Le Monastère des frères noirs

CHAPITRE XXIV.

Amédéo, durant tout le repas, crut remarquer, dans Lorédan, une préoccupation qui ne lui était pas ordinaire ; celui-ci rêvait effectivement aux choses qui surviendraient de l’assignation donnée par l’archevêque ; et Grimani, rapportant tout à son idée présente, s’imaginait que Francavilla songeait à ce qu’il devait faire durant la nuit qui avait déjà commencé ; aussi ne se lassa-t-il pas d’examiner toutes ses démarches, et il le vit s’échapper du salon bien long-temps avant l’heure accoutumée de sa retraite ; pour lui, il ne quitta pas ses compagnons ; il savait le moment précis où sa course devait commencer.

À minuit il se retira avec les derniers convives ; chacun passa dans son appartement ; déjà la plus grande partie des habitans du château étaient couchés ; les moins diligens ne tardèrent pas à le faire, et peu de temps après le silence régna de tous côtés.

Grimani écoutait attentivement le bruit des portes qui, se fermant avec fracas, retentissaient dans les vastes galeries ; il voyait de sa fenêtre les lumières s’éteindre successivement ; enfin, un calme général annonça que le sommeil régnait en souverain dans les murailles d’Altanéro.

Ce fut alors qu’il sortit de sa chambre, vêtu d’une tunique sombre, ayant quitté ses brodequins, afin de faire moins de bruit, et muni seulement de son épée ; il avait assez de connaissances de tous les êtres du château pour pouvoir le parcourir sans lumière ; il se rendit dans le portique, comme on le lui avait recommandé, et à l’instant où il y pénétrait, une pensée soudaine vint le faire frémir.

Amédéo se rappela la visite faite naguère par le père prieur ; peut-être le billet reçu par Amédéo était-il une des ruses employées par cet astucieux personnage, pour l’attirer hors de son appartement et le livrer au poignard d’un assassin ; il s’arrêta, mit involontairement la main sur la garde de son épée ; puis, ayant honte de cet effroi, il continua sa route jusqu’à ce qu’il fût arrivé auprès d’une colonne, et là il établit son séjour.

Il ne resta pas long temps en embuscade ; un bruit lointain de pas se fit entendre, et, une lueur éclaira faiblement les ténèbres profondes dont Grimani était entouré ; elle augmenta d’étendue, et enfin, s’approchant toujours, elle lui permit d’apercevoir le marquis Francavilla, une lampe à la main, accompagné du concierge en chef d’Altanéro, qui portait un panier et une bouteille.

Ce spectacle piqua la curiosité de Grimani, et il ne rougit pas, tant cette funeste passion a de force, de chercher à surprendre les secrets de son cousin ; il le laissa d’abord passer, puis doucement le suivit par derrière, impatient de connaître le but de ce voyage nocturne.

Lorédan et son compagnon se rendirent d’abord à une porte qui donnait dans une suite de chambres qu’on n’habitait point ; ils y entrèrent, et Amédéo entendit le marquis donner l’ordre au concierge de refermer soigneusement cette porte ; mais on lui obéit mal, car elle demeura seulement poussée. Amédéo, charmé de cette circonstance, y pénétra après eux ; ils cheminèrent à travers plusieurs pièces ornées avec une telle magnificence, que Grimani parut surpris qu’on ne les employait pas.

Au bout de ces appartemens, et dans un petit cabinet, le concierge souleva une tapisserie qui laissa entrevoir une porte que jusqu’alors elle cachait entièrement ; on la tira à soi, et après elle était un escalier qu’on descendit.

Ces degrés conduisaient dans une partie des souterrains du château, que l’on traversa dans toute leur étendue. Amédéo eut peu le temps de les examiner ; il donnait toute son attention à ne pas perdre de vue les gens qui cheminaient devant lui. Ils continuaient toujours leur route, et enfin une dernière porte étant ouverte, fut pour cette fois soigneusement refermée par eux, et les efforts d’Amédéo pour l’ouvrir devinrent complètement inutiles.

