Le Monastère des frères noirs

CHAPITRE XXII.

En causant ainsi, les deux amis parvinrent aux portes d’Altanéro ; toute la garnison était sous les armes pour recevoir l’illustre baron ; le sénéchal et le marquis Mazini étaient en tête ; tous les deux félicitèrent Francavilla sur son retour, et se plaçant à ses côtés, rentrèrent en bon ordre dans la forteresse.

Si la soirée n’eût pas été aussi avancée, le marquis eût couru à Rosa-Marini ; mais malgré son vif désir de le faire, il se vit contraint, par les instances de tous ses amis, de remettre au lendemain ce voyage si cher à son cœur. Plusieurs barons et hauts chevaliers l’avaient devancé et lui servaient d’escorte ; tous le complimentèrent affectueusement, et il fallut passer avec eux dans la salle du festin.

Mais avant que le repas fût servi, Lorédan, se dérobant à la joie des convives, prit secrètement le chemin de la chambre de Palmina ; il lui tardait de voir cette belle personne, et de savoir d’elle si elle n’avait pas reçu quelque nouvelle de celui qui leur était également cher.

Palmina le reçut avec sa gravité accoutumée ; il devina bientôt par sa conversation qu’elle était toujours dans la même incertitude, et il crut devoir la rassurer en lui disant qu’il savait d’une manière certaine que celui qu’elle regrettait se portait bien. Il n’eut garde d’entrer avec elle dans les détails qui eussent pu la troubler ; aussi ne lui dit-il pas un mot des événemens de Palerme, se contentant de lui confier que les nouvelles dont il lui faisait part lui étaient venues par une voie indirecte.

Palmina, renfermée dans sa douleur, ne chercha pas à prolonger la conversation ; et pour ne pas ajouter à sa peine, Francavilla lui dit également qu’avant peu il allait s’unir à la femme de son choix. Il craignait, le noble seigneur, de la tourmenter, en lui offrant le tableau d’une félicité qu’elle ne partagerait pas de long-temps ; il songea à se retirer après avoir renouvelé à l’étrangère les expressions de son dévoûment et de son respect.

L’aurore, en teignant de ses roses vermeilles les portes de l’orient, trouva debout le marquis Francavilla ; il voulait partir pour Rosa-Marini, et son impatience égalait son amour. Une grande foule de ses convives se joignait à lui ; Mazini, Amédéo, furent du nombre, et tous ensemble montèrent à cheval. Le désir de Lorédan lui faisait presser les pas de son coursier ; aussi fut-il bientôt arrivé aux lieux où l’amour l’attendait avec un désir extrême.

Ambrosia, en le voyant, oublia ses légères inquiétudes, et son cœur heureux ne rêva que les attraits de l’avenir. « Vous voyez, s’écria Lorédan, si j’ai voulu manquer à ma promesse. Je me suis hâté de me débarrasser des soins d’un impérieux devoir pour venir où m’appelaient mes plus douces espérances. Oh ! chère Ambrosia, avez-vous pu un instant douter de la sincérité de ma flamme ?

Ces protestations avaient trop le don de plaire à la jeune duchesse pour qu’elle voulût les voir finir ; elle abaissait seulement son céleste visage ; une vive rougeur embellissait l’albâtre de ses joues ; et de temps en temps, relevant avec rapidité ses paupières à demi fermées, elle lançait de vifs éclairs partant de ses yeux magnifiques, tandis qu’un gracieux sourire agitait sa bouche purpurine.

Mais combien plus éclata encore la rougeur d’Ambrosia, quand Francavilla s’adressant au duc lui annonça la très-prochaine arrivée de l’archevêque de Palerme, et en même temps lui demanda à quel jour de semaine suivante il voulait fixer celui qui devait éclairer son bonheur.

