Le Monastère des frères noirs

CHAPITRE XVI.

Charmé de retrouver en ce lieu un parent dont il avait pu apprécier la bravoure et l’attachement, Francavilla le fit connaître à la dame, afin de la rassurer ; et la priant de s’éloigner, il revint au lit de Grimari, et posant sa main sur le front de son cousin, chercha à l’arracher au sommeil.

L’extrême fatigue qu’avait éprouvé Amédéo l’accablait encore ; il se réveilla avec peine ; mais quand ses yeux se furent ouverts et qu’il eut aperçu le costume des Frères noirs, il fit un mouvement impétueux pour se jeter sur son épée, qui était proche ; mais la prudence de Lorédan avait prévu ce que le courage inspirerait à son ami, et il avait écarté le fer. En même temps et par une gaîté peu commune, il voulut plaisanter Grimani.

« Chevalier, lui dit-il, on ne dort pas dans les périls extrêmes, surtout lorsqu’un Frère noir vous amène une belle dame, qu’il faut protéger et recommander à votre bravoure comme à votre galanterie. » Quoique le marquis cherchât à déguiser sa voix, elle produisit sur Amédéo un effet extraordinaire et son regard ayant, dans le même moment, vu dans le fond de la chambre une femme, il ne douta plus qu’elle ne fût de la compagnie de son ami, et le nom de Lorédan échappa de sa bouche.

Dès que celui-ci s’entendit nommer, il ne prolongea plus le badinage, et ayant soulevé son capuce, il se jeta dans les bras de Grimani qui, dans ce même instant, lui demanda à voix basse si la dame, amenée nuitamment dans sa demeure, était la belle villageoise ; une réponse négative calma un peu la joie qui s’élevait déjà dans son cœur.

Il instruisit à son tour en peu de mots Lorédan de tout ce qui lui était arrivé ; il lui parla de la singulière conduite de Jacomo, et le rassura, tant sur la santé de ce brigand, que sur la sienne. Ses blessures extrêmement légères ne pouvaient pas tarder à être guéries, et ne l’empêcheraient pas de partir sur le champ, si Stéphano voulait le permettre. « Ce qu’il y a de plus fâcheux, dit-il, c’est qu’hier au soir, tout accablé par la fatigue, je ne songeai pas à observer de quelle manière on sortait du lieu où nous nous trouvons.

Oh ! répliqua Lorédan en riant, vous savez que j’ai eu de tout temps la prétention d’être plus réfléchi que vous ne l’êtes ; et avant de me lancer dans cette route souterraine, j’ai pris mes précautions en me munissant de toutes les instructions nécessaires ; et je vais sur-le-champ vous le prouver.

En disant ces mots, il allait ouvrir la porte cochère communiquant avec l’intérieur de la cabane, lorsqu’Amédéo l’arrêta en lui faisant observer que la chambre première de la demeure de Stéphano, renfermait certainement un bandit dans le compagnon de Jacomo, et peut-être plusieurs qui pouvaient être venus avec le dessein de voir leurs camarades. Lorédan apprécia cet avis ; et ce fut avec beaucoup de précaution qu’il s’introduisit dans la chaumière, amenant avec lui l’inconnu, afin de donner à Grimani le temps de retirer ses habits ; il lui recommanda de ne pas oublier de mettre par-dessus sa robe de pélerin la robe des Frères Noirs, qui leur devait encore être nécessaire pour s’évader de la forêt.

La chambre où Lorédan pénétra était solitaire ; mais il entendit parler dans celle qui venait ensuite, et il écouta attentivement ; deux personnages faisaient seuls les frais de la conversation, et avec un peu d’étude, il reconnut les voix de Jacomo et de Stéphano ; dès-lors il pensa ou que l’autre brigand dormait, ou qu’il était peut-être sorti ; et en conséquence il n’hésita plus à faire quelque bruit, afin d’attirer vers lui la curiosité de leur hôte ; il ne se trompa point.

Stéphano, en entendant du mouvement, ne se rappelait pas s’il avait ou non indiqué à Grimani, le moyen de sortir de la caverne ; il ne douta pas que ce ne fût lui qui eût besoin de quelque chose, laissant Jacomo, il vint où l’attendait Lorédan ; celui-ci, pour éviter le trouble d’une première surprise, avait quitté son vêtement extérieur ; et son habit de pélerin frappant les yeux du vieillard, lui permit de reconnaître celui qui arrivait à lui d’une façon aussi mystérieuse.

Je vois, signor, lui dit-il, que vos amis vous ont ouvert la seule route qui pût en sûreté vous faire franchir les murs odieux de Santo Génaro ; désormais je dois être regardé par vous, comme l’un des concierges de cette demeure, où vous auriez péri sans les secours de l’ange bienfaisant qui ; par un dévoûment sublime, a voulu sans relâche veiller à votre sûreté ; j’acquiers en voyant cette illustre et noble dame, la preuve évidente de l’attachement de votre protecteur ; je sais la tendresse qu’il lui porte, et en vous confiant le soin de l’arracher à sa prison, il ne pouvait mieux vous prouver combien il vous chérit et vous estime.

