Le Monastère des frères noirs

CHAPITRE XX.

Ambrosia ne pouvait s’imaginer que les ordres du roi dussent l’emporter sur ses désirs ; aussi parut-elle en ce moment violemment courroucée contre le marquis. Il vit bien que de sa fermeté dépendait son sort à venir ; et malgré son vif désir de suivre une femme idolâtrée, il se crut obligé à persister dans sa résistance.

Ce fut en se jetant aux pieds de la belle Sicilienne qu’il implora son pardon. « Pouvez-vous croire, lui dit-il, que ma peine n’égale pas la vôtre ? n’ai-je pas placé tout mon bonheur dans notre amour, et dois-je vous paraître coupable par cela seul que je suis obéissant. Pouvais-je prévoir la volonté souveraine, et votre père n’eût-il pas pu me prévenir à l’avance du jour qu’il voulait fixer pour son départ ; en me montrant cette complaisance, nous nous fussions entendus sans embarras ; vos beaux yeux ne verseraient pas de larmes, tandis que mon cœur est cruellement déchiré. »

La vérité parlait avec tant d’énergie par la bouche de Lorédan, qu’Ambrosia la première revint sur son compte à de sentimens plus avantageux, et d’une voix moins émue, elle lui demanda s’il tarderait trop à venir la rejoindre.

Non, sans doute, s’écria-t-il, je ne prolongerai point par plaisir ma souffrance. Je quitterai Palerme dès que j’aurai rempli le devoir qui m’y retient ; peut-être sera-ce le 23 du mois ; mais assurément ce ne sera jamais plus tard que le 24. »

Ceci acheva de contenter Ambrosia ; elle eût voulu que son père consentît à retarder leur voyage de ces deux jours ; mais la chose se trouva impossible. Le duc, à ses belles qualités, joignait beaucoup d’orgueil et une susceptibilité excessive. Comme il n’avait pas pour Francavilla l’amour que lui portait sa fille, il se montra plus difficile à contenter, et tout en convenant que sa colère était éteinte, il n’en persista pas moins dans son projet de partir au jour indiqué.

Lorédan comprit qu’il ne fallait pas le presser davantage ; il le remercia de ses bonnes intentions, et l’assura qu’il ne tarderait pas à le rejoindre. Peut-être au fond de son cœur n’était-il pas fâché du départ de son amie ; sa présence à Palerme eût pu le gêner au moment précis ou il devait être libre, et il portait en lui un désir extrême de parvenir à expliquer les mystères qui le tourmentaient depuis quelques jours.

C’était avec une extrême impatience qu’il souhaitait la venue de ce jour. Long-temps avant le lever de l’aurore, il avait quitté sa couche, déguisant son impatience sous l’envie d’assister au départ de la charmante Ambrosia. Il était déjà dans le grand salon du palais Ferrandino, quand le soleil s’éleva de derrière la cime immense de l’Etna, le roi des monts.

Ambrosia parut charmée de cet empressement de son futur époux ; elle y trouvait la preuve que sa tendresse n’était point passée ; et que pouvait-elle souhaiter de plus en cet instant ? Le duc lui-même se montra bienveillant ; il offrit pour la première fois à Francavilla ses regrets sur le malentendu qui les séparait momentanément ; et Francavilla le remercia de ses bonnes dispositions, et fut disposé à croire que ce léger nuage ne ferait qu’ajouter de plus forts liens à leur attachement.

Le duc Ferrandino aimait le faste, et ses voyages ne se faisaient jamais incognito. Voulant aller par terre à Losa Marini, il avait fait venir plusieurs détachemens de ses hommes d’armes, des pages, des écuyers, tous vêtus de ses livrées, et superbement décorés. De magnifiques tapis de velours ou de Turquie chargés de ses écussons couvraient les mulets qui portaient le bagage. Ses chevaux brillaient sous leurs riches harnois ; des trompettes, des timbaliers le précédaient et une troupe de suivantes presque toutes jeunes et jolies environnaient sa fille qui par ses charmes effaçait ceux de cette foule de beautés.

