Le Monastère des frères noirs

CHAPITRE XXIX.

Le soleil, chassant les ténèbres de la nuit, rendit par sa présence un peu de repos à Lorédan. Il commença à croire, puisqu’on n’avait pas cherché à lui nuire dans l’ombre, que le cri fatal annonçait seulement la joie de ses ennemis de le voir quitter la Sicile ; il aima à se complaire dans cette idée ; et les soins, les prévenances du capitaine achevèrent de le rassurer entièrement. La mer était tranquille ; un vent léger poussait le vaisseau, et il ne tarda pas à perdre de vue les côtes de la Sicile ; seul encore le mont Etna se distinguait dans le lointain ; il élevait sa cime fumeuse, et parfois lançait des flammes comme s’il eût préludé à une épouvantable éruption.

On faisait voile vers l’état de Gêne ; car c’était dans les terres de cette république qu’était situé le château où Luiggi donnait une retraite à Lorédan. Il lui avait paru convenable d’envoyer son ami dans un pays qui était en paix avec le roi Frédéric, plutôt que de le faire conduire dans ses possessions du royaume de Naples, soumises au sceptre de la maison d’Anjou, ce qui eût confirmé plus que détruit les bruits calomnieux répandus sur la fidélité de notre héros.

Le château de Ferdonna s’élevait non loin des terres de Massa et de Lucques, tout auprès de Sarzanne, sur le golfe de la Spezia. Placé à la cime d’un mont escarpé, environné de rochers inaccessibles, de forêts immenses, il était d’un accès difficile ; et ceux qu’il renfermait pouvaient se croire à l’abri de toute attaque imprévue.

Peu importait à Lorédan le lieu où il allait se reposer ; une seule pensée occupait son âme ; il ne songeait qu’à son amie, au désespoir de la quitter, à la vive douleur qu’elle devait ressentir en le croyant infidèle. Voilà le malheur auquel il rêvait sans cesse : tantôt il s’en voulait d’avoir quitté la Sicile ; il pensait qu’il eut mieux valu peut-être rester dans une terre où il eût pu se rapprocher facilement d’Ambrosia ; que ses premiers soins, en bravant la mort, eussent dû être ceux employés à rassurer la jeune duchesse, à la convaincre que jamais il n’avait cessé de l’aimer. Tantôt il s’applaudissait de sa fuite : elle donnera, disait-il, à mes ennemis le temps de se ralentir dans leur haine ; elle facilitera les moyens de prouver mon innocence. Amédéo ne peut être toujours absent ; il paraîtra, et Luiggi pourra commencer à l’éclairer lui-même, à lui faire connaître son erreur.

Ainsi tour-à-tour diverses pensées s’offraient à son esprit troublé, et cette indécision le rendait plus malheureux peut-être. Cependant la navigation continuait librement ; le ciel n’avait pas d’orage, et les écumeurs de mer ne se présentaient pas. Lorédan passait la plus grande partie de la journée assis sur le tillac, occupé à admirer la magnificence du tableau qui s’offrait à ses yeux ; ce firmament, si pur, quelque fois chargé de nuées que venait illuminer la clarté du soleil, admirables pavillons d’or, de pourpre ou d’opale, flottant dans l’espace au gré des vens, prenant à chaque minute une forme ou une teinte nouvelle ; cette mer tranquille, et colorée de nuances de l’azur de l’empyrée, sur laquelle se jouaient des multitudes de poissons, tous variés de robe, de caractère, de force ou de légèreté. Les mulets, les dauphins, les marsouins, couraient par troupes autour du navire, sautant, folâtrant sur la surface de l’onde, tandis qu’une foule d’oiseaux marins étendaient alentour la blancheur de leurs ailes, en tournoyant au-dessus de ces flots, dans lesquels ils vont chercher leur proie.

Vers l’Orient se dessinaient tour-à-tour les rivages fertiles de la riante Italie, chargés de bois toujours verts, de moissons dorées, de vignes qui élevaient sur les arbres leurs pampres, suspendus en forme de guirlandes ; d’innombrables villages, tous embellis par quelques palais, par des jardins en amphithéâtre, que le goût avait dessinés, moins pour l’agrément de leurs propriétaires que pour servir à l’ornement de la perspective.

