Le Monastère des frères noirs

CHAPITRE XIV.

Cependant les heures s’écoulaient ; déjà la marche rapide du soleil annonçait qu’il descendait vers l’océan, et nul sauveur ne s’était montré encore. Deux frères lais entrèrent, apportant les alimens nécessaires à un repas ; Lorédan les mangea devant eux, et ils se retirèrent sans avoir proféré une parole.

Le jour continuait à baisser, quand la petite porte, venant à s’ouvrir, prouva à Lorédan qu’il ne s’était pas trompé dans ses conjectures ; elle donna passage à son protecteur mystérieux qui, s’élançant légèrement dans la salle, fit un signe impérieux à Lorédan de venir à lui, et Francavilla n’avait garde de s’y refuser. Par un mouvement involontaire il voulut embrasser l’inconnu, mais lui, s’y refusant toujours, lui fit entendre que le silence était la chose la plus nécessaire dans la circonstance ; et, prenant la route de la chambre dans laquelle conduisait la porte dont nous avons parlé, il sembla l’inviter à le suivre.

Dans cette pièce, au milieu du plancher, une plaque de marbre blanc avait été soulevée, elle donnait passage aux dernières marches d’un petit escalier, le religieux y fit descendre Lorédan, puis, s’y élançant après lui, il retira doucement la plaque de marbre, et l’assujétit solidement en faisant jouer un ressort.

Ce soin pris, les deux voyageurs descendirent en silence tout l’escalier, et parvinrent dans une salle carrée où nulle issue ne se faisait apercevoir. Le conducteur de Lorédan en trouva néanmoins une qu’on n’aurait pas devinée, et ils passèrent dans un long corridor. Ici, le religieux s’approchant d’une lampe qui était déjà allumée, donna un écrit à Francavilla, lui fit signe de le lire, et puis s’éloigna rapidement.

Lorédan intrigué de cette retraite subite, se hâta de porter ses yeux sur le papier qu’on lui avait remis ; il y vit une instruction simple et claire, lui désignant ce qu’il devait faire pour parvenir à s’échapper du monastère dès que la nuit serait devenue plus profonde. La première chose qu’on lui recommandait était de revêtir le costume des Frères Noirs, et on lui indiquait une chambre voisine comme devant renfermer cet équipage. Il jeta son regard autour de lui, et voyant une porte toute proche, il l’ouvrit avec précaution ; la première chose qui s’offrit à lui, ce fut un vêtement complet de l’ordre ; il se hâta de s’en emparer, et faisant comme Amédéo, il le passa par dessus ses habits ordinaires.

Ce soin terminé, et plus tranquille, puisqu’il était plus difficile à reconnaître dans le cas où l’on se fût aperçu de son évasion, il se flatta d’échapper à toutes les recherches à la faveur de ce déguisement et du mot de passe qu’il connaissait pareillement ; à moins que ne s’en fiant pas à l’apparence, ses ennemis n’en vinssent à l’inspection des figures.

L’indication qu’on lui avait donnée lui enjoignait de sortir du lieu où il avait trouvé son costume et d’aller attendre la nuit close prosterné dans une des stalles de l’église où il aurait l’air d’effectuer une pénitence donnée par son directeur : on lui décrivait les endroits par où il fallait passer, et sans retard il commença sa marche. Plusieurs salles et corridors qu’il traversa, le conduisirent en un cloître dont l’étonnante décoration le jeta dans une surprise sans pareille, qui n’était pas non plus sans quelque mélange de terreur.

