Le Monastère des frères noirs

CHAPITRE XI.

Après la dernière réponse que nous avons rapportée au précédent chapitre, Grimani ne se flatta plus de diriger à son gré le bandit, son conducteur ; il jugea dorénavant convenable de ne plus faire de nouvelles tentatives pour le gagner, et il se plut dans l’espérance que Stéphano parlerait plus facilement, ou ferait parler Jacomo ; tandis qu’il roulait ces pensées dans sa tête, il entendit dans les halliers un bruit assez fort, suivi de deux coups de sifflet aigus.

« Diantre, se mit à dire Jacomo, voici peut-être Négroni, ou quelqu’autre de cette trempe ; à toutes les questions qu’on pourrait vous faire, enveloppez-vous dans une réserve prudente ; songez que vous êtes un novice du monastère, et que vous allez remplir une mission par ordre du père prieur ; mais j’oubliais la première chose à vous apprendre, le mot d’ordre.

– « Je crois le savoir, répliqua Grimani, il y a dans Santo Génaro des gens qui avaient en moi plus de confiance que vous n’en avez témoigné ; ne sont-ce pas les mots sinistres : À toi, marquis Francavilla, à toi !

 « C’est justement cela ; mais tenez-vous ferme ; voici nos ennemis, et c’est Michalo qui est à leur tête. »

Amédéo vit en même temps déboucher de l’épaisseur du taillis quatre brigands à figures atroces qui, à la vue des deux voyageurs cachés sous le costume des Frères Noirs, s’approchèrent d’eux, et s’arrêtant, ils s’écrièrent : « Vengeance et secret.

 » À toi, marquis Francavilla, à toi ! » repartit Jacomo, tandis que Grimani, troublé de cette rencontre imprévue, et indigné à l’aspect de ces méprisables ennemis, oublia de répondre comme son conducteur, et demeura dans un profond silence.

« Par Santa Rosalia, s’écria le chef des bandits, c’est, je crois, le révérendissime père Jacomo qui me fait l’honneur de me répondre ; et où va-t-il avec ce digne religieux, qui a cru compromettre sa dignité en ne nous répondant pas comme il aurait dû le faire.

– » Tu ne te trompes pas, Michalo, c’est Jacomo qui te parle ; mais je n’ai pas l’honneur de faire partie des confrères noirs, je me contente comme toi d’être à leur solde ; il n’en est pas de même de mon compagnon ; c’est un jeune homme d’une haute espérance, particulièrement protégé du père prieur, et chargé, en ce moment, d’une mission qui réclame toute son adresse, et qui, sans doute, occupe toute son attention.

– » A-t-elle, reprit Michalo, quelque rapport avec le château d’Altanéro ? Tout est dans la confusion dans cette superbe demeure ; l’oiseau a ma foi déniché ; le seigneur Lorédan est en course aussi lui, et nul de nous ne l’a rencontré encore ; tous les nôtres le cherchent avec soin ; car elle est bonne, la récompense que le père abbé nous a fait promettre par l’organe du père prieur, pour celui qui mettrait la main sur cet illustrissime personnage.

– « En tous cas, répartit Jacomo, le père prieur a pris sur lui la parole qu’il vous a donnée ; car depuis ce matin l’abbé a quitté le monastère pour aller à Taormina, avant que Claudio nous apportât la nouvelle de la sortie subite et de la disparition du marquis. »

Durant toute cette conversation Grimani n’était pas à son aise ; il bouillait d’indignation contre ses atroces persécuteurs ; et la dissimulation qu’il gardait lui paraissait affreuse ; mais il n’était pas au bout de ses angoisses ; un nouvel incident allait les augmenter. Un cri rauque partit non loin du lieu où Amédéo se trouvait ; les brigands répondirent à cet appel, et l’un d’eux s’écria : « Voilà le signal de détresse, pressons-nous, camarades, de courir vers celui qui nous demande assistance. » Il dit, et tous s’élancent à la fois ; Jacomo ne veut pas être le dernier ; Grimani se voit contraint à les suivre. Appelés par les cris, se répétant d’intervalle en intervalle, la troupe arriva auprès de la rivière qui serpentait dans la forêt ; là, elle trouva un bandit qui, donnant les marques d’une vive désolation, venait de tirer du cours de l’eau le cadavre d’un homme nouvellement tué… Chacun le reconnut : c’était celui de Négroni !