Le duc, ayant l’air de vouloir réfléchir à une chose qu’il avait déjà parfaitement décidée, promit de rendre réponse le lendemain ; ce délai parut un siècle à l’amoureux marquis ; mais force lui fut de se soumettre, n’osant pas insister dans la crainte d’alarmer la susceptibilité du duc qui lui était si connue.

Amédéo se présenta à son tour dans ce moment, et rompit une conversation qui aurait pu devenir embarrassante ; Ferrandino fut charmé de pouvoir s’échapper ; et Lorédan se rapprochant de son Ambrosia, déplora auprès d’elle ce qu’il appelait son malheur.

La jeune fille voulut avoir l’air de ne pas le comprendre, et sa feinte indifférence désola Lorédan jusqu’à l’heure où il fallut quitter le château. La délicatesse du duc Ferrandino était extrême sur ce point ; il n’eût pas souffert que le fiancé de sa fille reposât avec elle sous le même toit. Francavilla connaissait encore son opinion, et il se décida à reprendre la route d’Altanéro, en se disant en lui-même : oh ! quand la longue nuit qui va venir se sera écoulée, je pourrai reparaître sur le chemin de Rosa-Marini.

Ambrosia voulut le voir partir ; elle se plaça sur un balcon, et par un geste salua l’amoureux voyageur, qui, cette fois, n’avait garde de piquer son cheval ; tout au contraire, il se plaignait de sa vivacité, et cherchait à ralentir la vélocité de sa course.

Le jour suivant, comme Lorédan l’avait annoncé, il se prépara à faire le voyage de Rosa-Marini, et engagea son cousin Amédéo à le suivre. Grimani, à qui il importait peu dans quel lieu il se trouvât, et tourmenté d’ailleurs par une pensée qui ne le quittait pas, celle de la jeune inconnue, consentit volontiers à ce que Lorédan lui proposait.

En approchant du château de Ferrandino, les amis aperçurent Ambrosia sur le balcon où la veille elle leur avait fait les derniers adieux. « Heureux Francavilla, dit Amédéo, avec une espèce d’impatience, ne pourrai-je jamais voir comme vous un ange de beauté m’attendre avec empressement et avec le même sourire. »

« Pourquoi craignez-vous que la chose jamais ne vous arrive, répondit le marquis ? assurément il ne dépend que de vous de toucher le cœur d’une belle ; vous avez assez de mérite pour y parvenir facilement. »

« C’est-à-dire, qu’il me sera possible, dit Grimani en souriant, d’obtenir tout ce que je voudrai, hors la chose souhaitée avec le plus d’impatience, celle de posséder la villageoise qui ne peut sortir ni de ma tête ni de mon cœur. »

« Je vous certifie, reprit Lorédan, et vous pouvez m’en croire, que dans l’entrevue où m’appelait Luiggi, j’espérais bien obtenir de lui de précis éclaircissemens sur cette aimable agente dont il s’était servi. Je ne vous avais pas oublié ; vos intérêts, mon ami, me sont aussi chers que les autres ; mais les événemens, vous le voyez vous-même, ont été loin de me laisser le temps de causer avec ce second frère. À peine l’ai-je vu, et je dois maintenant attendre qu’il veuille consentir à se montrer à moi, pour pouvoir lui faire librement la série des questions importantes que je ne manquerai pas de lui adresser. »

Amédéo se montra vivement touché de ce que Francavilla venait de lui dire : Il l’en remercia avec une rare chaleur, le conjurant, en temps opportun, de se rappeler sa promesse. « Je ne puis oublier, dit-il, une parole d’un des brigands de la forêt sombre ; elle m’a donné matière à de fréquentes réflexions, lorsqu’il disait à ses camarades que vous alliez chercher loin ce que vous aviez près de vous ; et c’était de notre villageoise qu’il était question. L’ambiguité des paroles de Négroni me fit croire ensuite que par-là on entendait la tour d’où vous avez enlevé la dame Palmina ; mais il me semble que le religieux Luciani vous a dit que cette dame était la seule personne alors renfermée dans ce lieu. »