Une colonnade de marbre noir soutenait des arcades de même matière s’ouvrant toutes sur un petit jardin arrosé par plusieurs jets d’eau, jaillissant de vastes coupes de porphyre et de granit ; des arbustes sans nombre, des fleurs suaves l’embellissaient, et ce côté du cloître présentait le spectacle le plus riant offert par la nature ; mais que de ce contraste avec les élémens qui formaient la décoration intérieure du péristyle, naissait un profond dégoût ! De distance en distance, s’ouvraient des voûtes assez étendues et ornées de la façon la plus étrange. Dans chaque espèce de cellule on avait figuré une grotte fermée avec des ossemens humains artistement arrangés. Les intervalles entre chaque grotte étaient remplis par une niche creusée dans une muraille de marbre noir dans laquelle on trouvait le squelette d’un frère noir, tantôt debout, tantôt couché ou à genoux. Chacun enfin dans une posture variée ; les cadavres entièrement desséchés, mais sans avoir perdu leurs peaux, étaient revêtus des costumes lugubres qu’ils avaient portés durant leur vie : presque tous conservaient encore une longue barbe et des cheveux hideusement mêlés.

L’espace étroit qui se trouvait entre les espèces de momies, étaient occupées par sept fosses qui ne s’élevaient pas en monticules comme dans les cimetières, mais qui formaient des plates bandes ou des compartimens semblables à ceux qui ornent les jardins. C’était dans ces fosses qu’on déposait les cadavres pour les faire dessécher jusqu’au moment où on les en retirait pour les placer dans les niches et pour faire place à d’autres. Sur chaque fosse était une croix noire toute simple.

Le plafond du cloître était décoré d’arabesques et d’autres ornemens faits avec des os et choisis parmi les plus médiocres. On voyait aussi une grande croix formée entièrement des mêmes matières ainsi que plusieurs lustres attachés à la voûte et des espèces de flambeaux appliqués contre le mur, tous garnis de cierges allumés.

Lorédan, dans sa profonde émotion, remarqua que chaque grotte avait son architecture particulière ; l’une était construite avec des crânes, d’autres avec les os des jambes, les côtes, les bras, etc. Enfin chaque momie portait dans sa main une bougie pareillement allumée.

Cette épouvantable et bizarre décoration, le calme profond qui régnait dans ce lieu, interrompu seulement par le murmure des eaux saillissantes, la vue de ces fantômes décharnés, les derniers rayons du jour qui brillaient encore, tout commandait une admiration mêlée de frayeur, et Lorédan avait peine à marcher dans ce cloître où la mort régnait en souveraine. Cependant en y réfléchissant, il songea que ce devait être le lieu de la sépulture des Frères Noirs, et cette explication lui rendit moins pénible le passage de ces voûtes aussi étrangement ornées.

La nouveauté du spectacle retarda la marche de Lorédan ; il examinait avec une avide curiosité les merveilles de cette enceinte, lorsqu’il fut tiré de son attention par un bruit léger de pas qui se faisait à quelque distance. Craignant d’être surpris dans une attitude d’admiration qui ne devait pas être celle d’un habitant ordinaire du Couvent de Santo Génaro, il se hâta de poursuivre sa route en essayant d’examiner qui était l’individu dont la course précédait la sienne.

C’était un Frère Noir, qui par négligence sans doute avait abaissé son capuce ; il était d’une taille pareille à celle du protecteur de Francavilla. Mais comme il tournait le dos à notre aventurier, celui-ci ne pouvait voir encore si sa figure lui offrirait les traits de Luiggi, il demanda au ciel, par une courte et fervente prière, qu’il lui permît de sortir à cet égard de l’incertitude dans laquelle il se trouvait. Un mouvement du religieux lui annonça que le tout-puissant l’exauçait ; car le Frère Noir montant deux marches adossées à la muraille, ouvrit une porte, et à l’instant où il allait la franchir ; il tourna sa tête vers Lorédan ; et comme l’illumination avait remplacé les feux du jour, Lorédan put tout à son aise reconnaître le noble visage de Montaltière… C’était Luiggi…

Avec quelle joie Francavilla obtint cette certitude ! comme son cœur fut violemment ému en acquérant la preuve que ce parfait ami veillait sur lui avec la plus tendre sollicitude. Il voulut courir vers lui, emporté par son premier mouvement ; mais Luiggi avait déjà fermé la porte, sans s’apercevoir sans doute que le religieux errant dans le cloître était celui dont il voulait sauver les jours.

