Le Monastère des frères noirs

CHAPITRE XIX.

Quoique nous ayons négligé de parler de la dame étrangère amenée dans Altanéro par Lorédan, au retour de son voyage de chez les Frères noirs, on ne doit pas croire que ce seigneur l’eût abandonnée ; bien au contraire, il s’empressa dès le lendemain, de monter à son appartement pour lui demander de ses nouvelles et lui présenter l’hommage de son respect.

Madame la Sénéchale, que Francavilla vit auparavant, lui donna les premiers renseignemens sur l’étrangère ; elle s’était levée tard et ses beaux yeux paraissaient remplis de larmes ; elle demanda une harpe ou une guitare, et elle lui procura l’une et l’autre ; aussi Lorédan ne fut pas surpris, lorsqu’en entrant dans le passage qui aboutissait à son appartement, son oreille fut frappée par les sons mélodieux que des mains exercées tiraient du premier des instrumens. Le marquis devinant qu’elle allait chanter, s’arrêta pour entendre. Il ne se trompait pas dans sa conjecture ; bientôt l’étrangère élevant la voix fit entendre le chant suivant :

Hélas ! j’aurai donc sans retour

Quitté cette rive embaumée,

Où mes yeux s’ouvrirent au jour,

Où des miens je fus tant aimée.

Tout aujourd’hui vient redoubler

Les maux du destin qui me gêne ;

L’amour devrait me consoler,

Et l’amour ajoute à ma peine.

Je descendis sans nul regret

Du rang où j’étais destinée ;

Mon cœur m’offrit le doux attrait

Des plaisirs d’un saint hymenée,

Qu’ils ont su bientôt s’envoler,

Ce rêve et l’espérance vaine ;

L’amour devrait me consoler,

Et l’amour ajoute à ma peine.

Voguant sur la mer en fureur,

Sans effroi je vis sa colère ;

Le calme régnait en mon cœur,

Près de l’époux qui sut me plaire.

Loin de lui tout sait m’accabler,

Je cède au malheur qui m’entraîne ;

Amour qui dois me consoler,

Viens enfin adoucir ma peine.

Les expressions mélancoliques de cette romance, le chant plus plaintif encore qui l’accompagnait, portèrent également la tristesse dans la belle âme du marquis. Il déplora que pour son intérêt peut-être, les larmes de la dame affligée coulassent en ce moment ; aussi ce ne fut qu’avec une morne contenance, qu’il parut devant elle, après l’avoir fait prévenir par la Sénéchale qu’il désirait l’entretenir.

Elle le reçut avec une grâce particulière, avec cet air noble et facile donné par l’habitude du grand monde ; elle remercia Lorédan de ses soins, et quand il voulut loucher quelque chose de la peine secrète qu’elle éprouvait, elle garda un silence qui pourtant n’offrait rien de désobligeant. Elle éluda avec adresse le peu de questions auxquelles elle ne voulut pas répondre, et tout ce que put obtenir Francavilla fut la connaissance de son nom.

« On m’appelle Palmina, dit-elle, c’était ainsi que j’étais désignée dans un temps plus heureux ; quant à ce qui me concerne encore, je ne puis rien en dire, je dois attendre, pour m’expliquer, la volonté de l’être, notre commun ami. »

Lorédan la conjura de lui faire connaître tous les désirs qu’elle pouvait former, son dessein étant de les satisfaire.

« Hélas, signor, répliqua-t-elle vous le pouvez bien aisément ; je veux du repos, et qu’un mystère continuel enveloppe mon séjour dans cette demeure, dont on m’a suppliée de ne pas sortir ; d’ailleurs où pourrais-je aller sans exposer des jours pour moi plus précieux que ma propre vie ; j’attendrai donc ici l’époque où votre ennemi cessera de vous nuire, et qui vous mettra dans les bras de votre protecteur. »

Ainsi se termina cette première entrevue, elle fut suivie de plusieurs autres ; mais Lorédan ne les multiplia point, n’ayant pas tardé à comprendre que Palmina était contrainte chaque fois qu’il se présentait devant elle. Ses journées se passaient toutes à jouer des instrumens, à lire les curieux manuscrits qui remplissaient la bibliothèque du château ; à peindre sur du vélin de précieuses miniatures ; quelquefois elle montait sur la cime de la tour la plus voisine de son appartement ; et là, sans être aperçue de l’intérieur du château, elle respirait l’air frais de la mer ; et la vue des voiles blanches qui parcouraient l’immensité des flots, lui rappelait le voyage dernier qu’elle venait de faire, le beau pays qu’elle avait abandonné, et la tempête furieuse qui devint la cause première de tous ses malheurs.