La sagesse alors lui vint conseiller de ne pas demeurer plus long-temps dans ces voûtes isolées ; il pouvait, au retour de Lorédan, être rencontré par lui, et pour cette fois il n’aurait pas été excusable ; aussi chercha-t-il à tâtons à retrouver son passage. Il erra au hasard dans ces souterrains immenses, et peut-être s’y serait-il égaré, si le dernier rayon de la lampe de Lorédan ne fût venu lui montrer l’escalier qu’il fallait monter, assez à temps, pour que l’éloignement du marquis ne lui permît pas de s’apercevoir qu’on l’avait suivi dans ce lieu.

Après avoir trouvé cette première issue, le reste ne présenta pas de grandes difficultés à Grimani ; ayant rapidement franchi l’escalier, il parvint dans les chambres inhabitées et là, il eut pour se conduire la clarté de la lune qui brillait au travers des fenêtres, la plupart sans contrevens, suivant la coutume de l’Italie. Il put donc rentrer dans la grande galerie, parcourir en liberté le portique et revenir dans sa chambre, bien longtemps avant que Francavilla y fût arrivé.

Grimani avait conservé de la lumière ; son flambeau brillait encore ; mais, ô surprise ! en sortant, il l’avait posé sur la cheminée, et maintenant il se trouvait sur la table de mosaïque, dont nous avons déjà parlé. On était donc entré dans sa chambre ; cette pensée le troubla ; il la parcourut attentivement pour chercher à surprendre celui qui aurait pu s’y cacher, et découvrir l’issue secrète par laquelle il se serait introduit ; mais il se rappela qu’en sortant il n’avait pas fermé la porte, et sa perquisition n’ayant produit aucun résultat, il se crut en sûreté.

Ses pas le ramenèrent au pied du flambeau. En s’approchant, il crut voir un papier sur la table ; il avança davantage, et alors il le vit plus clairement ; ces mots y étaient écrits : Si Amédéo parvient à découvrir quelle est la personne que Francavilla allait visiter, tous ses désirs seront remplis.

Certes, il n’en fallait pas tant pour animer le jeune homme plus que jamais ; il se promit de pousser à bout son entreprise ; et puisqu’on ne l’avait pas trompé par le premier billet, peut-être le second serait-il également conforme à la vérité. Ce fut dans ces idées qu’il se livra au sommeil, et le jour brillait avant qu’il eût ouvert sa paupière.

Un bruit qu’on faisait à la porte de la chambre l’arracha au sommeil ; il demanda ce qu’on lui voulait, et son écuyer vint lui apprendre que Lorédan lui envoyait dire que s’il voulait venir à Rosa-Marini il n’avait pas de temps à perdre pour se lever. Ce n’était pas l’intention de Grimani d’aller accompagner son cousin ; il voulait au contraire passer la journée dans Altanéro, afin de trouver le moyen de contenter sa curiosité impérieuse.

Se trouvant dans ces dispositions, il fit répondre à Lorédan qu’étant très-fatigué de la chasse de la veille, il avait besoin de repos, et qu’il le priait de l’excuser s’il ne montait pas à cheval avec lui. Francavilla, tout occupé de son amour, ne donna pas une grande attention à cette réponse ; il la prît pour ce qu’elle avait l’apparence d’être, et il ne songea nullement à venir lui-même tourmenter de nouveau Grimani.

Celui-ci tranquille dès-lors dans son lit, se mit à rêver au moyen de mener à bout son entreprise, excessivement délicate ; il ne se dissimulait pas que le plus grand secret lui était absolument nécessaire : ce n’était pas d’un ennemi qu’il voulait surprendre les mystères ; rien ne pouvait l’autoriser à agir comme il voulait le faire dans la maison de son ami ; vingt fois son cœur lui cria de changer de conduite, mais plus souvent encore les paroles du dernier billet vinrent le raffermir dans son indiscrète résolution. Peut-être allait-il faire une importante découverte, et elle devait être telle, puisqu’elle devait remplir tous ses souhaits. Ne fut-il pas jusqu’à se figurer, cet impétueux jeune homme, que sa belle villageoise était mêlée pour quelque chose en tout ceci.