Lorédan, chagrin de n’avoir pu dans ce moment exprimer à cet excellent ami toute sa gratitude, voulut au moins obéir à tout ce qu’il lui demandait dans son écrit ; il chercha l’entrée particulière de l’église qui devait être non loin de là ; et l’ayant rencontrée, il entra dans ce saint bâtiment.

La nuit, comme nous l’avons dit, régnait alors, et peu de lampes éclairaient ce vaste édifice. Lorédan se plaça à genoux auprès du pilier qu’on lui avait indiqué ; et là, il attendit avec assez d’assurance le moment où on viendrait le chercher. En attendant, ses ferventes prières s’élevèrent vers le trône de celui qui n’a jamais eu de commencement ; il l’implora en faveur de la justice de sa cause, et peut-être dans ses supplications oublia-t-il les règles de la prudence, et se permit-il quelques paroles indiscrètes qui eussent pu lui porter préjudice si par hasard elles avaient été entendues.

Ce qui intriguait le plus Lorédan était la connaissance qu’on avait déjà dans le monastère de sa sortie d’Altanéro avec un compagnon ; il ne pouvait concevoir comment on avait deviné, dans le monastère des Frères noirs, que sa course s’était plutôt dirigée vers la forêt sombre que de tout autre côté ; il ignorait que le marquis Mazini, alarmé dès la veille, de sa disparition et de celle de Grimani, s’était empressé de le faire chercher avec un grand appareil, et, par cet éclat avait mis le public dans le secret de l’entreprise de ses neveux.

Lorédan, dans cette circonstance, avait eu un tort réel, celui de ne point prévenir par un écrit son vieil oncle pour l’engager à demeurer tranquille, au moins durant un peu de temps ; mais le marquis n’y songea nullement, il croyait, dans sa première idée, que toute sa course se bornerait à parcourir la forêt durant la journée, et que vers le soir ils reprendraient la route d’Altanéro, ne se doutant pas que mille événemens pouvaient déranger ce projet, et les mener plus loin qu’ils ne le voudraient peut-être.

Tandis qu’il rêvait à toutes ces choses, le temps s’écoulait ; la cloche du monastère commença à sonner l’office du soir, et Francavilla, surpris de ne pas voir paraître son conducteur, ne savait quelle contenance tenir, et comment il devait sortir de-cette église, où déjà les religieux se rendaient en foule comme leur devoir l’ordonnait. Dans cette conjoncture, sa position devenait embarrassante, lorsqu’un individu, revêtu du costume des Frères noirs parut venir à lui comme par hasard, et se penchant vers son oreille, car il était toujours prosterné, lui dit avec une voix dont il ne reconnut pas les accens : « Allez prendre place à la cinquième stalle à gauche » ; puis il s’éloigna et fut se perdre parmi ses confrères.

Lorédan charmé de recevoir un message de son protecteur, vit bien que celui-ci voulait avant de le sauver, essayer encore de lui faire reconnaître son ennemi ; la place qu’on lui indiquait était absolument en face de celle de l’abbé, et il espéra cette fois être plus heureux que la nuit précédente ; il courut donc à la stalle qu’on lui avait assignée, et là, s’asseyant parmi les religieux, il applaudit pour la première fois à leur costume sévère qui, dans le moment, faisait toute sa sûreté.

Durant toute la durée de l’office, Lorédan feignit de ne pouvoir chanter, afin que sa voix étrangère ne fût pas reconnue de ses deux voisins ; il toussa sourdement et parut souffrir beaucoup. Cependant ses yeux étaient fixés constamment sur le père abbé qui, vêtu selon la coutume, était venu s’asseoir sur son trône ; il cherchait à bien saisir sa tournure, à remarquer ses gestes ; et plus il l’examinait, plus il acquérait la certitude de l’avoir vu ailleurs.

