une belle prisonnière pleurait dans ces murailles voisines, et plus encore l’annonce que l’abbé voulait se rendre agréable à celle qu’il détenait, le plongèrent dans une inquiétude étrange ; il tremblait que l’amour ne se fût élevé dans le cœur d’un méprisable scélérat, et que sa belle inconnue ne fût l’objet de cette passion criminelle. Cependant la guitare ne cessait de se faire entendre ; bientôt une voix éclatante se joignit aux sons de l’instrument, et elle chanta l’hymne suivante, expression certaine de ses mélancoliques pensées.

Sacré flambeau du jour, soleil, par ta présence,

Mon cœur flétri long-temps échappe à ses ennuis ;

Quand je puis te revoir je trouve l’existence.

Et ma peine renaît alors que tu t’enfuis.

En de sombres cachots en leur nuit désastreuse,

Alors que l’infortune y gémit dans les fers,

Ton absence est pour elle une mort douloureuse,

Et son deuil est celui que porte l’univers.

Elle rêve à l’instant où ranimant le monde,

Tel qu’un géant superbe, en ton cours radieux

Tu lances des flots d’or de ta clarté féconde,

Ou père des saisons, tu régnes dans les cieux.

Oh ! qu’il voudrait le cœur, en sa pénible attente,

Pouvoir, près d’un ruisseau, sous un ombrage frais,

S’animer aux rayons de ta flamme vivante,

Et s’ouvrir au plaisir en voyant tes attraits.

Mais non… de tristes murs, l’obscurité sans terme,

Un air toujours épais, les traits d’un froid perçant,

Augmentent les horreurs du cachot qui l’enferme,

D’où, pour comble de maux, le soleil est absent.

Oh ! qu’il est grand celui dont la bouche puissante,

T’ordonne de jaillir du chaos ténébreux,

Celui qui te frayant ta course étincelante,

Sema de tes rivaux les abîmes des cieux.

Qu’il vienne à mon secours, que ce dieu me permette

De pouvoir librement jouir de ta chaleur,

Et que je puisse enfin, sortant de ma retraite,

En reprenant l’espoir retrouver le bonheur.

Les différentes émotions par lesquelles Amédéo avait successivement passé depuis quelques jours, n’étaient en rien comparables à celle qu’il éprouva dans ce moment ; le ravissement inexprimable dans lequel le jeta la voix harmonieuse qui venait de faire entendre ce chant ; la certitude presque complète de l’avoir reconnue pour celle de la jeune villageoise, le transportèrent dans un autre monde ; il se jura à lui-même, avec une impétuosité sans pareille, d’employer tout son pouvoir, toutes ses forces, toutes celles de ses amis, pour forcer les murailles de cette prison ; mais il voulut essayer s’il ne lui serait pas possible de parvenir à se faire voir de la pauvre recluse ; et, oubliant toute prudence, il sortit de sa retraite, et s’avança jusqu’au bord du premier fossé ; là, tournant de tous côtés, il chercha à faire quelqu’importante découverte ; mais la chanteuse s’était apparemment retirée, et nulle figure humaine ne se présentait aux créneaux ou aux fenêtres de la tour.

Amédéo, plus impatient, se préparait à pousser plus loin sa dangereuse entreprise, lorsqu’il se sentit frapper rudement sur l’épaule ; il se retourna avec vivacité, et se trouva en face d’un brigand armé d’une longue épée, d’un casque et d’un bouclier. « Hola ! oh ! pélerin, lui cria le nouveau personnage, que fais-tu ici ? et qu’as-tu à démêler avec les prisonniers enfermés dans cette tour ? »

À cette interrogation imprévue, Grimani connut son tort ; il chercha à y donner du remède en disant, qu’égaré dans sa promenade, il était venu jusqu’à ce lieu, et que là, attiré par une musique et une voix charmante, il avait eu la curiosité bien naturelle de chercher à découvrir qui pouvait chanter ainsi. Mais, puisque, ajouta-t-il, on méfait un crime de cette action, je me retire et j’avoue mon imprudence. – Alte-là, lui dit le brigand d’une voix plus menaçante encore, je n’ai pas rempli tout mon devoir ; je dois, pour obéir aux ordres qui me sont donnés, frapper de mort tout téméraire qui, venant dans ce lieu, y surprendrait les mystères dont on veut interdire la connaissance ; tu l’as fait, malheureux, ainsi prépare-toi à mourir ; je veux bien, par pitié pour ton âme, te donner le temps de te recommander à ton saint patron ; prie-le bien, mets toi à genoux, et songe que tu ne te relèveras plus. » À ces épouvantables paroles, Amédéo n’eut garde de répondre par des supplications ; paraissant se résigner à sa triste destinée, il exécuta l’ordre que lui intimait Négroni, dont il avait reconnu la voix ; il se mit dans la posture commandée, mais en même temps, et par un mouvement rapide, à l’instant où le bandit élevait son glaive, Amédéo, plus prompt que l’éclair, dégage sa courte épée du fourreau caché sous sa tunique, et la plonge dans le cœur de l’assassin, qui tombe sur le sable sans pouvoir achever le blasphème qu’il avait commencé de proférer.