Le secret de sa présence au château fut religieusement gardé par le peu de personnes qui en étaient informées, et la vaste étendue d’Altanéro la dérobait facilement aux regards de ces indiscrets qui portent en tout lieu leur inactivité et leur curiosité coupable ; du moins dans ce séjour, si elle ne pouvait voir celui qu’elle regrettait, elle n’était pas soumise à la surveillance active de féroces brigands ; elle n’avait pas à repousser les insultes grossières, enfin, libre dans sa solitude, les murs qui l’entouraient n’étaient point ceux d’une détestable prison.

Mais rien ne pouvait chasser sa mélancolie, et ses travaux parvenaient à peine à la distraire pendant un peu de temps ; la moindre réflexion la ramenait au souvenir de ses peines, et l’amour un peu égoïste ne craignait pas de se plaindre parfois des sacrifices qu’un généreux cœur croyait devoir faire à l’amitié.

La dame sénéchale eut bien voulu causer avec elle plus souvent, mais Palmina, tout en se montrant reconnaissante des soins de la signora Orsoni, n’en demeurait pas plus communicative, et trouvait sans cesse le moyen de faire naître des obstacles à tout projet tendant à l’arracher de sa solitude chérie ; il y avait dans ses politesses une telle teinte de dignité et de supériorité, que la sénéchale vit clairement que Palmina avait occupé autrefois un haut rang, et dès cette découverte, elle la traita avec plus de respect, et la tourmenta moins pour la plier à ses habitudes.

Ainsi s’écoulèrent plusieurs jours durant, lesquels elle ne reçut aucune nouvelle de celui qu’elle regrettait sans cesse ; plus il s’écoulait de temps, plus sa morosité augmentait. Hélas, qu’ils sont heureux ceux qui, servis par leur étoile, n’ont jamais connu les chagrins cuisans de l’absence ; cette peine causée par l’incertitude où l’on se trouve de revoir l’objet chéri ; le besoin impérieux d’être ramené dans ses bras, d’en parler, d’y penser sans relâche ; non jamais on ne fut réellement infortuné lorsqu’on put pleurer ensemble : et lorsqu’aux tribulations de la vie ne se joignit pas celle d’un éloignement plus insupportable encore.

Lorédan, séparé de son Ambrosia, connaissait aussi tous les chagrins enfantés par l’absence ; mais les siens devaient avoir promptement leur terme ; il était même le maître de les abréger ; d’une autre part néanmoins, les menaces que lui avaient adressées les émissaires de ses ennemis ne laissaient pas de lui causer de vives inquiétudes ; il redoutait que ces monstres ne voulussent étendre leur mission sur son amante ; et l’avenir le tourmentait par l’épaisseur des ténèbres dont il paraissait s’envelopper.

Cependant plusieurs lettres d’Ambrosia le pressèrent de venir à Palerme. Il était assez porté par son cœur à se rendre à de si douces instances ; d’ailleurs le 22 du mois s’approchait, et rien au monde ne lui eût fait perdre de vue le rendez-vous qu’on lui avait assigné à cette époque. Il avait mis ordre à toutes ses affaires ; les préparatifs de la pompe nuptiale qui devait avoir lieu à Altanéro étaient terminés, il ne lui restait plus rien à faire, et en conséquence il se résolut à partir.

Il eût bien voulu se faire accompagner dans le voyage par Amédéo Grimani. Les périls qu’ils avaient courus ensemble, avaient selon l’usage resserré les nœuds de leur amitié ; mais Amédéo était absent, il courait en chevalier errant les contrées voisines pour retrouver une fille qu’il n’avait pour ainsi dire fait qu’entrevoir. Ce signor, tout occupé de ses recherches, n’avait point donné de ses nouvelles, soit qu’il eut négligé de le faire, soit qu’il fût honteux de l’inutilité de ses pas.

Son oncle Mazini, passait les jours de son absence à gémir sur son étourderie ; il attribuait tout aux Frères Noirs, leur reprochait les événemens les plus naturels ; et si les orages tant ordinaires en Sicile venaient à fondre sur le château, il avait vu les premières nuées s’élever de la forêt sombre, obéissant sans doute aux commandemens de quelque habile magicien.

Malgré sa colère, il affectionnait particulièrement Amédéo, fils de son frère, comme Lorédan l’était de sa sœur. Il lui destinait la plus grande partie de sa fortune, et l’ayant élevé, il éprouvait pour lui une véritable tendresse ; aussi demanda-t-il à Francavilla de demeurer dans le château durant son absence pour y attendre le retour de Grimani, et pour continuer d’exercer une active surveillance sur les apprêts de la noce qui devait y avoir lieu.