Tout à coup les yeux de Lorédan aperçurent au-dessus du siège de l’abbé, une main, sortant de derrière une draperie posée sur une tribune supérieure, qui déroula avec lenteur un étendard ; et quel ne fut pas l’effroi de Francavilla, lorsqu’à la couleur sanglante de ce drapeau, aux cinq têtes funèbres qui le chargeaient, il reconnut l’étendard de la Mort qui devait, au dire de ses ennemis, lui annoncer toujours une sinistre catastrophe, en même temps une voix tonnante, élevant ses accens féroces, fit entendre à ses oreilles ces paroles sinistres : À toi ! marquis Francavilla ! à toi ! Au même instant et pour achever d’anéantir l’âme de Lorédan, l’abbé, soulevant son capuce, lui offrit les traits du plus cher de ses amis, du baron Ferdinand Valvano, que, dans son cœur, il avait jusqu’alors préféré au généreux Luiggi…

Cette découverte était trop pénible pour que Lorédan la pût supporter sans désespoir ; ses yeux se fermèrent, ses genoux fléchirent, et poussant un profond soupir, il tomba évanoui sur son siège.

Il se passa un peu de temps avant qu’il pût reprendre ses forces en retrouvant ses sens ; et alors il vit que l’office était terminée, et que les moines défilaient processionnellement devant le père abbé, dont la figure était de nouveau cachée ; malgré sa douleur sans pareille, le marquis comprit qu’il devait suivre ses prétendus collègues, et il se mit à son rang ; mais en passant auprès du grand pupitre, un embarras de chaises ne lui permit pas de demeurer à sa place, il fut jeté sur le côté, et quand il entra dans la procession, il n’y occupait plus que la huitième place au lieu de la cinquième qu’il avait eue auparavant.

C’était machinalement qu’il marchait ; son âme, accablée au souvenir de son ennemi, lui donnait à peine le courage nécessaire pour songer à sa sûreté ; il comparait avec amertume la conduite de Luiggi à celle de Ferdinand ; et s’il n’était pas surpris des marques d’amitié que lui prodiguait le premier, du moins était-il profondément étonné de la conduite de l’autre frère. Ces pensées le conduisirent jusqu’à l’entrée de l’église ; déjà la tête de la procession en était sortie, quand plusieurs soldoyers qui l’attendaient dans le vestibule, s’avancèrent, et comptant les religieux, saisirent brusquement celui qui marchait le cinquième, et l’emmenèrent avec eux sans lui laisser le temps de faire un geste ou de pousser un cri pour sa défense.

À la vue de cette violente action, Francavilla par un instinct naturel, ne douta pas qu’elle ne fût destinée contre lui, et qu’il ne dût sa délivrance momentanée au hasard qui avait interverti les rangs ; il en remercia la Providence ; cependant il lui paraissait important de se soustraire à de nouvelles recherches ; il ne doutait pas que l’erreur ne fût bientôt reconnue, et qu’on n’essayât de s’emparer de sa personne ; d’ailleurs il avait le plus grand besoin de retrouver son cher Luiggi ; et troublé de ne pas l’avoir vu au lieu où il lui avait dit de l’attendre, il ne savait plus en quel endroit il pourrait le rencontrer.

Cependant l’enlèvement du religieux avait troublé ses collègues ; soit par crainte ou par curiosité, la course processionnelle avait été interrompue, et chacun s’était empressé de se porter d’un côté ou d’un autre ; Lorédan profita de cette confusion, et rentra précipitamment dans l’église, alors absolument solitaire ; et ses pas le ramenèrent à la place où Luiggi lui avait dit de l’attendre : il n’y demeura pas longtemps.

Le bruit de la cloche d’alarme se fit entendre de toute part ; un grand bruit s’éleva dans le monastère ; on courait, on s’agitait, et notre héros comprit sans peine que le religieux arrêté pour lui s’étant fait connaître, c’était à lui qu’on en voulait ; ne voyant autour de lui nul lieu qui pût lui servir de retraite, il quitta rapidement l’église et descendit, par un bas côté, dans le cloître funèbre qu’il avait traversé déjà, espérant retrouver la porte par laquelle il y était entré, et peut-être les passages secrets parcourus avec son conducteur, où il pourrait trouver un asile.