Mais en même temps qu’Amédéo se résolvait à suivre son projet, il ne voyait pas comment il pourrait parvenir à ses fins ; ce n’était point d’abord durant la nuit qu’il lui serait facile de pénétrer dans les appartemens où Lorédan pouvait alors venir le surprendre ; le jour était plus favorable à ce dessein. Mais comment entrer dans un lieu placé au milieu d’une galerie assez fréquentée, sans éveiller les soupçons ? et d’ailleurs avait-il les clefs nécessaires à cette tentative ?

Une autre manière d’agir se présentait à lui ; elle avait aussi d’immenses difficultés : il eût fallu gagner le concierge, et pouvait-on espérer de le faire ? Ne devait-il pas être un homme incorruptible ? Eut-on donné ce poste, tant de confiance, à quelqu’un dont la moralité n’eût pas été connue ? Amédéo rejeta d’autant plus ce parti, qu’il ne tarda pas à se rappeler que le prince de Montaltière, en donnant Altanéro à Francavilla, avait recommandé à ce dernier, d’une façon particulière, le concierge, comme au-dessus de toute séduction, et dont la fidélité avait été long-temps éprouvée.

Ces diverses pensées occupèrent Grimani jusqu’au moment où il dut se rendre dans la salle à manger ; il se hâta, car l’heure était déjà un peu passée ; et ne sachant pas si son oncle était parti avec Lorédan, il craignait ses reproches ou sa mauvaise humeur.

Voilà qu’en traversant un sombre passage qui abrégeait le chemin, et que, par habitude, il prenait ordinairement, un homme vêtu de la livrée de Francavilla, mais dont l’obscurité ne lui permit pas de reconnaître la figure, s’approche de lui, cherche sa main, y dépose un corps froid et pesant, puis s’échappe par une porte voisine qu’il referme derrière lui.

La première pensée de Grimani fut qu’on lui avait voulu porter un coup de poignard, et que l’assassin, ou surpris ou épouvanté avait fui en laissant dans sa main l’arme meurtrière. Mais un simple coup d’œil jeté sur ce qu’on lui avait remis, lorsqu’il se fut approché d’une croisée, lui prouva son erreur : c’était une clef longue et massive.

Amédéo ne put d’abord soupçonner ce que ce pouvait être, et à quel but on lui faisait un pareil présent. Il s’avançait toujours machinalement vers la salle à manger, se creusant la tête pour deviner ce que cela voulait dire : tout-à-coup, il vint à penser au billet mystérieux, et par une suite rapide d’idées, son esprit vint lui dire que cette clef pouvait bien être celle des appartemens abandonnés. On doit deviner quelle impression fit naître en lui cette conjecture : il brûlait de la vérifier ; mais il n’était plus à temps de le faire, plusieurs de ses compagnons l’avaient aperçu de la salle à manger, et on venait vers lui ; tout ce qu’il put faire, fut de cacher soigneusement la clef dans son sein.

Le marquis Mazini n’était point parmi les convives ; il avait été avec Lorédan et l’archevêque de Palerme à Rosa-Marini ; son absence charma Amédéo ; il espéra dès-lors, avec quelque certitude, ne pas être dérangé dans l’exécution de son projet.

Dès qu’il put échapper à la compagnie, il s’empressa de revenir dans sa chambre ; et là, prenant un flambeau avec ce qui était nécessaire pour l’allumer, il fut se promener dans la grande galerie, attendant le moment où il pourrait, sans éveiller les soupçons, s’introduire dans les appartemens abandonnés.

La chose ne tarda pas à lui être facile ; le passage des gens du château cessa à l’heure où ils allaient prendre leur repos ; et, se voyant seul, éloigné de tout curieux, il chercha à s’assurer si la clef qu’il portait était réellement celle de la porte fermée… On ne l’avait pas trompé : il put l’ouvrir ; et, l’ayant soigneusement refermée après lui, il se trouva enfin hors de la vue de ceux qu’il pouvait redouter.

Ainsi que nous l’avons dit ailleurs, les diverses chambres n’étaient point obscures ; la clarté pouvait y pénétrer par les croisées, et Amédéo put à son aise les parcourir ; il admira leurs dimensions extraordinaires, la magnificence de leurs décorations, et plus le luxe frappait ses regards, moins il pouvait se persuader que, sans un motif particulier, on eût pu consentir à ne point employer ce somptueux appartement, surtout dans une circonstance où la foule de visites qui encombraient le château rendait les logemens étroits ; cela le confirma dans la pensée qu’on avait le besoin de s’y conserver un facile et journalier passage.