Après une action semblable, les momens étaient précieux ; il y avait à craindre que le brigand ne fût pas seul, et que quelqu’un de ses camarades n’accourût pour venger sa mort. Amédéo, inspiré par une subite idée, saisit le cadavre de son lâche ennemi, et le traîna dans le fossé plein d’eau, où il ne tarda pas à disparaître ; il y jeta également ses armes ; et, ce soin pris, vaincu par le désir impérieux de se conserver pour travailler à la délivrance de sa belle, il se décida à retourner dans le monastère des Frères Noirs.

Amédéo avait d’ailleurs le dessein de prévenir Lorédan, des démarches faites par leur oncle pour les retrouver, et de lui raconter aussi tout ce qui lui était arrivé ; il était de plus inquiet des nouvelles portées sans doute par les brigands au monastère, et, maintenant que le lieu où la villageoise était renfermée lui était connu, il croyait ne rien avoir à faire dans les murs de Santo-Génaro. Cependant il ne s’éloigna pas de cette place fatale sans avoir adressé ses remercîmens à la providence ; et, ayant rempli ce soin pieux, il reprit le chemin du couvent.

Il n’avait plus à franchir que l’espace situé devant la colline sur laquelle s’élevait le monastère, lorsqu’il vit venir à lui Jacomo. « Grâce immortelle soit rendue à mon saint patron, dit celui-ci en apercevant Amédéo, de vous rencontrer après tant de recherches ; venez, suivez-moi ; n’avancez pas du côté de la tour de garde, ou vous êtes perdu ; il n’y a plus rien à faire pour vous dans cette demeure ; et, puisque vous êtes dehors, perdez l’envie d’y rentrer. »

Amédéo, vivement surpris d’une phrase pareille, allait questionner Jacomo ; mais celui-ci le prévenant : « Prenez, lui dit-il, sans tarder d’une minute, prenez ce manteau, ce capuce et cette ceinture, enfin endossez le costume des Frères Noirs ; il n’est pour vous de salut que dans leur uniforme, et vous avez tout à craindre si vous tardez d’un moment. »

Grimani, malgré son étonnement et sa ferme résolution de retourner encore au lieu où se trouvait Lorédan, crut pouvoir, sans se compromettre, céder aux désirs du bandit ; et, en peu de momens, il eut revêtu les livrées d’une odieuse association. Ce soin rempli, il allait faire part de sa résolution, lorsque Jacomo, le prenant par le bras, voulut le faire pénétrer plus avant dans les épaisseurs de la forêt.

« Je ne vous suivrai pas, lui dit Amédéo, je veux et je dois retourner auprès de mon frère malade. Je ne vois point le motif qui peut vous engager à vous jouer de moi ; car pourquoi me faire prendre ce costume, et que peut avoir à redouter un pauvre pélerin tel que moi. »

– « Je mécontenterais, pour le reste de ma vie, répliqua Jacomo en souriant, de ressembler en tout au pauvre pélerin qui me parle ; mais, saint homme, votre rôle est fini dans le couvent ; il n’y ferait pas bon pour vous ; d’ailleurs vous n’y rentreriez point : l’ordre est déjà donné, à la tour de garde, de se saisir de votre personne si vous vous y présentiez. Il est survenu de belles affaires depuis que vous êtes parti ; et il se passerait plus d’une heure avant que je pusse vous les toutes raconter. »

Une pensée occupait Amédéo : le danger que courait peut-être Lorédan ; il s’en expliqua avec toute la chaleur d’une belle âme, et ses expressions touchèrent le cœur du bandit. « Allons ! allons ! lui dit-il, s’il y a du danger, les choses ne sont pas aussi fâcheuses que vous pouvez le craindre, et voici un papier dont la lecture vous rassurera peut-être, si vous voulez la faire. »