À cette vue, une clameur générale s’éleva ; Négroni était considérable parmi les brigands ; sa bravoure, sa férocité le rendaient précieux à cette foule criminelle ; il ne s’en trouva pas un qui ne jurât de venger sa mort. Ils se répandirent à ce sujet en d’horribles imprécations ; tous, par un mouvement spontané, tirèrent leurs sabres et les plongèrent tour à tour dans la large blessure qui avait enlevé la vie à leur camarade, les teignirent de son sang, et jurèrent par l’enfer de ne point demeurer tranquilles avant d’avoir effacé ce sang par celui du meurtrier.

On doit croire que Grimani ne pouvait se trouver à son aise ; lui seul par bonheur n’avait point d’armes ; sa courte épée, cachée sous sa tunique et recouverte par la robe ample des Frères-Noirs, était invisible, et il n’avait pas envie de la montrer ; car elle était encore teinte de ce sang qu’on promettait de venger. Il remarqua avec surprise que Jacomo paraissait autant acharné que les autres contre le meurtrier de Negroni, et il se félicita de ne point s’être ouvert à lui.

Cependant les conjectures naissaient en foule ; les bandits cherchaient à deviner l’auteur de cette mort ; on rejeta d’une voix unanime la possibilité d’un duel par suite d’une querelle entre Négroni et l’un de ses camarades ; et, en même temps, on décida qu’il n’avait pu succomber que sous les coups d’un ennemi, et tous à la fois désignèrent Lorédan ; lui seul, disaient-ils, pouvait avoir l’audace de parcourir la forêt ; et sa vaillance, fameuse par toute la Sicile, permettait de croire qu’il eut été le vainqueur de Négroni ; dès-lors on ne douta pas qu’il ne fut dans ce lieu, et l’on parla de se séparer pour mieux le rencontrer, et pour le combattre.

L’un des brigands s’adressant à Amédéo : « Frère, lui dit-il, si vous êtes un des disciples du père prieur, vous devez plus que tout autre apprécier la perte qu’il vient de faire ; le brave Négroni était son bras droit, celui qu’il chargeait de toutes ses commissions les plus hasardeuses ; celui qui le servait dans ses haines ou dans ses plaisirs. »

Grimani, malgré sa répugnance à prendre sa part d’une pareille conversation, crut, dans cette circonstance, où on lui parlait directement, ne pouvoir, sans danger et sans éveiller les soupçons, garder plus long-temps le silence : « Je savais, dit-il, le cas que mon protecteur faisait de celui que vous pleurez, et je ne doute pas de la peine extrême que cette mort pourra lui causer.

« – Quant à toi, Jacomo, dit l’un de la troupe, le soin de la vengeance te regarde d’une façon plus particulière ; une fraternité d’âme, une amitié indissoluble, telle que de braves gens comme nous savent former, t’unissaient à lui ; ce sang te dicte ton devoir, et tu verseras celui de l’assassin, ou tu perdras ton honneur, auquel tu dois plus tenir qu’à la vie. »

« – Je sais ce que je dois faire, repartit brusquement Jacomo, et nul ne se plaindra de ma conduite. » En l’entendant ainsi parler, en apprenant quel nœud le liait à Négroni, Amédéo se sentit agité ; il craignait que, par une trahison le bandit ne signalât sa première vengeance, et à chaque moment il attendait que Jacomo, lui arrachant son capuce, le livrât à la colère de ces infâmes scélérats ; il n’en fut rien ; et Jacomo parut impassible.

Cependant on se consultait pour effectuer de promptes recherches ; chacun jugeait que le vainqueur de Négroni ne devait pas être loin : le cadavre conservait encore une apparence de chaleur. Plusieurs dirent qu’il fallait aller vers la demeure de Stéphano, où peut-être le marquis Lorédan se serait retiré ; Amédéo en frémissait déjà, sachant que c’était le lieu choisi par leur mystérieux protecteur, pour le réunir à son cousin ; et que s’il était presqu’impossible d’y parvenir sans rencontrer une troupe de brigands de garde, à plus forte raison, le péril devenait plus imminent, si, pour chercher le meurtrier de leur camarade, ils s’y dirigeaient pour en fouiller l’intérieur, et en surveiller les alentours.