La chambre du lit, les deux salons qui la précédaient, étaient encore mieux ornés que le reste, s’il était possible ; on y admirait la pompe fastueuse déployée par les princes Montaltière, dont ils paraissaient avoir été la demeure ; et Amédéo ne réfléchissait pas que cette raison était précisément celle qui avait détourné Francavilla de s’en servir.

Il ne songeait alors qu’à la découverte qu’il allait faire, cet inconsidéré Amédéo ; et malgré son désir d’examiner avec plus de soin les tableaux, les riches tentures, les meubles précieux exposés en foule devant lui, il précipita sa marche pour parvenir dans le dernier cabinet où était la porte cachée derrière la tapisserie ; lorsqu’il l’eut retrouvée et ouverte, il s’arrêta, battit le briquet qu’il avait apporté, alluma son flambeau, et se mit intrépidement à descendre vers les souterrains du château.

La première fois qu’il les avait parcourus, il avait été guidé dans sa course par les individus qui le précédaient ; et maintenant il fallait se démêler soi-même dans les innombrables détours de ces voûtes, en partie bâties et en partie creusées simplement dans les rochers par la mer, qui, autrefois, y avait séjourné ; on entendait encore gronder contre les murailles, cette mer impétueuse ; on eût dit, qu’outragée des obstacles qu’on lui opposait, elle voulait pénétrer encore dans les sombres cavernes qui furent autrefois sa création ou sa conquête.

Cependant Amédéo, servi par son opiniâtreté, surmonta tous les obstacles ; ne se lassant pas de chercher, il parvint, après nombre de pas infructueux, vis-à-vis de la porte où naguère Lorédan, en la refermant, avait trompé sa curiosité. Ici une nouvelle crainte s’éleva dans l’âme de Grimani ; il redouta, n’ayant point de clefs, de ne pas pouvoir vaincre cet obstacle ; mais, en regardant, avec soin autour de lui, il aperçut contre un pilier voisin plusieurs clefs jointes ensemble par une petite chaîne de fer ; il s’en saisit avec joie, bien persuadé que dans le nombre devaient se trouver non-seulement celle dont il avait besoin à cette heure, mais les clefs qui lui deviendraient nécessaires dans la suite.

Il ne fut en rien trompé dans ses conjectures ; après avoir essayé plusieurs des clefs qu’il tenait, il rencontra celle qui ouvrait la porte, et vit alors avec surprise plusieurs degrés qu’il fallait monter ; il en compta quatorze ; comme il allait les franchir, il crut entendre marcher derrière lui ; il tressaillit, s’arrêta, et en même temps la porte des souterrains fut poussée avec violence.

Passer son flambeau dans sa main gauche, tirer vivement son épée, furent ses plus prompts mouvemens ; il attendit dans cette posture que ceux qui l’épiaient se présentassent ; un espace de temps qu’il trouva horriblement long s’écoula sans que personne parut ; et alors il se décida à revenir vers la porte, pour s’assurer si on l’avait fermée ; mais a l’instant où il posait son pied sur le second degré, la porte s’ébranla de nouveau, et, coup sur coup, frappa deux fois son cadre.

Ce nouveau bruit apaisa subitement l’effroi qui avait pris naissance dans le cœur de Grimani ; il comprît que le vent était pour lors le seul ennemi qu’il avait à combattre ; et pour qu’un bruit aussi considérable ne fut pas entendu, il revint à la porte, et l’arrêta au moyen d’un crochet qu’il remarqua de son côté.

Ce soin prit, il poursuivit son chemin, remonta l’escalier, et, ouvrant plusieurs autres portes qu’il trouva successivement, il se vit dans une galerie creusée entièrement dans la carrière de pierre, sur laquelle le château d’Altanéro était bâti.