En parlant ainsi, Jacomo tira de son sein une lettre ; et Amédéo la saisissant avec empressement, reconnut, au premier coup d’œil, qu’elle avait été écrite par la même main qui avait tracé le billet remis à Lorédan par la figure mystérieuse ; elle contenait ces mots : « Les événemens se pressent, et deux personnes sont plus difficiles à sauver qu’une seule ; puisque la providence vous a conduit hors de Santo-Génaro, il n’est plus convenable que vous y reveniez ; soyez sans inquiétude sur le sort de votre frère. Un ami ! un ami qui lui fut bien cher veille sur lui au péril de sa vie ; suivez le guide qu’on vous donne, allez avec lui dans la cabane de Stéphano ; et si, dans vingt-quatre heures, je ne vous fais rien savoir de nouveau, vous pourrez alors, à l’aide de votre déguisement, vous rendre au château d’Altanéro ; là votre frère ne tardera pas à vous rejoindre. »

Grimani, malgré l’impulsion secrète de son cœur, se crut dans l’obligation de suivre les avis de leur protecteur invisible. Il dit donc à Jacomo qu’il était prêt à le suivre ; et tous deux s’acheminèrent vers la demeure de Stéphano. Notre héros eut bien voulu que la route à suivre les conduisît à la forteresse solitaire ; il chercha même à diriger leurs pas de ce côté ; mais le bandit lui fit observer qu’il connaissait mieux les chemins par où l’on devait passer, et lui fit prendre des sentiers qui l’en éloignaient.

« Pressons-nous, lui dit-il, signor, j’ai hâte de vous déposer en lieu de sûreté ; et je craindrais beaucoup si nous étions rencontrés par les postes avancés de nos gens ; ils passent le jour et la nuit à rôder dans la forêt, et leur pénétration est difficilement mise en défaut : il y a surtout un certain Négroni qui devine, à la seule inspection des personnes, leur profession ou le rang par elles occupé dans le monde ; il est brutal à plaisir, et c’est pour lui une satisfaction que de faire couler le sang. Dieu nous garde d’être abordés par lui. »

Amédéo eût pu facilement rassurer son conducteur sur la crainte qu’il témoignait d’être aperçu par ce Négroni ; mais il ne connaissait pas encore assez ce bandit pour lui faire une telle confidence ; il se contenta de sourire intérieurement, en songeant que du moins il n’avait frappé qu’un scélérat détestable. Cependant, puisqu’il se trouvait seul avec Jacomo, il crut pouvoir lui demander s’il avait connaissance des personnes renfermées dans la prison isolée, et si la jeune fille enlevée l’avant-veille n’y avait pas été emmenée.

Jacomo répliqua que, n’ayant pas été de cette expédition, il ne pourrait savoir ce que cette fille était devenue, et que, n’ayant jamais été introduit dans la forteresse, il ignorait le sexe et le nom de ceux qu’on y renfermait.

Grimani, fâché de voir que son conducteur prétendît ignorer une chose pareille, lui dit : « Vous ne nierez pas également que vous ne connaissiez celui qui persécute le marquis Francavilla.

– « Oh ! pour cela, répartit Jacomo, en devenant votre guide je ne vous ai pas pris pour mon confesseur ; je suis chargé de vous mener sans malencontre chez mon ami Stéphano ; vous rendrez témoignage, quand il en sera temps, si je me suis bien acquitté de cette commission ; mais, par mon saint patron, n’exigez pas plus de moi ; je ne suis pas à votre solde ; j’appartiens à qui me paie ; et, nous autres bandits, nous avons aussi notre fidélité. »

– « Si, par une forte somme, je pouvais vous attirer à mon parti, reprit vivement Amédéo, je vous en promettrais une qui surpasserait votre espérance. »

– « Signor, répliqua Jacomo froidement, ne proposons pas aux gens qui nous servent de les acheter contre l’intérêt de leur bienfaiteur. Ne devez-vous pas craindre, si j’étais accessible à l’appât du gain que vous m’offrez, que je ne le fusse également à celui d’une plus forte somme, proposée par votre ennemi. »

Amédéo demeura frappé d’une pareille réponse, sortie surtout de la bouche d’un tel brigand, et il admira qu’une vertu se fût établie dans une âme de cette sorte.

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