« Oui, dit Lorédan, il me le dit quand je lui demandai si ma mission se bornait à délivrer une seule victime ; peut-être les Frères Noirs avaient-ils dans les environs d’autres prisons que nous n’avons ni visitées ni soupçonnées. »

« Je ferai tant, je vous l’assure s’écria Amédéo, qu’enfin je la retrouverai, dussé-je à force ouverte aller attaquer les Frères-Noirs dans leur odieux repaire. »

« Vous me trouverez toujours prêt à vous seconder dans toutes les expéditions que vous aurez mûrement réfléchies, répondit Lorédan ; certes, je ne vous abandonnerai jamais. »

En prononçant ces dernières paroles, ils se trouvèrent aux portes de Rosa-Marini, et la conversation prit fin. Lorédan était plus impatient cette fois encore de voir le duc Ferrandino que sa fille ; car il devait irrévocablement fixer le jour de son bonheur.

Le duc sourit à l’obstination de Francavilla qui ne le quittait pas d’une seconde, et paraissait lui vouloir parler en particulier. Enfin, ayant pitié de son inquiétude, ce seigneur le prit par la main et l’engagea à passer avec lui dans une autre chambre, demande que Lorédan n’eut garde de lui refuser. Là, quand ils furent loin de tout importun, le duc donna un siège à Francavilla, en prit un lui-même ; et ayant gardé un moment de silence. « Signor marquis, lui dit-il, vous me fîtes l’honneur hier de me faire entrevoir votre désir que je fixasse le jour de votre union avec ma fille, la duchesse Ambrosia. J’ai réfléchi sur cette demande importante, et après avoir balancé tout ce qui pouvait ou avancer ou retarder un pareil instant, j’ai cru vous complaire en accédant à votre impatience ; ainsi ce sera dans l’automne prochaine que ma fille deviendra votre épouse. »

À ces mots, prononcés avec une imposante gravité, Lorédan se leva précipitamment de son siège. « Grand Dieu ! signor, que dites-vous, s’écria-t-il ; quoi vous reculeriez d’une si affreuse durée le jour de ma félicité, et vous croiriez en cela me complaire ? ah ! que vous ayez mal interprété mes sentimens ? »

« Hé bien, reprit le duc, puisque vous ne voulez point attendre à cette époque, celle de mardi prochain vous satisferait-elle davantage ? »

Ici, le marquis comprit parfaitement que l’intention de son futur beau-père avait été de le tourmenter un moment ; il se jeta dans ses bras, le remercia avec toute l’effusion de la joie, et lui-même se vit à son regret dans l’obligation de faire une objection contraire à ses souhaits ; elle naissait de la crainte de Lorédan que l’archevêque de Palerme ne pût arriver pour ce jour, et sa présence était nécessaire.

Je puis, dit le duc en riant, vous enlever encore ce souci, ayant peu d’instans avant votre arrivée, reçu de ce respectable prélat la certitude qu’il serait ici après-demain. Vous voyez donc qu’en vous fixant la journée de mardi, je le faisais avec connaissance de cause.

L’allégresse dont le cœur de Francavilla était plein avait besoin de s’épancher ; il pria donc le duc de lui permettre d’aller apprendre à Ambrosia cette heureuse nouvelle ; et ayant eu l’approbation qu’il sollicitait, il se rendit promptement près de sa belle fiancée ; elle était alors dans la salle de musique, où sa voix harmonieuse se mariait aux sons d’une harpe sonore, elle chantait une romance nouvellement apportée d’Écosse, par un chevalier de ses parens ; et à l’heure où elle allait être heureuse, la charmante fille répétait les expressions de la douleur d’une princesse, de l’infortunée Malvina.

Il est minuit, brillant et taciturne,

L’astre des nuits lance ses pâles feux ;

Dans le vallon, seul le hibou nocturne

Trouble les airs de son cri douloureux.

Moment fatal ! à cette heure funeste

J’ai vu finir le bonheur de mes jours !

