Le Monastère des frères noirs

CHAPITRE XII.

Sa marche l’eut bientôt mené hors de l’enceinte des rochers ; il vit en effet que leur ouverture donnait sur la prairie où était située la cabane de Stéphano ; par bonheur le bon villageois sortait en ce moment pour aller jouir sans doute des dernières clartés du jour ; il ne fut pas médiocrement étonné de voir venir à lui un Frère Noir, (on doit se souvenir que Grimani en portait le costume), ayant ses vêtemens ensanglantés, et tenant son épée également teinte de sang ; Stéphano frémissant, s’attendait peut-être à quelque sinistre catastrophe, lorsque Grimani, soulevant son capuce, lui fit reconnaître un des pélerins auxquels, la veille, il avait accordé l’hospitalité ; cette vue dissipa une partie de ses craintes.

« Stéphano, lui dit notre aventurier, je revenais vers vous, conduit par l’émissaire du protecteur qui a veillé sur nous dans les murailles du monastère de Santo Génaro, lorsqu’une querelle malheureuse s’est élevée entre nous ; Jacomo, c’est lui dont je vous parle, a voulu me punir de la mort d’un brigand, son ami, que j’avais immolé pour ma légitime défense ; il m’a appelé en combat singulier, et je crois l’avoir dangereusement blessé ; hâtez-vous, s’il est possible, de venir avec moi lui apporter de prompts secours. »

Après lui avoir ainsi parlé, Amédéo lui expliqua mieux encore l’affaire. Stéphano prit dans sa maison divers objets ; et apprit alors à Grimani que les brigands s’adressaient souvent à lui pour les guérir de leurs blessures ; car il avait étudié la chirurgie à Messine. Amédéo se montra charmé de cette circonstance, et tous les deux allèrent auprès de Jacomo. Il avait perdu une grande quantité de sang, et sa faiblesse était extrême ; cependant il n’était pas évanoui ; et, trouvant des ressources dans la vigueur de son tempérament, il luttait avec succès contre la souffrance ; ses yeux lui avaient permis de voir la conduite généreuse de son vainqueur ; aussi s’empressa-t-il de lui tendre la main comme pour se réconcilier avec lui.

Stéphano voulut le panser sur la place ; puis, à l’aide du chevalier, il dressa une espèce de brancard, sur lequel Jacomo fut transporté dans la cabane, où le vieillard le coucha dans un lit voisin du sien. Le brigand se montrait, durant ce temps, impatient de prendre la parole ; enfin, ayant essayé de murmurer quelques mots, il dit au maître du logis : « Le père Luciani vous recommande de veiller à la sûreté de ce preux baron, jusqu’à l’heure où son ami viendra à vous par la route qui vous est connue. » Ce peu de mots épuisèrent les forces de celui qui venait de parler, et il tomba dans un profond évanouissement.

Amédéo, avec peine, crut qu’il expirait ; mais Stéphano le rassura. Il avait soigneusement visité la plaie, et elle ne lui paraissait pas mortelle ; au contraire, il en avait bonne opinion ; il rassura notre héros, qui commençait à s’attacher à son singulier adversaire.

« Mais, seigneur, lui dit-il ensuite, vous devez songer à votre sûreté ; la nuit est presque close, et il est impossible que je ne reçoive pas la visite de quelque camarade de Jacomo, soit pour s’enquérir avec moi si je n’ai pas vu le meurtrier de Négroni, soit pour tout autre cause ; il est donc nécessaire qu’on ne vous aperçoive point. Je veux leur paraître ignorer la cause de la blessure de Jacomo ; il la leur contera lui-même quand il aura repris ses sens ; pour vous, suivez-moi, je vais vous conduire en un lieu où vous pourrez vous reposer tranquillement, sans craindre aucune fâcheuse rencontre. »

Grimani le remercia par avance ; en même temps il lui avoua que son estomac fatigué avait besoin de prendre quelque nourriture ; Stéphano lui promit de fournir à tous ses besoins, et le fit passer dans l’arrière-chambre de sa demeure. Là, il alluma une lampe ; puis s’approchant d’une armoire qui paraissait très-massive, il parut vouloir l’ébranler… en ce moment on frappa violemment à la porte de la cabane ; et comme Stéphano n’avait point pris le soin de la barricader, elle fut en même temps ouverte.

Le vieillard, troublé par cet incident, perdit la tête ; il ne songea pas à continuer son opération, et, au contraire, il sortit en toute hâte de la pièce où il se trouvait pour aller dans la première, laissant Amédéo exposé à un nouveau péril.