Jacomo ne le laissa pas long-temps dans cette crainte : « Compagnons, dit-il, je marche précisément dans la route qui mène à cette cabane, et je me charge du soin de prendre, auprès de Stéphano, tous les renseignemens nécessaires. Qui sait, peut-être n’en aurai-je pas besoin ; peut-être Négroni sera-t-il vengé avant que je parvienne à la maison isolée. »

Il y avait dans l’accent qu’il mit à prononcer ces paroles, quelque chose d’âpre et de dur qui fit tressaillir Amédéo ; il songea que Jacomo le soupçonnait peut-être, et qu’il se réservait la satisfaction de l’assassiner lorsqu’ils se seraient éloignés du groupe ; cette pensée le frappant, il se promit de se tenir sur ses gardes, et de ne point perdre de vue les mouvemens de son conducteur.

Les brigands enfin se séparèrent, et l’un d’eux reçut la mission de courir au monastère, donner au père prieur la nouvelle du trépas de son principal satellite, et de la croyance générale où l’on était que Lorédan devait en être coupable ; ils en étaient si bien convaincus, qu’en se séparant ces misérables s’écrièrent à plusieurs reprises et comme pour mieux s’animer : Mort à l’assassin de Négroni : à toi, marquis Francavilla, a toi ! Ce cri sinistre fut, dans le lointain, répété par cent voix diverses, et Amédéo acquit la pénible certitude qu’il était environné des ennemis de son cousin.

Cependant Jacomo s’était mis à cheminer, et Grimani dut le suivre. Un profond silence régnait entre les deux personnages, et l’intrépide Amédéo réfléchissait aux paroles de vengeance prononcées par le bandit ; il avait honte de paraître le craindre, en ne se faisant pas connaître pour le meurtrier de Négroni, et ce sentiment, devenant le plus fort dans son cœur, il s’arrêta tout-à-coup, et saisissant Jacomo par sa robe, il lui dit de s’arrêter aussi.

« Non, répliqua le brigand, nous ne sommes pas en lieu commode pour nous parler ; des indiscrets pourraient ici nous interrompre ; mais à quelques pas je vous entendrai d’abord, et puis vous m’écouterez ensuite ; car moi aussi je prétends vous parler. »

Un nouveau silence suivit cette briève réponse, et Amédéo vit bien qu’un grand événement allait se passer. Son conducteur le mena vers une masse de rochers s’élevant sur la gauche de leur route ; ils passèrent, pour y parvenir, au travers d’épais buissons où nul sentier n’était tracé ; Jacomo gravit les pointes saillantes de la montagne, imité par Grimani ; et enfin, après un quart-d’heure d’une marche pénible, ils arrivèrent dans une petite enceinte de cent pas en carré, entièrement environnée d’une muraille naturelle, excepté vers l’occident, où une fissure assez large ouvrait un passage. Les deux voyageurs parvinrent à cette place en descendant le long des anfractuosités des rochers ; ce lieu semblait propre à une conférence secrète, car il était physiquement impossible d’être aperçu, ou même soupçonné de qui que ce fût.

Jacomo s’assit tranquillement sur une pierre isolée, et de la main invita Grimani à suivre son exemple ; mais celui-ci, dont la défiance s’augmentait à la vue de l’enceinte où on l’avait amené, se refusa à condescendre aux désirs du bandit. « Hé bien, lui dit alors celui-ci, vous avez à me parler, me voilà tout prêt : je vous écoute :

– » Vous avez juré, lui répliqua Amédéo, de tirer vengeance de la mort de votre frère de choix ; connaissez-vous son meurtrier ? »

– « Je soupçonne que je le connais ; mais n’importe, je ne suis pas fâché d’acquérir une entière conviction à cet égard.