Le duc avait fixé à dix heures du malin celle du départ. Un déjeûner somptueux, fut préparé à l’avance, et Lorédan invité à en prendre sa part.

Il lui semblait à ce noble marquis que le moment de sa séparation avec Ambrosia devait placer entre eux un voile qui ne se lèverait jamais. Ses pressentimens lui montraient l’avenir sous les couleurs les plus sinistres ; et moins il pouvait percer dans la nuit qui l’enveloppait, plus il se figurait que les clartés qui en jailliraient devaient être sanglantes.

Aussi malgré ses efforts pour déguiser cette profonde mélancolie, et pour ne laisser paraître que la peine éprouvée par le léger chagrin d’une absence de quatre ou cinq jours, ses yeux n’en peignaient pas moins un souci sans borne ; et Ambrosia le remarquant, le rapporta à l’amour fâché ; et plus encore elle aima l’amant qui ressentait sa peine avec une si vive douleur.

Enfin le duc donna le signal, Lorédan se levant tout tremblant se précipita sur la main de son amie, la couvrit de ses baisers, laissant dans ses gestes, dans ses paroles entrecoupées éclater un tel désespoir, que Ferrandino en eut pitié, et fut même sur le point de contremander les apprêts du voyage. Ambrosia de son côté versait d’abondantes larmes, elle cherchait à donner du courage à Lorédan, car elle croyait voir dans son regret le tourment d’un cœur qui s’accuse de ne pas savoir sacrifier les intérêts de son prince aux tendresses de son amour.

Lorédan chercha cependant à se vaincre lui-même, et présentant son bras à Ambrosia, il la conduisit jusqu’à son palefroi. Là eût recommencé une scène plus touchante ; mais le duc prit sur lui d’engager le marquis à remonter dans les appartemens du palais pour chercher un voile qu’il disait avoir été oublié par sa fille. Lorédan comprit tout ce que voulait ce désir, il eut l’air d’y accéder et à peine eut-il monté les premières marches du grand escalier que le cortège partit en toute hâte.

Francavilla l’entendit s’éloigner, ses genoux soudain fléchirent sous lui ; il se vit contraint à s’appuyer contre une colonne pour attendre le retour de ses forces ; enfin, surmontant sa douleur, il chercha à se raisonner lui-même, et à montrer combien il avait tort de s’affliger lorsque selon toute apparence la conversation qu’il allait avoir sous peu d’heures, lui ferait clairement apprécier l’étendue du péril qu’il courait, et de toute manière le rendrait moins redoutable, puisqu’il ne lui serait pas caché. Après avoir fait ces réflexions, il sortit du palais Ferrandino pour se retirer dans sa demeure. En passant sur la grande place contre un homme de haute taille, de mauvaise mine, et qui en le voyant tressaillit de tous ses membres, Francavilla de son côté fut pareillement ému ; il lui semblait reconnaître les yeux la tournure du personnage ; et comme cet individu cherchait à ne plus le perdre de vue, il le regarda aussi avec plus d’attention, et une subite inspiration lui fit croire que ce pourrait bien être le prieur des Frères Noirs du monastère de Santo Génaro.

Que pouvait-il faire à Palerme, et dans cette circonstance encore ? quoi ! au jour où le protecteur de Lorédan devait lui révéler un grand secret, des ennemis de l’un et de l’autre se trouvaient au lieu du rendez-vous. N’y aurait-il pas quelque piège caché dans toute cette conduite, et la méfiance entra naturellement dans le cœur de Francavilla ; il revint dans son palais extrêmement troublé au souvenir de la rencontre qu’il venait de faire, bien certain que des méchans avaient deviné ce qui devait se passer.

Dans le premier instant le marquis eut quelqu’envie de renoncer au rendez-vous, d’envoyer un valet à sa place prévenir Luiggi qu’ils étaient épiés ; mais bientôt il eut honte de cette terreur, et il se promit de braver le péril sans néanmoins négliger les précautions voulues par la prudence.