Deux bandits venaient d’entrer, et soudain appelant Stéphano, ils lui apprirent avec empressement que Négroni avait perdu la vie, que l’on soupçonnait le baron d’Altanéro de lui avoir donné la mort ; et que ce seigneur, avec un de ses parens, parcourait la forêt : « Ce doit être, ajouta l’un des deux pélerins qu’hier, nous rencontrâmes ; ils furent demander l’hospitalité au couvent de Santo Génaro ; l’un a, ce matin, quitté le monastère sous prétexte de se promener dans la forêt ; l’autre, se prétendant malade, est demeuré chez les Frères-Noirs ; et le vieux prieur, concevant de justes soupçons sur son compte, a soudain ordonné son arrestation. »

Ces paroles furent un coup de foudre pour Grimani ; une vive douleur s’éleva dans son âme en apprenant que leur protecteur n’avait pu sauver Lorédan, puisque ce dernier était prisonnier ; Grimani avait tout à craindre de la haine féroce portée par les Frères-Noirs au vertueux Francavilla, et il apprécia facilement l’étendue du danger que ce chevalier courait ; une extrême impatience de le secourir, si la chose était possible, s’éleva en lui ; il vit que pour y parvenir, il fallait désormais employer la force, et chercha à réunir une troupe assez nombreuse pour aller l’arracher du monastère ennemi.

À cette époque, nulle police n’existait en Sicile ; chaque seigneur prenait lui-même le soin de se défendre, de garantir ses propriétés et de venger ses offenses ; on se réunissait plusieurs ensemble ; on formait une ligue contre ceux dont on avait à se plaindre ; et la querelle vidée à force ouvert, attirait rarement l’attention du souverain. Mais le marquis Lorédan était aimé du roi régnant ; on pouvait espérer que ce monarque voudrait s’employer pour le rendre à la liberté, s’il vivait encore, ou pour punir ses assassins, si on l’avait immolé.

Dans tout autre pays, et au XIVe siècle, où l’on se trouvait alors, Amédéo eût pu craindre que les privilèges ecclésiastiques ne permissent pas au monarque de marcher contre un monastère ; une circonstance favorable en laissait le pouvoir à Frédéric d’Arragon. Par une concession du Saint-Siège, les rois de Sicile étaient légats nés du pontife romain, tant pour le temporel que pour le spirituel ; et, à cette faveur signalée était due la naissance du fameux tribunal, dit de la monarchie ; là, en vertu des droits dont le prince est revêtu, il peut punir, condamner, excommunier ou absoudre tous les ecclésiastiques de cette île, depuis le simple prêtre jusqu’aux évêques, archevêques et cardinaux. Les abbés réguliers y furent soumis comme les autres ; et ce pouvoir unique et extraordinaire doublait la puissance royale ; aussi était-ce sur cette puissance que Grimani fondait son principal espoir. Il ne doutait pas que s’il s’échappait de la forêt sombre, bientôt il n’y reparut suivi des soldats du roi, et précédé des foudres spirituelles ; aussi conjurait-il le ciel de lui permettre de voler au secours de son malheureux ami. Il se reprochait, avec quelque raison, de l’avoir contraint à faire la démarche qui l’avait perdu.

Ces diverses réflexions se firent dans le cœur d’Amédéo plus rapidement que nous ne pouvons les écrire ; et durant ce temps il cherchait à écouter la conversation de son hôte et des brigands qui continuaient. Stéphano parut recevoir avec surprise les nouvelles diverses apportées par les arrivans ; puis ayant l’air d’abonder dans leur sens, il s’écria : « Enfin je puis donc connaître la cause du malheur arrivé à notre brave ami Jacomo. »

– « Que lui est-il survenu, dirent les bandits avec empressement ?

– « Hélas ! le pauvre garçon ! le voilà couché sur ce lit, avec une large blessure dans le flanc, et si faible encore que je n’ai pu en tirer une parole. « J’allais au moment du coucher du soleil chercher des plantes que j’avais mises à sécher dans les rochers qui sont ici derrière. Là, j’ai trouvé ce brave ami étendu et sans connaissance ; son épée sanglante était auprès de lui, et du sang inondait la terre, autour. J’ai essayé de le secourir ; et puis, avec beaucoup de peine, je suis parvenu à le porter jusqu’ici, me perdant dans mille conjectures, et ne pouvant deviner la main qui l’avait ainsi frappé. »

Ce récit parut si naturel que nul des interlocuteurs n’éleva de doutes sur sa véracité ; ils se rapprochèrent de Jacomo, et décidèrent qu’ils passeraient la nuit à le veiller. Malgré la peine qu’une résolution pareille pouvait causer à Stéphano, il n’eut garde de la faire paraître. Cependant il se hasarda de leur dire : « À votre place, je ferais mieux encore ; au lieu de rester ici près de notre malade, j’irais chercher à le venger ; son assassin ne doit pas être loin. Ce doit être le même, selon toute apparence, qui aura frappé Négroni ; et comme il doit errer à l’aventure dans une forêt dont les routes lui sont inconnues, vous le rejoindriez facilement. »

Les brigands écoutèrent Stéphano ; mais ils ne suivirent pas en tout son avis ; l’un d’eux se décida à sortir pour aller diriger ses camarades, répandus aux environs, et l’autre voulut demeurer dans la chaumière ; il fallut bien se résigner à les laisser agir à leur guise ; et Stéphano voyant que le blessé ne parlait pas, voulut revenir vers Amédéo, se rappelant que celui-ci l’attendait, et qu’il devait pareillement souffrir de ses blessures non encore pansées ; mais le bandit l’arrêta.