Son espoir fut déçu, la porte était solidement fermée ; nulle autre ne s’ouvrait à l’entour ; que fallait-il faire ? le danger devenait imminent ; déjà les ennemis de Francavilla s’avançaient. Lui, jetant autour ses regards inquiets, cherchait, à la lugubre illumination que nous avons décrite, un lieu sûr qui pût momentanément le soustraire aux poursuites dont il était l’objet.

Tout à coup en examinant les cadavres desséchés des Frères noirs placés chacun dans une niche, il en découvre une où l’on n’avait pas encore placé de momie, une pensée le frappe, et il se flatte de s’y cacher mieux que partout ailleurs ; il arrache un cierge à un lustre voisin, saute légèrement dans la niche, et, prenant une attitude commode, devient immobile comme ses silencieux voisins, décidé à ne point sortir de ce lieu que les Frères noirs ne se soient éloignés.

Il avait bien fait de prendre ce parti ; car presqu’en même temps une foule nombreuse de soldoyers déboucha de toutes parts dans le cloître, ayant à leur tête plusieurs religieux, parmi lesquels Lorédan crut reconnaître le père prieur et le grand infirmier Luciani ; chacun se confondait en exclamations sur l’adresse mise par le marquis à se soustraire à toutes les recherches : on furetait partout, on ouvrait toutes les portes, on pénétrait dans tous les passages, sans pouvoir parvenir à un résultat satisfaisant ; cent fois on passa devant lui, et nul ne songea qu’il fut si proche. Luciani se distinguait par la vivacité de ses poursuites ; il déplorait à haute voix sa crédulité qui lui avait permis de voir un simple pélerin dans le marquis Francavilla ; et plus que tout autre il se montrait impatient de le rencontrer.

Lorédan devina facilement que, dans cette circonstance, le bon religieux déguisait ses véritables sentimens ; il ne douta pas que sa colère ne fût feinte et dans l’intention de faire croire aux moines noirs que lui, Luciani, n’était pas d’intelligence avec le baron d’Altanéro ; aussi celui-ci eut beaucoup voulu pouvoir parvenir à se faire connaître par ce digne ecclésiastique.

Moins les recherches étaient fructueuses, plus on les continuait avec opiniâtreté ; il n’était cependant aucun coin du jardin ou du cloître qu’on n’eût soigneusement visité. Il fut donc déclaré que Lorédan ne pouvait pas être en ce lieu, et l’on partit pour aller ailleurs continuer les poursuites.

En voyant s’éloigner ses indignes persécuteurs, Lorédan se crut désormais à l’abri de tout péril, et il continua à demeurer immobile tant qu’il put entendre le bruit de leurs pas ; les sachant enfin éloignés, son impatience le décida à descendre de son pied d’estal pour essayer de retourner dans l’église qui ayant été déjà visitée lui paraissait devoir être désormais tranquille, et le seul endroit où Luiggi, son protecteur, pourrait venir le trouver.

Mais la destinée n’était point lasse de le persécuter ; et à l’instant où il s’élançait de son estrade, une porte voisine s’ouvrit, et plusieurs Frères noirs parurent… On se peindrait difficilement la terreur dont ils furent saisis à la vue de ce qu’ils prenaient pour le cadavre d’un de leurs confrères ; ils se mirent à pousser des cris aigus, et s’enfuirent précipitamment, soit par la porte d’où ils sortaient, soit par les portiques du cloître. Lorédan, aussi surpris qu’eux, désespéré de son étourderie, essaya néanmoins d’en tirer le seul parti qu’il pouvait en espérer, celui de gagner en sûreté l’entrée de l’église ; aussi, d’un pas grave et toujours son flambeau dans la main, se dirigea-t-il de ce côté.

Mais les exclamations des religieux avaient retenti dans le monastère ; déjà de toutes parts accouraient une multitude de soldoyers, qui, ignorant les motifs d’une terreur que dans ce cas ils auraient partagée, ne craignirent pas de venir à Lorédan, qui, de son côté, croyant être reconnu, jeta promptement son cierge, et, prenant son épée, essaya de se défendre.