– « Eh bien, Jacomo, c’est moi. »

– « Tant pis ; je voudrais que ce fût plutôt un autre ; j’avais promis de veiller sur vous. »

– « Votre compagnon voulut avec férocité m’arracher la vie, parce que j’errais autour de la petite forteresse, où les Frères Noirs gardent leurs prisonniers. »

– « Qu’aviez-vous à vous plaindre, il faisait son devoir : j’en eusse fait de même à sa place. »

– « Je l’ai prévenu ; et ce glaive, continua Amédéo en montrant son épée, lui a donné le coup mortel. »

– « Grâce à mon saint patron, répliqua Jacomo, vous venez de m’ôter une grande peine ; je ne vous croyais pour toute arme qu’un seul poignard, et alors le combat eût été inégal, et j’en aurais eu du regret ; mais, puisque vous êtes armé comme moi, me voilà tranquille. Si j’eusse ressemblé à tous mes camarades, je fusse tombé sur vous lorsque j’étais dans leur compagnie, et vous eussiez été bientôt expédié ; je n’ai eu garde de le faire ; car enfin j’avais promis de vous conduire chez Stéphano, et je devais tenir ma promesse ; si je vous dois justice, je dois vengeance aux restes de Négroni et voici le meilleur endroit pour vider cette affaire. Je ne me crois pas invincible, et certes, vous ne devez pas être un homme ordinaire puisque vous avez immolé le premier de la troupe ; si par hasard je succombe encore sous vous, prenez cette route ; passez à travers ces rochers séparés ; à cent pas d’ici vous trouverez la cabane de Stéphano ; si, au contraire, je suis assez adroit pour vous arracher la vie, j’y porterai votre corps inanimé ; ainsi, de façon ou d’autre, mon serment sera tenu ; ne vous en prenez qu’à vous-même si je ne vous y mène pas de la façon la plus agréable ; mais puisque le fer est chaud, il faut le battre : allons, mettez-vous en garde, et préparez-vous. »

Amédéo, dont le cœur généreux était susceptible des plus nobles sentimens, ne put s’empêcher d’admirer la conduite du brigand ; il y trouvait une sorte d’héroïsme barbare, digne d’une meilleure cause ; et cependant, inaccessible à la crainte vis-à-vis d’un ennemi qu’il pouvait espérer de vaincre, il se prépara à répondre à son appel.

L’avantage était balancé entre les deux combattans ; Jacomo, plus fort, plus robuste qu’Amédéo, avait pour lui sa taille élevée, son poignet vigoureux et son intrépidité féroce ; Grimani, plus leste, plus adroit, se servait avec agilité de son arme, ayant appris de l’art les moyens de s’en servir ; tous deux déployèrent dans cette lutte, qui devait finir par la mort de l’un ou de l’autre, tout ce qu’ils savaient de précieux pour se garantir eux-mêmes ; en frappant son adversaire, Jacomo portait de rudes coups ; Amédéo les parait avec prestesse, et sa résistance faisait croître la rage de son ennemi : Jacomo, le fer à la main, n’était plus qu’un brigand altéré du sang de sa victime.

Déjà par deux fois il avait frappé Grimani à la cuisse et au bras sans que celui-ci eût pu lui faire une seule blessure ; le bandit, animé par cet avantage, voulut redoubler ; il espérait la victoire et il dirigea avec force son glaive vers le cœur de son adversaire ; mais Grimani ne le perdait pas de vue ; par une passe adroite il enlève l’épée de Jacomo, et en même-temps, allongeant la sienne, il l’introduit dans les flancs du bandit.

Jacomo se sentant dangereusement blessé profère un effroyable blasphème ; il s’élance en avant pour se précipiter sur Grimani ; celui-ci l’évite ; et sa course l’entraînant, il tombe sur l’arène ; et perdant son sang avec abondance, il n’a plus possibilité de se relever, et semble près de perdre la vie.

À la vue de ce malheureux gisant sur le sable. Amédéo digne de son rang, sent naître la pitié dans son cœur ; il ne se rappelle plus que Jacomo voulait sa destruction ; il songe au contraire à prévenir la sienne, il déchire son mouchoir ; il cherche à bander sa plaie du mieux qu’il lui est possible puis se rappelant qu’il doit être près de la demeure de Stéphano, il n’hésite pas à y courir, au hasard de rencontrer peut-être les autres camarades de Jacomo.

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