Quelquefois le navire approchait assez près de la grève, pour qu’on pût entendre le bêlement des troupeaux, les chansons de leurs conducteurs, la musique, ordinaire plaisir des habitans de ces belles contrées. Quelquefois pendant la nuit, lorsque d’innombrables étoiles embellissaient ces lieux, quand le silence régnait sur toute la nature, une voix charmante s’élevait de quelque tour de garde ; elle chantait les merveilles de l’auteur de la nature, ou les tendresses de l’amour. Ces sons lointains parvenaient jusqu’à Lorédan, et le plongeaient dans une délicieuse mélancolie. Il lui semblait assister aux chœurs des anges chantant devant le Très-Haut. L’illusion était complète ; elle était achevée par les ombres, qui, détachant le cœur de l’homme de tout ce qui pouvait fixer son attention, le laissait plus libre de se pénétrer du charme magique de ce concert imprévu ; alors l’équipage du navire s’unissait à son tour pour entonner un cantique à la louange de la vierge, et l’enchantement était à son comble. On eût pu vraiment se croire transporté en esprit dans les voûtes éthérées : et la religion augmentait de tout son pouvoir le plaisir dû à des sensations pareilles.

Lorédan alors sentait ses joues sillonnées des pleurs involontaires qu’il versait ; jamais il ne priait avec plus de ferveur, et jamais l’espérance d’un moins funeste avenir n’était mieux venue lui prêter le secours de son aimable prestige.

Vers le milieu du quatrième jour de navigation, le navire entra dans le golfe de la Spezia, passa devant le rocher qui en ferme en partie les approches, et vint relâcher au port de Lérice. Là, le capitaine mettant à flot la chaloupe, la donna avec quatre rameurs à Lorédan, et celui-ci partit sur-le-champ pour le château de Ferdonna. Il y arriva après une heure de route, et monta sur la colline escarpée sur laquelle le château était situé.

Luiggi lui avait donné les lettres les plus positives pour le châtelain qui y commandait pendant son absence : il lui recommandait de regarder Lorédan comme son maître, de lui obéir aveuglément, de ne rien négliger surtout pour assurer la sûreté d’un ami poursuivi en ce moment par de vigilans adversaires.

Le châtelain, appelé Altaverde, parut recevoir avec respect les injonctions du prince Montaltière ; il s’empressa de conduire Lorédan dans le plus bel appartement du château, et lui déclara que dès cette heure il était le souverain de Ferdonna, et que chacun, en lui obéissant, respecterait les volontés expresses du prince, son premier suzerain.

La mélancolie de Francavilla ne lui permit point, dans le premier moment, de donner son attention à remarquer la position pittoresque du château, ni sa sombre grandeur, ni le délabrement des salles de l’intérieur. Tout occupé de ses tristes pensées, il rêvait au bien qu’il avait perdu ; et la certitude d’avoir été si près du bonheur, lui rendait plus pénible l’absence de cette prospérité.

Il passa le reste de la journée à réfléchir sur sa position actuelle : du moins lui offrait-elle un peu de tranquillité, et certes Ferdinand ou les siens seraient bien habiles s’ils parvenaient à le découvrir dans cette partie reculée de l’Italie. La nuit, en remontant sur l’horizon, le tira de sa profonde rêverie ; et Altaverde se présentant à lui, vint s’informer s’il ne désirait pas souper. Lorédan consentit à prendre quelque nourriture ; tous les deux passèrent dans la salle à manger.

Elle était éclairée par deux lampes de cuivre, qui ne répandaient alentour qu’une faible lumière, et son immense étendue en paraissait encore augmentée. Cependant, malgré cette demi-obscurité, les regards de Lorédan se portèrent sur un tableau d’une vaste dimension, placé contre une muraille ; et en l’examinant avec attention, il crut reconnaître les traits enfantins des deux frères, de Luiggi et de Ferdinand. Le châtelain s’aperçut de son attention à examiner ce tableau.