Lorédan n’avait garde de se refuser à un désir si légitime ; il remit son autorité à son oncle ; après lui avoir recommandé personnellement la belle Palmina, il partit escorté d’une partie de ses proches, de ses amis, et d’une foule nombreuse de soldats bien armés. Il avait pris ces précautions, ayant peine à croire qu’on le laissât passer sans tenter quelque entreprise ; mais ses craintes se trouvèrent complètement déçues ; au calme, à l’apparente tranquillité qui régnait depuis sa sortie du monastère de Santo Génaro, on eût dit que jamais il n’avait eu à combattre d’audacieux ennemis.

La route fut donc sûre ; on la fit promptement, mais les fêtes données par les barons, sur les terres desquels on passait, ne permirent pas à Francavilla d’entrer à Palerme avant le matin du quatrième jour ; deux lui restaient encore jusqu’à celui qui devait enfin lever le voile dont Ferdinand Valvano avait couvert sa haine.

Nous ne décrirons pas l’entrevue de Lorédan et de son amie ; les amans en apprécieront sans doute toute la douceur. Ambrosia avait bien eu quelque connaissance des périls courus par Francavilla ; mais lui, au lieu de les augmenter par ses récits, chercha à les diminuer au contraire ; il la rassura de son mieux, lui certifiant que la renommée, selon sa coutume, avait singulièrement exagéré la chose.

Ambrosia satisfaite de le revoir, n’eut pas de peine à le croire ; d’ailleurs à son âge, s’occupe-t-on d’une douleur qui n’existe plus, quand on est toujours prêt à oublier le chagrin même présent. Francavilla pourtant fut curieux de revoir les tablettes par lui données à son amie, et qu’il avait cru reconnaître dans la corbeille de la villageoise inconnue ; il eut, en les tenant dans sa main, la preuve non équivoque qu’il avait été trompé par l’extrême ressemblance de ce meuble avec celui qu’il avait vu ailleurs.

À Palerme, Lorédan trouva des lettres de son roi, Frédéric Ier. Ce monarque, cher aux Siciliens par ses grandes qualités et par sa bravoure, était le troisième fils de Pierre d’Aragon et de Constance de Souabe. Lorsqu’après les vêpres siciliennes, cette princesse fut appelée à venir recueillir une des deux couronnes portées par Mandfred son père, Frédéric s’empressa de la suivre en Sicile, et là, il commença sa carrière par combattre les Français, haïs à cause des crimes de leur roi, Charles d’Anjou. Il fut l’un des plus fermes soutiens de sa famille ; après la mort de son frère aîné, et quand Jacques Second quitta la Sicile pour aller régner en Aragon, Ferdinand resta chargé du soin de défendre ce peuple insulaire ; bientôt trahi par son propre roi, qui n’eut pas honte de traiter avec ses oppresseurs, et de vouloir le livrer à leur rage. En apprenant ce pacte honteux, toute la Sicile se révolta ; elle jugea que son sceptre n’appartenait qu’à celui qui voulait la défendre, et d’une voix unanime Ferdinand le reçut à son tour. Il fut couronné dans la cathédrale de Palerme, le vingt-cinq mars onze cent quatre-vingt-seize ; et malgré le nombre de ses ennemis, malgré la trahison de Roger de Loria, son grand-amiral, il sut maintenir son indépendance, et contraindre après de longs combats, son rival, le roi de Naples, à s’accorder avec lui, et à lui donner sa fille en mariage.

Le père de Lorédan avait vaillamment combattu pour ce héros depuis le commencement de la guerre ; et après sa mort glorieuse, car elle eut lieu sur le champ de bataille, il fut dignement remplacé par son généreux fils. Ferdinand Ier appréciait les mérites du vieux marquis de Francavilla, et après l’avoir regretté, il vit que Lorédan pouvait prendre sa place ; aussi se plut-il à combler ce jeune homme de toutes ses faveurs ; bientôt elles augmentèrent au point d’inquiéter l’ambition des plus grands seigneurs.

Leurs intrigues pourtant leur apprirent à connaître que Lorédan n’était pas encore dans cet âge où l’amour de la puissance succède à toutes les autres passions ; une femme l’occupait plus que l’amitié du monarque ; et il eût aimé Ambrosia, si elle eût été la dernière des Siciliennes, comme il la chérissait dans le haut rang où la fortune l’avait jetée.

Le duc Ferrandino était le plus puissant seigneur de toute la Sicile, ses richesses étaient immenses ; son influence s’étendait fort loin ; déjà plusieurs fois sa famille s’était alliée aux maisons qui, successivement, avaient régné sur la Sicile ; on avait cru même en ce moment que le plus jeune des trois fils du roi voulait s’unir avec Ambrosia, et cette pensée éloignait un grand nombre de concurrens.