Que les heures lui paraissaient longues, jusqu’à celle qui devait le conduire dans la cathédrale. Plus d’une fois, il commanda ses chevaux pour aller faire une course dans la campagne ; mais à chaque fois, par un sentiment involontaire, il révoqua l’ordre qu’il avait donné.

Cependant il brûlait du désir de sortir de sa demeure ; et, pour se satisfaire, il voulut essayer de se déguiser de nouveau : il revêtit un méchant habit, s’enveloppa d’un manteau plus misérable encore, attacha sur sa figure une épaisse barbe et de longues moustaches ; un vaste chapeau couvrait son front ; et à sa ceinture pendaient une épée et deux larges poignards. Ainsi se costumaient les bandits de Palerme, ceux qui, pour quelques pièces d’or, ne craignaient pas de se souiller d’un meurtre exécrable.

Lorédan, ainsi déguisé, sortit par une porte secrète de son palais, donnant sur une ruelle étroite et peu fréquentée ; il traversa de longs détours, et entra sur la grande place par une rue tout écartée, en se promenant de long en large ; il cherchait principalement à retrouver le prieur des Frères-noirs, supposé qu’il ne se fût pas retiré encore, et, dans le fait, il ne le trouva pas.

Dans le temps qu’il errait ainsi, plusieurs autres bandoleros (c’était ainsi qu’on appelait les gens de sa sorte) vinrent rôder autour de lui, comme pour le reconnaître, et le hasard le servit merveilleusement en cette rencontre ; la couleur du vêtement et du manteau, les traits chargés du marquis, sa taille haute ; la couleur de son poil et de ses cheveux le rendaient quelque peu ressemblant à un bandolero célèbre, qui, depuis quelque temps, avait disparu de Palerme ; aussi vint-on saluer son Sosie du nom terrible de Bononégro.

Mais Lorédan, tout en s’applaudissant de cette ressemblance, ne se souciait nullement d’entrer en conversation avec des brigands ; aussi, leur rendant leur salut en silence, il se tournait soudain de l’autre côté. Cette conduite ne fit naître aucun soupçon dans l’âme de ses prétendus camarades ; tous, en voyant qu’il désirait être seul, s’éloignaient en disant : Il va travailler, laissons-le tranquille, ce qui, en langage vulgaire, signifiait, notre drôle attend son homme, afin de jouer du poignard.

Le marquis pourtant se lassait d’une promenade infructueuse, et il lui vint dans la pensée d’aller visiter les environs de la cathédrale, lorsqu’il aperçut le prieur qui revenait sur la place, accompagné de deux bandits de la forêt, parmi lesquels Lorédan crut reconnaître l’un de ceux qui l’avaient accompagné lors de sa sortie de la forêt sombre ; il ne se trompait pas : c’était le chanteur de romance, Orfano.

Le méchant moine, qui, à son tour, jetait de toutes parts ses regards scrutateurs, ne tarda pas à observer la marche délibérée du bandolero de nouvelle espèce. Il le regarda long-temps attentivement ; puis, se penchant à l’oreille d’Orfano, il lui dit un mot en secret ; et ce dernier, quittant le prieur, fut parler à un bandolero occupé à voir jouer à la mourro ; celui-ci, détourné de son occupation, et pour répondre à la question qu’on venait sans doute de lui faire, se tourna vers le marquis, fit une exclamation, et parut engager Orfano à aller lui parler lui-même.

Lorédan, tout en ayant l’air d’errer indifféremment, ne perdait pas de vue les menées de ses ennemis ; il crut avec joie qu’on voulait l’engager dans la troupe ; il ne se trompait point ; ce fut avec impatience qu’il attendit Orfano, chargé, selon toute apparence, du soin de lui porter la parole.

Orfano, en effet, ne tarda pas à l’aborder. « Bonanégro, lui dit-il, on parle de toi comme d’un bandolero recommandable, et pourtant tu n’es jamais venu prendre tes grades parmi les bandits de la forêt.