Cette résolution courageuse le fit unanimement reconnaître, et son nom retentit aussitôt. Plusieurs soldoyers s’avancèrent vers lui, et Lorédan combattit vaillamment contre les premiers ; déjà il en avait mis plusieurs hors de combat, lorsqu’une nouvelle troupe, venant par derrière, parut vouloir l’envelopper ; il le vit et chercha à se reculer pour aller s’adosser contre la muraille ; mais cette résolution lui devint funeste : il rencontra sous ses pas une tombe non encore occupée, et par conséquent ouverte ; il ne la vit pas et trébucha dedans ; on se précipita sur lui soudain. Un misérable bandit allait brutalement l’égorger, quand un Frère Noir, poussant un cri terrible s’élance, détourne le fer meurtrier en plongeant en même temps un poignard dans le sein de ce dernier.

On s’écrie, on veut en prendre vengeance ; mais Luciani s’est avancé : « Au nom du père abbé, s’écrie-t-il, que nul ne touche le baron d’Altanéro ; on veut l’interroger avant d’ordonner sa perte ; et quant à ce religieux qui vient de frapper un soldoyer, ce sera également notre supérieur qui décidera s’il est coupable. »

Ainsi parle le grand infirmier ; il commande ; malgré les murmures, il fait emmener le Frère Noir que Lorédan reconnaît pour son mystérieux protecteur, en recommandant de veiller sur ses jours ; car, dit-il encore, une damnation éternelle pèserait sur celui qui oserait immoler un prêtre ; et puis il donne l’ordre de garrotter étroitement Lorédan et de le conduire dans une salle voisine.

Ces soins pris, il s’éloigne à son tour, et s’en va sans doute rendre compte de ce qu’il vient de faire ; et Francavilla demeura seul, abîmé dans une foule de réflexions, toutes plus pénibles les unes que les autres, dont la plus douloureuse peut-être est la pensée d’avoir été sur le point de périr par la main de Ferdinand, et de ne pouvoir montrer à Luiggi sa reconnaissance pour le service éminent qu’il lui avait rendu. On décrirait avec peine les diverses émotions de son cœur, qui pouvait s’ouvrir aux plus nobles sentimens, alors qu’il refusait une place à la haine.

On le laissa tout seul durant environ une heure ; au bout de ce temps, les portes de sa prison vinrent à s’ouvrir, et le père prieur entra, à la tête de quatre brigands. « Marquis Lorédan, lui dit-il, nous avons enfin appris à vous connaître : votre imprudence a égalé votre audace ; avez-vous pu venir avec confiance vous livrer à notre pouvoir ; ne deviez-vous pas redouter une reconnaissance inévitable ; vous nous avez bravés ; eh ! bien, venez en recevoir la récompense. » Il dit et commande à ses satellites d’entraîner le baron d’Altanéro.

Vainement Lorédan essaie de se défendre ; ses ennemis profitent des chaînes qui le lient, et le courage généreux est contraint à obéir à d’odieux persécuteurs ; on lui fait parcourir plusieurs longues voûtes ; enfin on arrive à une chambre enfoncée en terre de plusieurs pieds ; là on lui attache des cordes autour des reins ; et, après avoir soulevé une des dalles qui formaient le carrelage, on découvre l’ouverture d’un cachot plus profond encore, dans lequel on se prépare à descendre Lorédan.

Ce héros connut bien que ce lieu devait être sa dernière demeure ; il ne put plus en douter lorsque le prieur inhumain lui dit : « Vous ne sortirez pas de cette prison souterraine ; là votre vie s’écoulera promptement ; car vous, l’ennemi de notre abbé, vous ne recevrez aucune nourriture. » Il dit, donne le signal ; ses satellites précipitent Lorédan à travers l’ouverture, au moyen des cordes dont ils l’ont garrotté ; et, à l’instant où ils vont reposer la pierre qui l’ensevelit sans retour, un d’entre eux prononce les mots épouvantables : À toi, marquis Francavilla, à toi ! tandis que les regards de Lorédan contemplent avec douleur et épouvante, à la lueur d’une lampe allumée à l’avance, l’Étendard de la Mort, qu’on avait suspendu à la muraille, comme pour être le témoin de ses derniers momens.

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