« Vous cherchez peut-être, lui dit-il, ce que peut représenter cette peinture. Ce sont les portraits du prince de Montaltière et du baron de Valvano, lorsqu’ils étaient encore dans leur première jeunesse. Ce château, maintenant désert et silencieux, était alors habité par la mère de ces deux nobles cavaliers ; elle venait souvent dans le pays ; c’était celui de sa famille, et vous eussiez pu y trouver de son temps, ces plaisirs, ces distractions que je ne puis vous offrir. »

Le discours du châtelain rappela tout-à-coup les récits que principalement Ferdinand Valvano avait faits à Lorédan, des époques heureuses de son enfance ; mille fois il s’était plu à lui décrire les environs comme l’intérieur du château de Ferdonna ; il lui avait appris les contes répandus par la crédulité, sur les apparitions dont plus d’une fois il avait été le théâtre ; enfin il lui avait surtout dépeint une chambre constamment inhabitée, depuis qu’un grand crime y avait été commis, et qui, par des routes obscures et profondes, correspondait avec une porte placée dans une grotte voisine de la ville de Lerici.

Lorédan ne douta pas qu’il ne se trouvât dans les mêmes lieux, surtout lorsqu’il vit ce tableau dont Ferdinand lui avait aussi parlé, et dans lequel il était représenté avec Luiggi et leur mère. Son cœur éprouva une espèce de joie à se trouver dans ce château. Hélas ! lorsque Ferdinand l’entretenait de ses curiosités, ni l’un ni l’autre ne se doutaient que Francavilla viendrait un jour y chercher un asile contre la méchanceté de ce même Valvano.

« Ô passion funeste de l’amour, se disait-il à lui-même, faut-il que tu sépares deux êtres si bien faits pour s’aimer ? As-tu pu changer à ce point le noble caractère de Ferdinand, et lui prêter toutes les malices les plus odieuses du crime. »

Ces réflexions le rejetèrent dans un morne silence, dont s’aperçut également le châtelain. « Allons, signor, lui dit ce dernier, il ne faut pas vous tourmenter sans relâche. Quels que soient vos chagrins, ils auront leur terme. Fiez-vous en l’amitié de mon prince, il ne songe qu’à faire des heureux ; et puisque vous êtes placé si avant dans sa tendresse, pensez-vous qu’il ne fasse rien pour vous ? Il me tarde de le voir ; car peut-être viendra-t-il vous visiter ; il y a trois ans que ce manoir ne l’a vu, et tous ses vassaux sont impatiens de lui rendre leurs hommages. »

– « Ils ne les rendront jamais, dit le marquis, à un plus noble cœur, et puisse-t-il jouir de tout le bonheur qu’il mérite ! »

– « On dit cependant, reprit Altaverde, que le prince est d’un caractère naturellement sombre ; qu’il à même renoncé au monde en se retirant dans je ne sais quel monastère et je croyais qu’il avait institué son frère unique héritier de ses vastes propriétés. »

– « Espérons, répliqua Lorédan, qu’il ne persistera pas dans cette idée, elle serait trop désespérante pour ceux qui le chérissent autant qu’il en est digne, et que la Sicile, par sa retraite, ne perdra pas son plus bel ornement. »

Ici, la conversation toucha à sa fin ; le souper était terminé. Lorédan, fatigué de sa navigation, témoigna le désir de se retirer dans sa chambre. Altaverde se leva soudain de table, et voulut, malgré ses instances, l’y mener. Lorédan y trouva un valet occupé à entretenir un feu énorme.

– « Que fait donc là cet homme, dit le marquis en souriant au châtelain ? est-ce que dans cette saison un tel brasier est nécessaire ? »

– « En tout autre lieu, il ne le serait pas, répondit Altaverde ; mais cette pièce est demeurée vide durant tant d’années, que l’humidité dont-elle est remplie a besoin d’être chassée, et nous employons avec succès contre elle le plus puissant de ses ennemis. »

Lorédan ne répliqua pas. Il examinait avec attention sa chambre, et ses idées se rassemblant, lui rappelaient les descriptions que lui faisait autrefois Valvano, de l’appartement du meurtre, situé dans le château de Ferdonna, et qui se trouvaient conformes à tout ce qui frappait en ce moment ses regards. Il reconnut le lit de velours rouge, les fauteuils de la même étoffe, la tenture pareille, le grand crucifix de bronze placé dans la ruelle du lit, les deux tableaux représentant l’un le sacrifice d’Abraham, l’autre celui de Jephté, les meubles massifs, et enfin le plancher, tout à compartimens de bois de noyer, sous l’un desquels était un escalier descendant dans les souterrains.