– » C’est, répondit Lorédan, que je n’aime pas à travailler en grande troupe : les chevreuils, les cerfs s’assemblent ; mais les lions, les tigres marchent seuls, et sans compagnie.

– » Je sais bien cela ; mais l’homme seul ne peut pas tout faire ; il est des occasions où d’autres bras lui sont utiles, et les bons coups ne se font qu’en nombreuse compagnie.

» – Je n’en aime d’autre que celle de mon épée et de mes poignards.

– » Ainsi tu refuserais une forte somme si on te proposait de marcher durant une heure sous les ordres d’un habile capitaine ?

– » Si c’était un homme de la profession, je rougirais de me laisser conduire par lui ; mais si un signor baron a besoin de moi pour venir à bout d’une grande entreprise, comme, seul, il peut savoir ce qu’il y a à faire, je ne balancerais pas à m’enrôler pour une heure sous son étendard ; mais, avant tout, frère, il faut savoir de quoi il est question, qui me commandera, et contre qui nous marcherons ?

– » Ta main.

– » La voilà.

– » Tu jures ?

– » Sur mon âme.

– » Le silence, le secret.

– » C’est dit.

– » Eh ! bien, as-tu entendu parler des Frères-Noirs ?

– » Qui ? ces nouveaux diables qui habitent là bas dans la forêt sombre ?

– » Oui, c’est d’eux que je veux te parler ; ils ont juré de se défaire d’un marquis que tu connais peut-être, du signor Lorédan Francavilla…

– » Qui épousa hier la fille du duc Ferrandino ?

– » Il ne l’a pas épousée, je te jure ; il ne l’épousera même jamais, ou son compte lui sera fait avant l’heure des noces. »

– » Ainsi c’est de lui qu’il est question ; et dois-je le frapper ? »

– « Je n’en sais rien encore ; Voilà cent écus d’or ; trouve-toi, à six heures trois quarts, sous le portique de la cathédrale ; là je t’instruirai de ce qu’il faudra faire ; et, si le succès répond à notre attente, la somme sera doublée. »

Lorédan eût bien voulu refuser la bourse qu’on lui présentait ; mais il eût alors éveillé les soupçons d’Orfano ; car ce n’était guère l’usage des bandoleros d’agir avec un tel désintéressement, et toujours à l’avance une partie du service était payée ; force donc lui fut de prendre cet argent honteux, et en même temps il se promit de le verser dans la caisse des pauvres, placée à la porte de la cathédrale.

Cependant il était impatient de s’éloigner, rien ne lui restait plus à apprendre ; il avait la certitude du complot formé contre lui et contre Montaltière, sans doute aussi ; prétextant une extrême nécessité de ne pas perdre de vue un Palermitain qu’il dit surveiller, il quitta Orfano, lui promettant de se trouver au rendez-vous à l’heure précitée.

Le bandit de la forêt fut rejoindre le Frère-Noir ; Lorédan reconnut à ses gestes qu’il félicitait le prieur de l’acquisition qu’il venait de faire ; c’en était assez, Lorédan, après deux autres tours de place, s’évada par une maison qui avait une issue dans une rue voisine, et s’en revint en toute hâte au Palais.

Plus il y avait de danger à se trouver au rendez-vous, plus il eut envie de ne le point manquer ; mais en même temps que sa volonté le portait à braver le péril, il crut devoir suivre tous les conseils de la prudence ; il fit appeler ses gens, et le nombre en était considérable ; les prévint que, vers sept heures, il devait aller faire une visite à l’archevêque, et, en conséquence, leur commanda d’être tous prêts à le suivre.

Il était d’usage, dans les visites de cérémonie, de se faire accompagner de ses écuyers, de ses pages, de ses soldoyers ; enfin d’y montrer toute sa puissance par la suite nombreuse dont on était environné. L’archevêque était proche parent de Lorédan, et celui-ci ne douta pas qu’il ne se prêtât à tout ce qui pourrait contribuer à déjouer les complots de quelques détestables ennemis.

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