Lorédan fut charmé en apprenant combien Stéphano était instruit de tout ce qui l’intéressait ; cela le dispensait de prolonger les éclaircissemens ; aussi ce contenta-t-il de lui demander s’il croyait possible qu’on pût sortir de la forêt sans mauvaise rencontre.

Je n’oserais vous le promettre, répondit le vieillard, et cependant je ne vous conseillerais pas de vous cacher plus long-temps dans ma chaumière ; il ne faut pas douter que dès que votre évasion et celle de cette dame seront connues, vos ennemis ne redoublent d’activité comme de surveillance ; et qu’alors, gardant avec plus de soin les passages, ils ne vous surprennent plus facilement lorsque vous voudrez les franchir.

Votre opinion, reprit Lorédan, est sur ce point conforme à la mienne ; et comme nous pouvons encore compter sur deux heures de nuit ; je crois qu’il n’y a pas de temps à perdre.

Je pense comme vous, dit le vieillard ; d’ailleurs en ce moment nous sommes ici libres de vos ennemis ; les compagnons de Jacomo se sont éloignés, et ne reviendront pas avant l’aurore.

Lorédan fut charmé d’apprendre cette particularité ; et dans ce moment Amédéo les ayant rejoints, ils passèrent tous ensemble dans la chambre où gisait le brigand, après toutefois, que le marquis eut revêtu son costume de Frère Noir.

Jacomo, à la vue des trois personnages, s’écria : diantre ! Stéphano, vous ne m’aviez pas dit que vous aviez une réserve de nos coquins de religieux ; est-ce qu’ils ont dans le couvent force gibier pareil à celui-ci, dit-il en montrant l’inconnue ; en ce cas, j’aurais moins de répugnance à faire profession dans le monastère, et à m’enrôler dans leur damnée confrérie.

On passa à Jacomo la grossièreté de sa plaisanterie, en faveur de ses excellentes intentions ; et le vieillard, sans l’instruire cependant de la route cachée par laquelle Lorédan était venu, lui demanda s’il pensait qu’il y eût sûreté pour les deux barons, à traverser à l’heure même, la distance qui séparait la cabane des limites de la forêt.

Je ne puis, répondit le blessé, vous rien dire de positif sur ce point ; tout ce que je puis assurer, c’est que les nôtres vont ordinairement deux à deux ; quelquefois ils sont trois, mais jamais plus de quatre, à moins qu’il ne soit question d’une expédition extraordinaire ; ainsi, pour peu que ce signor, dit-il en montrant Lorédan, joue des armes comme son ami, je puis donner l’assurance qu’on ne s’opposera pas à leur dessein ; d’ailleurs, s’ils ne se refusent pas à employer un peu la ruse, il réussiront plus aisément par leur habit ; connaissant le grand mot de passe, il ne leur reste plus à apprendre que celui de jour, et c’est Messine et l’Etna ; avec ces deux mots, du sang-froid, de l’audace et leurs épées en arrière-garde, ils échapperont à tous les périls, surtout, s’ils veulent encore commander impérieusement aux premiers d’entre nous qu’ils rencontreront de leur servir d’escorte ; dès-lors les autres troupes les voyant en si bonne compagnie, ne s’inquiéteront plus de leur demander où ils vont.

Cette dernière ressource divertit nos héros, et ils se promirent bien de ne pas la négliger si la chose se présentait, et sur-le-champ ils se préparèrent à se mettre en route. Cependant, Amédéo avant de partir, s’approcha davantage du lit de Jacomo, et prenant la parole, exhorta ce dernier à venir le trouver, soit à Palerme, soit à Altérano, lorsque ses blessures seraient guéries. « Je vous promets, lui dit-il, de vous mettre en position heureuse, et vous n’aurez pas besoin de mener désormais votre misérable vie. »

Grand merci de votre bienveillance, signor, répondit Jacomo ; mais je ne compte pas en profiter ; mon père était né brigand ; j’ai pris le jour au milieu de sa profession, je n’en connais pas d’autre, et peut-être les autres ne me conviendraient point ; je veux y mourir comme y est mort mon père ; si par cas mon épée vous devenait utile, employez-la ; je ne m’en sers pas mal ; tous les jours on ne rencontre pas des gens de votre force ; n’ayez pas envers moi de reconnaissance, car on m’a bien payé le service que je vous ai rendu ; adieu, bon voyage, partez promptement ; et si jamais on veut me pendre, alors je m’adresserai à vous.

Il fallut donc abandonner le bandit incorrigible ; les deux amis firent à Stéphano les mêmes offres, il les reçut plus respectueusement, mais les refusa aussi non, par les mêmes motifs, mais comme ne pouvant disposer de sa personne sans le consentement de leur commun bienfaiteur. Les divers personnages se séparèrent enfin, après que les voyageurs eurent été conduits par Stéphano jusque dans la forêt, et qu’il leur eut enseigné le chemin qu’ils devaient suivre.