Une grille de fer fut le dernier obstacle qui se présenta ; elle le laissa pénétrer dans une salle assez bien meublée, qui était, durant le jour, éclairée par deux ouvertures ingénieusement pratiquées dans le rocher, et dont on ne pouvait, du côté de la mer, soupçonner l’usage ; dans un angle on avait placé un lit sur lequel paraissait reposer une femme.

À cette vue, Amédéo s’arrêta ; il craignit dans le premier moment, d’avoir surpris un secret qui intéressait personnellement le marquis, et il songea à se retirer avant que la personne assoupie put avoir connaissance de sa venue dans sa chambre ; mais un second regard lui faisant remarquer un costume peu ordinaire, il fit un pas en avant, et alors la flamme de son flambeau éclaira tous les traits de la belle villageoise, cet objet de l’amour et de toutes les recherches de Grimani…

Une exclamation terrible que lui arracha une inconcevable surprise, vint troubler le sommeil de l’inconnue ; elle ouvrit ses beaux yeux, et, à son tour, un cri d’effroi lui échappa, à l’aspect d’un cavalier qu’elle voyait, elle aussi, pour la première fois, et qui tenait dans sa main une épée nue ; elle se leva en toute hâte du lit sur lequel elle s’était placée toute vêtue, et demanda rapidement, et avec un accent inexprimable de terreur, si le marquis Francavilla avait ordonné qu’on lui arrachât la vie.

« Non, signora, répondit Amédéo en replaçant son épée, Lorédan n’a pu donner un ordre aussi détestable ; et, grâce à Dieu, s’il l’eût fait, il ne m’eût pas choisi pour le remplir ; non, vous n’avez rien à craindre de moi ; je suis au contraire le plus humble de vos serviteurs ; et désormais, je l’espère, je saurai, à ce titre, joindre celui de votre libérateur ; mais, avant tout, apprenez-moi par quelle fatalité vous êtes prisonnière dans un château où tout devrait vous obéir, et qui peut vous faire présumer que le marquis Francavilla, dont vous avez mérité la reconnaissance, puisse jamais paraître au rang de vos odieux persécuteurs.

– » Eh ! qui pourrait m’en faire douter, répliqua la belle inconnue ; n’est-ce pas lui qui me persécute avec une violence inimaginable ? ne cherche-t-il pas à m’arracher un secret que ma délicatesse ne lui confiera point, et ne m’a-t-il pas fatiguée par les protestations d’un amical attachement ? »

« – Ce que vous me dites, signora, répondit Amédéo, me prouve que vous êtes dans l’erreur ; quoi ! Lorédan, le noble Lorédan aurait pu essayer à surprendre votre vertu alors que l’amour s’apprête à le couronner de la plus brillante manière, alors que la jeune duchesse Ferrandino va lui donner sa main ? assurément vous vous trompez, madame, et mon ami ne peut-être coupable à ce point.

» – Si vous êtes son ami, signor, je vous plains vous-même, car il vous trompe si vous n’êtes pas corrompu comme lui ; vous dites qu’il ne pouvait m’entretenir de sa passion condamnable, eh bien ! la nuit dernière encore il me contraignait à l’écouter.

« – Quoi, signora, vous avez vu tout nouvellement Francavilla ? »

« – Oui, je l’ai vu, je vous répète, accompagné du concierge, son détestable agent ; il m’a quittée le désespoir dans l’âme, et justement effrayée par ses menaces, j’ai cru, en vous apercevant près de moi, votre épée à la main, que vous aviez reçu de lui commission d’attenter à ma vie. »

Cette jeune personne lui parlait avec tant d’assurance, elle précisait les faits d’une façon si particulière, lui-même d’ailleurs ayant suivi Lorédan, avait la certitude que durant la nuit dernière il avait pénétré dans ces cachots. Ces diverses impressions le plongeaient dans une profonde inquiétude ; il ne savait à quoi s’arrêter, et ses indécisions le rendaient plus malheureux.