On fut donc très-étonné lorsque la nouvelle de l’union de la noble Ambrosia avec Lorédan se répandit ; quelques-uns en furent fâchés ; mais tout le monde crut reconnaître dans ce mariage la volonté du monarque, se déclarant en faveur de son jeune ami ; on dit également que le prince Manfred en témoigna quelque peine ; et ce fut pour ne pas l’affliger par le spectacle de son bonheur, que Lorédan voulut transporter d’abord à Palerme la cérémonie de son mariage, et puis à Altanéro, lorsque par le don du prince Montaltière, cette superbe terre fut devenue son apanage.

Les lettres du roi apprenaient à Lorédan qu’il trouvait déjà bien longue son absence, il le prévenait qu’il aurait promptement besoin de lui, et qu’il voulait déposer dans son sein un secret important ; en même temps, et par une seule phrase, il se plaignait de la perfidie de Ferdinand Valvano, qui, disait-il, l’avait indignement trompé dans la mission qu’il lui avait confiée.

Ceci ne devait pas étonner Lorédan, lui aussi avait acquis la triste preuve que Valvano avait trahi les plus chères affections ; cependant malgré tout le mal que cet indigne ami lui avait voulu faire, il déplora que non content de tromper l’amitié, il eût voulu se rendre coupable du même crime envers son souverain.

Lorédan garda pour lui cette confidence. Le seul auquel il eût pu en faire part était l’excellent Luiggi ; et celui-ci n’était pas auprès de lui ; mais du moins avait-il l’espérance de le revoir avant peu de temps ; car le 22 approchait, ce jour qui devait faire briller pour lui une lumière nouvelle.

Auprès du château d’Altanéro, s’élevait celui de Rosa-Marini qui était une possession du duc Ferrandino, et le lieu où ce seigneur voulait conduire sa famille, en attendant l’heure du mariage projeté ; on devait partir de cette forteresse pour aller épouser dans celle de Francavilla. Pour s’y rendre on n’attendait que la venue de Lorédan ; et le duc, dès qu’il l’eût vu à Palerme, fixa le moment du voyage au 22, ne croyant pas que cette résolution put contrarier son gendre futur.

Lorédan n’en fut instruit que le 21 au soir, et son chagrin en parut extrême ; il éclata sur son visage, et le duc s’en apercevant, lui demanda s’il avait un motif pour reculer cette course.

Francavilla ne répliqua pas d’abord ; il ne voulait nullement instruire son beau-père des mystères qui l’intéressaient seul ; et néanmoins fallait-il lui donner une raison quelconque pour l’instruire que le 22 il ne pourrait l’accompagner. Heureusement il lui vint dans l’esprit de profiter du secours que lui offrait la lettre nouvellement reçue du roi, et en balbutiant, il dit que des ordres de Frédéric ne lui permettaient pas de sortir le 22 de Palerme.

Le duc jetant sur lui un regard scrutateur, se montra étonné qu’il n’eût pas donné plus tôt cette raison, et qu’il eût eu besoin de la chercher. – « Je croyais, lui dit-il, que votre tendresse aurait été impatiente d’avancer le moment de votre bonheur, et maintenant ma fille partira pour Rosamarini, sans que son prétendu lui serve d’escorte. »

– « Assurément, signor, répondit Lorédan, je me fusse empressé de prévenir ce malentendu, si j’eusse pu prévoir votre résolution ; mais comme vous ne m’aviez rien dit, j’espérais que vous me prendriez pour conseil dans cette occasion importante ; et voilà la cause réelle de mon silence. Ah ! que vous lisez mal dans mon cœur, si vous n’y voyez pas une peine réelle, et qui m’accable dans cet instant. »

Un silence assez long succéda à cette conversation. Le duc se flattait que Lorédan, pour compléter sa justification, lui donnerait connaissance des volontés du souverain ; mais Francavilla n’avait garde de le faire ; il lui eût fallu inventer, et il n’aurait pas osé compromettre le nom de son roi ; et le duc se trouva trompé dans son espérance.

Ceci, comme on doit le croire, n’apaisa pas son dépit, et disant à Francavilla qu’ayant fait tous les préparatifs pour son départ, il ne voulait pas le contremander, il s’éloigna, et fut instruire sa fille de ce désagréable incident. Ambrosia de son côté se montra pareillement émue d’une aussi étrange résolution ; partir sans le marquis lui paraissait inconcevable. S’il avait eu à essuyer les hauteurs du duc, il lui fallut répondre aux larmes et aux reproches de son amie.

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