« N’avez-vous pas vu, lui dit-il, le frère noir qui accompagnait Jacomo, lorsque nous l’avons rencontré tantôt. » – « Non, répliqua le vieillard, notre ami, comme je vous l’ai dit, était seul ; on a dû l’attaquer après qu’il se sera séparé de ce religieux dont vous me parlez ; mais du reste, il ne tardera pas à reprendre la parole, et nous pourrons l’interroger. »

Ce que Stéphano avait prévu arriva, le blessé, soit qu’en effet il revint alors à la vie, soit qu’il jugeât convenable de paraître faire attention à ce qui se passait autour de lui, poussa un profond soupir, ouvrit les yeux, et demanda où il était.

« Soyez tranquille, dit Stéphano, vous êtes en lieu de sûreté ; je suis le vieux de la cabane, et voilà Claudio qui veille auprès de vous.

– « Ah ! tant mieux, reprit Jacomo ; mais l’a-t-on arrêté celui qui a pris soin de m’arranger de la sorte ?

Comment aurait-on pu le faire, dit l’impatient Claudio, puisqu’on t’a trouvé tout seul avec la mort qui déjà rôdait autour de toi.

– « Il se sera donc sauvé, ce misérable fourbe dont j’ai été la première dupe.

– « Et de qui parles-tu, s’écria Claudio, est-ce du marquis Lorédan ou de son compagnon de voyage ?

– Quoiqu’il m’ait accommodé de la bonne sorte, je ne le connais pas davantage ; mais s’il est habile menteur, il sait encore mieux se battre, et si l’on n’y met bon ordre, il nous arrangera joliment s’il peut nous rencontrer l’un après l’autre. »

Ici Jacomo s’arrêta, ayant peine à s’exprimer ; et Amédéo, vivement intrigué par ses paroles, désirait qu’il continuât ; il ne le fit pas long-temps languir ; et après un instant de repos il reprit en ces termes :

« Te souviens-tu, Claudio, de ce Frère Noir qui était avec moi lorsque tu m’as rencontré ? »

– « Oui, sans doute ; n’était-ce pas un protégé du père prieur. J’allais te demander ce qu’il était devenu, et s’il t’avait quitté avant le moment où l’on t’avait frappé.

« Ne t’embarrasse pas de lui, et je te souhaité de ne pas le trouver face à face avec cet homme ; car s’il n’est pas le diable en personne, il est au moins l’un de ses plus chers favoris.

– « Que veux-tu dire ?

– Que ce Frère Noir n’était pas de notre bande, mais bien le plus enragé de nos ennemis. C’est lui qui m’a fait croire, à l’endroit où je l’ai rencontré, qu’il était l’ami du prieur. C’est lui qui s’est mis sous ma sauve-garde, et qui, après avoir tué Négroni, a voulu m’accommoder à la même sauce ; il a fondu sur moi comme un lion, et m’ayant blessé, il a couru à travers les rochers parmi lesquels je l’ai vu disparaître. »

Un évanouissement profond lui coupa la parole ; et Stéphano, après lui avoir fait reprendre ses sens, l’engagea à se taire, puisqu’il n’y avait plus rien à apprendre de lui.

Claudio allait et venait dans la chambre, en jurant après le misérable fourbe qui les avait tous joués. Deux fois son impatience le conduisit vers la salle où était Amédéo, et deux fois celui-ci portant la main sur son épée, se prépara à se défaire de ce troisième ennemi ; mais il n’eut pas besoin d’en venir à cette extrémité. Stéphano remplissant la coupe du bandit d’un vin capiteux, le fit boire si fréquemment, qu’il ne tarda pas à lui voir fermer les yeux ; et malgré sa résolution de veiller auprès de Jacomo, il s’endormit lui-même.

Dès que Claudio fut assoupi, Stéphano courut au lieu où était Grimani, et lui faisant signe de se taire, il le ramena vers la massive armoire, l’ébranla facilement en la faisant tourner sur un pivot, et par derrière on trouva une porte étroite qui, étant ouverte, donna passage dans une vaste grotte creusée par la nature dans les rochers ; il y avait un lit, quelques meubles, une table que Stéphano couvrit de vivres ; et, laissant la lampe à Amédéo, il repassa dans la chaumière, plaça l’armoire, et dès-lors crut son hôte en sûreté.

Grimani satisfait de se trouver dans ce lieu qui lui parut inaccessible ; vaincu également par la fatigue et le besoin, oublia un peu ses inquiétudes ; et après avoir pris quelque nourriture, tomba dans un léthargique sommeil.

FIN DU PREMIER VOLUME

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