Ce fut par là que les assassins de la belle Rosamaure s’introduisirent, et ce fut dans le même lit qu’on la frappa. Depuis lors, disait Ferdinand, l’ombre de la victime se plaît dans cette chambre lugubre ; elle s’y promène en silence, et souvent par des apparitions elle effraie celui qui ose l’habiter. On dit qu’on l’a vue poursuivie par ses meurtriers, répéter souvent avec eux les scènes de la sanglante tragédie par laquelle elle trouva la mort.

Ces sinistres souvenirs se présentèrent en foule à l’imagination de Francavilla. Il eût rougi de les faire connaître ; mais il ne put s’empêcher de dire à son conducteur : « Je crois qu’un de mes amis m’a déjà parlé de cette chambre ; il me l’a décrite du moins avec exactitude. »

– « Cela se peut, répondit Altaverde ; on a même fait à son sujet des contes dénués de tout fondement ; peut-être qu’un de nos jeunes signors vous les aura répétés. »

– « Oui, dit Francavilla ; il a prétendu que cette chambre se nommait la chambre du meurtre. »

« Bon, reprit le châtelain, c’est un nom qu’on lui a donné sans cause légitime. Si pourtant vous aviez quelque répugnance à l’habiter, on pourrait vous en donner une autre. »

« – Me rappeler ce qu’on m’a dit autrefois, répliqua Lorédan, un peu choqué de ce qu’on avait l’air de soupçonner sa bravoure, n’est pas une preuve que j’en sois intimidé. Je souhaite de trouver bon le lit, et je n’en demanderai pas davantage pour dormir profondément ; j’en ai grand besoin. »

Altaverde, à ces mots, salua le marquis et se retira. Francavilla demeuré seul, se félicita de ne pas avoir dit au châtelain tout ce qu’il savait sur cette chambre ; mais après sa retraite, il voulut s’assurer si Ferdinand lui avait dit vrai dans tous ses récits. En conséquence il ferma soigneusement la porte ; puis, se penchant sur le parquet, il chercha le compartiment où l’on avait gravé les armes de la maison de Massa, dont était issue la mère de Montaltière et de Valvano, il le rencontra dans un coin reculé de la chambre, non loin du lit et d’une porte qui communiquait dans un petit cabinet.

Lorédan essaya de le soulever ; car l’ayant examiné avec une scrupuleuse attention, il y avait vu deux gonds, pareillement de bois, et qui semblaient jouer dans une charnière. Ne pouvant y parvenir, il introduisit son épée dans la fente étroite ; et multipliant les légères secousses qu’il donna, il triompha à la fin de la poussière entassée en cet endroit par le temps, et dont l’humidité avait fait une sorte de mastic.

Le compartiment étant levé, il aperçut une trappe en fer, qu’il voulut pareillement ouvrir ; mais comme les verroux qui la retenaient, avaient été consumés en partie par la rouille, il ne put les faire jouer ; et voyant que pour vaincre cet obstacle, il lui faudrait trop de temps, il remit ce soin à une autre heure ; celle qui sonnait alors, l’invitait trop à se livrer au sommeil. Il se contenta de répandre sur les verroux une partie de l’huile de sa lampe, afin de les préparer insensiblement à couler dans la suite avec plus de facilité.

Cette découverte lui donnait du moins l’assurance que Ferdinand ne l’avait pas trompé ; il était bien dans la salle du meurtre, et devant lui s’ouvrait le souterrain d’où étaient sortis les assassins de la duchesse Rosamaure, et l’ombre de cette belle infortunée lorsque son esprit inquiet voulait venir visiter la chambre où son corps fut immolé.

Lorédan, superstitieux comme un Sicilien, éprouvait malgré lui une terreur involontaire, en se rappelant cette terrible histoire ; et dans ce moment, le bruit d’un objet qui heurta le plancher, le fit tressaillir, tandis qu’il porta rapidement ses regards effrayés autour de lui ; mais nulle apparition ne se montra. Il dut attribuer la cause de sa terreur à la chute du fourreau de son épée, qui avait glissé à terre, de la table sur laquelle il était posé.

Riant donc de son épouvante, il se déshabilla, entra dans son lit ; et laissant sa lampe allumée, il essaya de chercher le sommeil : sa fatigue, son extrême agitation devait lui donner l’espérance de ne pas tarder à le trouver.

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