Cet honnête vassal leur avait donné un long manteau et une toque dont ils se servirent pour déguiser leur belle compagne, redoutant pour elle les regards de quelque brigand. La lune brillait à l’heure où ils se mirent en marche, et sa clarté quoique bien faible servit encore à les diriger ; ils allaient à grands pas cherchant à gagner la plaine découverte, avant la naissance du jour, et en même-temps faisaient une garde exacte autour d’eux, pour ne pas être surpris à l’improviste par un des partis courant dans les environs.

Depuis quelque temps ils apercevaient, à une longue distance, la clarté d’un feu qui scintillait au travers le feuillage ; ils se doutèrent bien que ce devait être un bivouac de brigands. La dame les conjura de changer de route, redoutant de se trouver exposée parmi ces malheureux ; mais les deux amis lui firent observer qu’un danger plus réel était celui de quitter le sentier qu’on leur avait indiqué, pour aller se perdre dans des chemins, qui ne leur étaient plus connus, tandis qu’en allant vers le feu, on pouvait espérer ou de surprendre ceux qui l’avaient allumé, ou de s’en défaire par combat ou par ruse ; en conséquence, ils continuèrent à cheminer de ce côté.

En approchant du brasier, ils virent distinctement deux hommes de mauvaise mine, dont l’un veillait et l’autre dormait la tête appuyée sur un gros tronc d’arbre ; les voyageurs, plus rassurés, s’avancèrent vers eux.

En entendant le bruit qu’ils faisaient dans les halliers, le bandit qui ne sommeillait pas, se hâta de secouer son camarade ; tous les deux soudain furent sur pied, et mirent leur sabre à la main ; la flamme réfléchit en cet instant sur le sombre costume des Frères noirs, et Lorédan s’avançant avec assurance : À toi ! Francavilla, à toi ! dit-il, et d’un geste impétueux, il ordonna aux bandits de baiser leurs armes ; mais ceux-ci avant d’obéir s’écrièrent ensemble Messine !

Etna ! répartit Amédéo, et, soudain, les deux trompés, prirent une posture respectueuse.

– « Qui êtes-vous, leur demanda Lorédan ? »

– « Je suis, dit l’un d’eux, Orphano, le chanteur de romance, et voilà Giuseppe, mon compagnon, prêt à vous servir, ainsi que nous devons le faire. »

– « C’est bien, dit Lorédan ; en vertu de la sainte obéissance que vous devez avoir pour les Frères noirs en général, et pour notre illustre abbé en particulier, je vous commande de nous servir d’escorte jusqu’au delà des limites de la forêt où nous allons pour le service de la pieuse association. »

Les bandits n’avaient garde de répliquer ; ils prirent leur cape et précédèrent les trois voyageurs, charmés de voir aussi bien réussir le stratagème que Jacomo leur avait indiqué ; ils ne tardèrent pas à connaître tous ses avantages.

Par deux fois ils rencontrèrent une troupe de brigands qui sans doute les auraient embarrassés ; mais qui, à la vue d’Orphano et de Giuseppe, se contentaient de s’incliner en silence, et de les suivre d’un regard curieux.

Plus on approchait de la plaine, plus les voyageurs eussent voulu retarder la venue du jour. Déjà les premières lueurs de l’aube faisaient qu’on se distinguait dans ces lieux, lorsqu’enfin ils atteignirent le but tant désiré de leurs souhaits. Les deux bandits, en cet endroit, leur demandèrent s’ils ne voulaient pas qu’ils les accompagnassent plus loin ; et sur le refus de Lorédan, ils lui observèrent que les Frères Noirs n’étaient pas bien vus dans les villages voisins ; mais comme on peut le croire, nos aventuriers persistèrent à les remercier, et se séparèrent d’eux ; ceux-ci rentrèrent dans la forêt, et les autres poursuivirent leur route, respirant plus librement, et charmés qu’on ne les eût pas reconnus, et qu’on n’eût pas soupçonné le sexe de leur aimable compagne.

Ils s’empressèrent, dès qu’ils furent seuls, de choisir la route la plus droite qui pût les mener au village voisin, mais avant que d’y entrer ils furent derrière un buisson changer de costume, et quittant la robe de Frère noir, en firent un paquet qu’ils portèrent avec eux, ne voulant point le perdre, et imaginant que plus tard peut-être elle leur deviendrait nécessaire.

La dame inconnue continua de se couvrir de sa toque et de son manteau, pour ne pas trop éveiller la curiosité des gens de la campagne, et pour ne pas ébruiter les particularités du voyage que les deux amis venaient de faire.

Dès qu’ils eurent atteint la première hôtellerie, ils cherchèrent à se procurer trois chevaux, et facilement ils les obtinrent ; dès que ces soins furent pris, ils partirent promptement, et vers le milieu de la journée, ils découvrirent enfin les hautes tours d’Altanéro, que plus d’une fois Lorédan et Grimani avaient craint de ne plus revoir.

Le marquis voulant toujours s’envelopper de quelque apparence de mystère se décida à s’introduire par la petite entrée qui s’ouvrait dans les fossés, et confiant leurs montures aux paysans qui les avaient accompagnés ; ils descendirent le chemin de la poterne. Lorédan d’un air respectueux offrit la main à l’inconnue ; Amédéo les suivit et tous les trois entrèrent dans le château.

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