« – Excusez-moi, signora, dit-il à la belle villageoise, si je me permets de vous interroger ; si, avant de prendre hautement votre défense, j’essaie de jeter un peu de jour sur une aventure qui me paraît maintenant bien obscure ; je dois remonter un peu loin, et je me flatte que vous ne balancerez pas à m’éclaircir les choses qui me semblent obscures ; ce n’est pas d’aujourd’hui que j’ai le bonheur de vous connaître ; vous vous étiez, il y a un mois, offerte à ma vue, et à ce moment j’étais loin de m’attendre que la Providence, en nous séparant après tant de contre-temps, nous réunirait dans les profondeurs de ces souterrains ; vous ne pouvez avoir oublié le jour où sortant de la forêt sombre avec le vieillard Stéphano, vous traversâtes plusieurs bosquets avant de parvenir à la prairie située devant Altanéro. Ce fut là que je vous rencontrai, j’eus même le plaisir de vous entendre parler avec votre conducteur, et les charmes répandus sur toute votre personne me donnèrent le vif désir de vous connaître mieux. Le ciel trompa mon espérance ; des brigands que je ne pus punir vous ravirent à mes yeux ; ce fut pour chercher à vous délivrer de leurs mains criminelles que j’ai parcouru sans succès en la compagnie du marquis de Lorédan la forêt sombre et le monastère des Frères Noirs. Sorti de ces lieux après d’innombrables périls, j’ai couru sans succès la campagne voisine, mais jamais quelque intérêt que j’attachasse à vous retrouver, je n’eusse pu m’imaginer que c’était dans ces lieux que vous étiez prisonnière ; comment y avez-vous été amenée ? depuis quel temps y gémissez-vous dans les fers ? »

Ce discours fut prononcé avec une chaleur que les vifs regards d’Amédéo rendirent plus aimable ; la belle inconnue devina aisément la cause de cet intérêt ; une prompte rougeur colora son visage, et son sein agité annonça l’oppression de son âme.

« – Je ne vous dissimulerai rien, signor, reprit l’inconnue, de ce que je puis vous apprendre sans fausser les sermens que j’ai fais ; je suis donc obligée, pour ne pas manquer à ma promesse, de taire l’histoire de ma vie jusqu’au moment où vous m’avez rencontrée. Il vous suffira de savoir que le moment était pour moi solennel ; j’allais remplir un devoir bien cher à mon cœur, puisqu’il s’agissait de complaire à une personne à laquelle la reconnaissance et le devoir m’ont liée à jamais.

» Vous vîtes combien le marquis Francavilla m’était étranger, puisque vous-même avez entendu mes paroles. Hélas ! je courais vers lui en pleine tranquillité ; je ne me doutais pas que cet homme, dont je devais attirer l’attention pour l’emmener en un lieu où de grands secrets lui devaient être révélés, se montrerait tout-à-coup à son tour le plus acharné de mes persécuteurs.

» D’après l’instruction qu’on m’avait donnée, je chantai une romance dont les paroles étaient telles qu’il devait en l’écoutant désirer vivement de me parler ; s’il l’eût fait, j’avais l’ordre de l’engager à venir dans la forêt, en la cabane de Stéphano, où un ami désirait s’entretenir avec lui ; mais si par hasard il eût refusé de me suivre, des tablettes, qui se trouvaient dans une corbeille de fleurs, devaient être alors le talisman qui eût levé toutes les incertitudes : il y avait dans un lieu secret un papier dont la lecture n’aurait pas manqué de le rendre plus docile à mes instructions ; il parut à sa fenêtre, ainsi qu’on l’avait espéré ; j’étais si troublé qu’à peine si je songeai à le regarder ; je lui fis le signe convenu ; il disparut et venait me rejoindre, lorsque plusieurs brigands m’environnèrent en débouchant de divers côtés ; je voulais m’enfuir ; la chose me fut impossible. Stéphano ne se montra point ; malgré ma résistance il me fallut céder au nombre ; on m’entraîna vers un cheval, et je tombai dans un profond évanouissement. Il dut être long, car je ne repris mes sens que dans cette triste demeure ; je me trouvai couchée sur ce lit ; seule, sans secours et paraissant prisonnière, hélas ! vous devez imaginer quel dut être mon désespoir. On avait eu soin de placer auprès de moi plusieurs provisions, et je me vis condamnée à une étroite captivité ; quatre jours et quatre nuits se passèrent dans cet état ; mes larmes ne cessèrent de couler. Cependant une plus pressante inquiétude vint se mêler à ma douleur ; mes vivres tiraient à leur fin, et je pouvais redouter une mort affreuse si j’étais abandonnée de mes persécuteurs. Vers le milieu de la quatrième nuit cette terreur fut dissipée. Deux hommes ouvrant cette grille, pénétrèrent jusqu’à moi ; l’un était le concierge d’Altanéro, l’autre en était le barbare maître. « Elphyre, dit-il en m’abordant, je sais votre nom et connais qui vous êtes ; votre protecteur qui est mon ami m’a instruit, dans un lieu d’où je viens, de tout ce qui nous intéresse ; c’est lui qui m’a appris que nos adversaires vous avaient conduite en ce lieu, et désormais vous allez être sous ma garde. » À ces paroles je crus, signor, qu’il allait me donner la liberté ; mais ce n’était pas son intention ; il commença par me faire de telles questions qu’il ne me fut pas difficile d’apercevoir qu’il se disait plus instruit qu’il ne l’était effectivement ; tantôt il me racontait une foule de choses surprenantes, tantôt il ignorait ce que son protecteur lui eût appris, si réellement il lui avait parlé ; et ces divagations m’engagèrent à me tenir sur la réserve, car je soupçonnais sa sincérité ; la suite me prouva clairement la réalité de mes conjectures ; il exigea de moi des aveux que je ne voulais pas lui faire, et il sortit furieux après m’a voir annoncé que les portes ne tomberaient devant moi qu’après que je lui aurais fait un aveu sincère de tout ce que je pouvais savoir.