Alfred n’est plus, et son épouse reste,

Fille des rois, sans appui, sans secours.

Brisons le fer instrument de sa gloire,

Et cette harpe où sa main, tour-à-tour,

Se complaisait à peindre la victoire,

Ou les plaisirs que lui donnait l’amour.

O chef vaillant ! au printemps de ta vie.

Tu succombas comme une tendre fleur,

Et Malvina, ta noble et triste amie,

S’éteint de même, en proie à sa douleur.

Près du cercueil où mon Alfred sommeille,

Je viens verser les larmes de l’amour,

Pendant la nuit et quand l’aube vermeille

Sur un char d’or ramènera le jour.

Mais dans mes sens un froid mortel pénètre

Mon cœur-glacé ne bat que lentement.

Pour Malvina le bonheur va renaître ;

Elle s’endort auprès de son amant.

Lorédan, comme nous l’avons dit, arrivait auprès d’Ambrosia plein de l’ivresse du contentement, et cette romance lugubre, donnant un nouveau cours à ses idées, plongea son âme dans une subite mélancolie. Une superstition involontaire lui montrait comme un mauvais présage ce qui était sans doute l’effet du seul hasard ; malgré lui son cœur tressaillît aux derniers accens, et s’approchant de la jeune duchesse, Francavilla lui dit : « Laissons pour un moment les malheurs de cette amante infortunée ; occupons-nous de notre présente félicité. Votre père a fixé le jour d’une prospérité qui sera sans mélange, et mardi prochain je n’aurai plus de vœux à former. »

Ce discours charmait Ambrosia ; une vive rougeur colora ses joues, et elle abandonna au marquis une main qu’il pressa contre ses lèvres. « Singulier contraste, dit-elle, entre notre position et les paroles de ma romance ; je vais donc voir, pour ainsi dire, dans la même minute, briller les flambeaux de l’hymen et ceux du tombeau ; voilà, dit on, la vie, Lorédan ; est-il donc vrai que la mort soit aussi près de la prospérité.

Ce n’était point par de telles paroles que le marquis pouvait retrouver sa gaîté ; plus que son amante, il pouvait connaître la proximité de l’abîme où la fortune pouvait le plonger, et il était par lui même aussi porté à redouter l’avenir ; et dans son imagination, il voyait l’étendard sanglant des Frères Noirs s’élever au milieu des pompes nuptiales.

Cependant, faisant un effort sur lui-même, il essaya de ramener la sérénité dans la belle âme de son amie ; il lui parla des heureux qu’ils pourraient faire au moyen de leurs immenses fortunes réunies ; il lui dit tout ce que l’amour satisfait peut exprimer ; et peu-à-peu Ambrosia rassurée, oublia sa romance pour ne songer qu’aux charmes d’une vie passée avec l’objet de son choix.

Lorédan pour la première fois, quitta Rosa Marini avec moins de chagrin ; il pouvait désormais compter les heures de l’attente, et son retour à Altanéro fut plus rapide ; il voulait donner les dernières instructions pour son mariage ; rien selon lui ne devait être négligé pour ajouter à l’éclat de cette charmante cérémonie.

Le marquis Mazini partageait la joie de son neveu, mais n’en conservait pas moins de secrètes inquiétudes ; il ne pouvait croire que les Frères Noirs restassent tranquilles en cette circonstance ; et quoiqu’il ne le fit point paraître, il ne se défiait pas moins des complots qu’ils pouvaient machiner. On le voyait allant çà et là sous prétexte de visiter le château, de hâter les ouvriers ; mais dans le fait il cherchait à tout voir par lui-même, afin de déjouer de coupables menées s’il parvenait à les découvrir.

Lorédan et Amédéo admiraient la vivacité de leur oncle ; ni l’un ni l’autre ne devinaient ses pensées, peut-être même les partageaient-ils secrètement ; mais comme lui, nul n’avait garde de vouloir les laisser paraître.

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