Il ne s’en tint pas là ; diverses fois il est revenu, et son audace n’a pas eu de borne. Ah ! par pitié, sauvez-moi de l’outrage qu’il me prépare ; si j’en crois ses menaces dernières, il ne tardera pas à le consommer.

Plus Elphyre parlait, moins Grimani pouvait revenir de son étonnement ; il demanda à cette jeune personne par quelles premières mains elle avait été conduite dans ce lieu, et comment on avait instruit Lorédan de cette particularité ; mais sur ce point elle ne pouvait donner aucune lumière ; elle ignorait entièrement ce que Francavilla ne lui avait pas appris.

Amédéo, reprenant la parole : « Je dois me rendre à l’évidence, dit-il à la belle Elphyre, et Lorédan doit être coupable, puisque vous l’accusez ; il faut que sa conduite ne soit pas régulière, puisque son protecteur l’abandonne, et qu’il s’est adressé à moi pour opérer votre délivrance. Je n’ai pas de secret antérieur à conserver ; aussi puis-je hardiment me faire connaître : l’on nomme Amédéo, et je suis le baron Grimani, cousin-germain de Francavilla. Jusqu’à ce jour je tins à gloire d’être son ami ; maintenant il me fait horreur. Cependant, signora, quand on vous voit, on ne peut s’empêcher de le plaindre ; malheureux celui qui ne parviendra pas à mériter votre estime. »

Amédéo allait prononcer un autre mot ; il n’osa pas le faire dans la crainte d’allumer la défiance de la prisonnière ; mais Elphyre le devina, et elle eut besoin de courber sa tête pour dérober sa nouvelle rougeur.

« Je vous ai dit, reprit Grimani, que j’étais prêt à vous arracher à vos fers ; mais, signora, où pourrai-je vous conduire ? à quels amis faudra-t-il remettre un dépôt si précieux ?

» Je vais vous étonner, répondit Elphyre ; nul ami ne peut me recevoir ; et, jusqu’à de nouveaux événemens, je suis isolée sur la terre ; si ma prison me semble odieuse, si je souhaite d’en sortir, j’ignore en quel lieu je pourrais reposer ma tête.

– » Quoi, signora, et Stéphano !

– » Je le connais à peine ; ce n’est pas lui que je fus confiée, et j’ignore où je pourrais trouver mes protecteurs ; tout ce que je désire de votre pitié généreuse, c’est de me faciliter les moyens d’entrer dans un couvent ; là j’attendrai que des jours plus prospères luisent pour moi et pour mon ami.

– » Vos désirs, répondit Amédéo, seront accomplis, je vous le jure ; mais il faut écouter la prudence et vous éloigner de ces contrées, de façon à ce que votre trace ne soit pas facilement retrouvée ; souffrez donc que, pour un moment, je vous quitte ; je vais aller fréter une felouque au port d’Altanéro ; elle sera cette nuit toute prête à être mise à la voile, et par elle nous fuirons de ces murs odieux. Lorédan sans doute ne viendra pas vous visiter avant son heure ordinaire ; et moi, dès que la nuit sera venue, je reviendrai positivement. Le marquis, ne se doutant pas que je pourrais un jour user de son secret pour confondre ses coupables menées, m’indiqua une route cachée, par laquelle on sort d’Altanéro ; je m’en servirai pour assurer votre délivrance et pour le punir de son audacieuse conduite. »

Elphyre se montra reconnaissante des nobles sentimens que lui témoignait Amédéo. « Signor, lui dit-elle en prenant sa main, je me confie à vous avec toute sécurité ; non, vous ne chercherez pas à tromper une fille infortunée, et la vertu ne vous accusera jamais d’avoir affecté de suivre ses maximes. »

Amédéo, dans un pareil enthousiasme, prit le ciel à témoin de la pureté de ses intentions ; il lui jura un respect, un dévouement sans borne ; et, voyant le jour s’avancer, il jugea qu’il n’avait pas de temps à perdre s’il voulait, avant la nuit, comme avant le retour de Lorédan, parvenir à fréter un léger navire.

Il eût bien voulu néanmoins ne pas s’éloigner de la belle Elphyre ; mais la nécessité lui commandait, et il obéit ; il parcourut rapidement les souterrains et les salles désertes ; il franchit la dernière porte sans être aperçu, et sortit aussi vite du château ; sa course l’eut bientôt conduit sur la plage.

Là se trouvaient plusieurs felouques ; Amédéo demanda le pilote de celle qui lui parut la plus légère ; on le lui indiqua, et facilement ils s’accordèrent ensemble. Le marinier convint de se trouver à la chute du jour, et qu’il serait prêt à mettre à la voile avec ses matelots sur la grève voisine. Il répondit du succès d’une prompte navigation.

Ce soin terminé, Amédéo rentra dans le château, et peu d’instans après, Lorédan y revint avec Mazini. L’archevêque de Palerme était resté à Rosa-Marini jusqu’au jour de la noce, fixée, comme nous l’avons dit, au mardi suivant ; et le samedi finissait avec la nuit prochaine.

Tout ce que put faire Grimani fut de cacher à Lorédan la haine que maintenant il lui portait, non qu’il eût le projet de laisser impunie sa conduite envers Elphyre ; mais il ne voulait se mesurer avec lui qu’après avoir soustrait cette belle personne à son injuste pouvoir.

Il partit à l’instant convenu, et put, avec autant de bonheur, rentrer dans le grand appartement et arriver auprès de son Elphyre ; il apportait un manteau dont il l’enveloppa, une toque pour couvrir sa belle chevelure ; et lui donnant la main, il la mena à travers le passage qui conduisait du fossé hors des limites de la forteresse, sans avoir rencontré un témoin indiscret.

Tandis qu’il prenait le soin de faire préparer un lit dans la felouque, pour que sa jeune amie pût passer à son aise le reste de la nuit, le pilote, propriétaire du navire, vint à lui.

– « Signor, lui dit-il, une malheureuse femme de matelot qu’on vient de me recommander, voudrait aller rejoindre son mari à Palerme, voulez-vous me permettre de la prendre sur mon bord ? »

Amédéo n’avait garde de refuser une prière semblable. Que lui importait une obscure femme qu’il ne devait plus revoir dans la suite ; d’ailleurs il ne fut pas fâché qu’une personne du sexe d’Elphyre se trouvât avec elle, et sans peine il y donna son consentement.

Le pilote, un instant après avoir quitté Grimani, reparut, conduisant une femme enveloppée dans une grande mante ; elle se plaça dans un coin opposé à la place où Elphyre reposait ; et en même temps le pilote ayant crié au large ! la felouque s’éloigna du rivage et gagna la pleine mer.

FIN DU SECOND VOLUME.

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