Le Monastère des frères noirs

CHAPITRE XXX.

Il devait y avoir près d’une heure que Lorédan était couché, lorsqu’il crut remarquer que la lumière de sa lampe, d’abord affaiblie ; se ranimait insensiblement ; une plus forte clarté, mais en même temps d’une teinte verdâtre, illumina les objets. Ceci, comme on peut le croire, surprit le chevalier ; il se mit sur son séant, afin de mieux examiner d’où pouvait provenir un pareil phénomène, quand les rideaux du lit s’ouvrirent tout-à-coup d’eux-mêmes, sans qu’aucune main parût les avoir tirés. Ceci troubla plus encore Francavilla, et il se fût élancé vers son épée s’il avait eu la force de le faire ; mais un pouvoir supérieur, une épouvante sans doute extrême, commandaient à ses facultés en les enchaînant.

Dès-lors, il ne lui fut pas permis de douter qu’une fatale apparition ne dût s’offrir à sa vue. Un bruit sourd se fit entendre vers la droite de la chambre : il provenait du côté de la trappe, qui bientôt se souleva lentement, et de son sein jaillit une nouvelle clarté plus livide encore que celle déjà répandue dans l’appartement.

Elle servit à faire distinguer à Francavilla une figure de femme jeune, pâle, et vêtue comme on l’était au dixième siècle ; elle montait lentement l’escalier du souterrain, et en posant son pied dans la chambre, elle poussa un soupir si profond, si mélancolique, que le marquis en fut comme percé. Elle s’avança vers une table sur laquelle était posé un grand miroir, et elle dénoua sa longue chevelure.

En cet instant, deux fantômes hideux, car en tout ils étaient semblables à des squelettes desséchés, sortirent pareillement de la trappe ; ils portaient dans leurs mains décharnées une aiguière, un vase d’or, un linge et un peigne. Tous les deux furent auprès de la jeune femme, et alors celle-ci commença les apprêts de sa toilette extraordinaire. L’un de ces spectres lui présente son aiguière, et l’engage à laver ses blanches mains ; l’autre, armé du peigné, démêle sa brune chevelure, la natte en tresses, les tourne autour de son front, et tous les deux s’unissent pour hâter sa parure nocturne.

Ses vêtemens tombent pièce par pièce ; un seul lui reste ; ce n’est point le voile dont la pudeur s’enveloppe dans l’ombre, c’est un linceul mortuaire encore souillé de taches d’humidité et de sang. Cependant un des squelettes fait signe à la dame ; il lui montre le lit, et semble l’inviter à y prendre sa place. Elle s’achemine en effet comme pour remplir le dernier acte de la journée.

Notre plume rendrait mal les angoisses de Lorédan, à la vue de ce spectacle extraordinaire, surtout quand le fantôme, toujours exprimant une profonde douleur, s’avança comme pour venir s’allonger à ses côtés. À peine lui restait-il, dans son horreur inexprimable, assez de force pour soutenir une aussi affreuse position ; mais une puissance surnaturelle le rendait immobile, il n’avait de l’existence que ce qu’il lui fallait pour souffrir toutes les agonies de la mort.

La dame approchait : les couvertures sont levées ; elle s’étend enfin dans la couche de Lorédan, et la froideur de ce cadavre arraché à son tombeau, vint glacer les membres du marquis par ses détestables attouchemens. Ce supplice eût été trop grand pour pouvoir être durable. Ce fantôme se relève, s’éloigne un peu, et va se placer sur l’escalier de la trappe. Là, il fait signe à Lorédan de venir de son côté, et tout à-la-fois les deux squelettes se précipitent par la même ouverture, et Lorédan a entendu le cliquetis de leurs ossemens, qui se sont choqués dans cet étroit passage.

Le marquis, s’armant du signe de la rédemption, retrouvant du courage dans son désespoir, s’élance de ce lit, qui désormais lui devient odieux, court à son épée, et se dispose à suivre son effrayant conducteur ; mais la dame toujours silencieuse, ne lui permet pas d’emporter son arme ; un signe plus impérieux lui commande de la laisser, car, en effet, à quoi pourrait-elle servir contre des êtres surnaturels, tant au-dessus de l’homme par la volonté de la Puissance divine ?

Francavilla parut hésiter s’il donnerait ce gage de son obéissance, et la dame cependant descendait l’escalier souterrain, et continuait à l’inviter par ses gestes à ne pas lui refuser ce qu’elle lui demandait. Enfin, implorant l’assistance du créateur des anges, Lorédan, exaspéré, hors de lui-même par la vue de tout ce qui trouble ses sens, jette son épée sur son lit ; et prenant sa lampe, va droit vers l’escalier du souterrain. Rosamaure ; car ce ne pouvait être que cette belle infortunée, en avait déjà descendu la plus grande partie, et à la vue du chevalier, qui paraissait vouloir la suivre, laisse errer un sourire mélancolique sur ses beaux traits défigurés, et elle poursuit sa marche silencieuse. Une voûte très-élevée, due entièrement au rocher sur lequel on avait édifié le manoir de Ferdonna, se présente aux yeux de Lorédan ; il en suit les nombreuses sinuosités, toujours précédé par sa mystérieuse conductrice, et tous les deux enfin pénètrent dans une caverne immense au milieu de laquelle s’élevait un monceau de terre surmonté d’une croix de bois, et qui annonçait devoir couvrir une sépulture.

Rosamaure se place sur cette petite éminence ; elle se tourne alors entièrement du côté de Francavilla, lève ses yeux au ciel, et peu-à-peu s’enfonce dans la tombe ; et quand elle achève de disparaître, une flamme bleuâtre s’élève du lieu où elle s’est évanouie, éclairant les tristes lieux de sa fantastique lumière.

Lorédan s’était mille fois élancé dans les bataillons des ennemis de son maître ; il avait souvent remarqué le fer près de trancher sa vie ; d’autres fois, environné d’une foule de soldats prêts à le frapper, il ne lui restait même pas l’espérance du secours ; eh bien ! cependant son âme, dans ces fâcheuses rencontres, s’était toujours montrée inaccessible à la terreur ; il avait eu la pensée de trouver un solide appui dans son épée, comme dans son courage ; mais aujourd’hui, seul au milieu de ces épaisses ténèbres, en présence de ces preuves d’une sinistre apparition, sa valeur s’était évanouie ; le héros ressentait toutes les faiblesses de l’homme, et pouvait à peine s’indigner contre le tremblement qui, de son cœur, avait passé dans tout son corps.

Cependant, il ne savait point ce qu’il devait faire ; il ignorait par quelle raison le fantôme de Rosamaure l’avait attiré dans cette caverne ; tant d’années s’étaient écoulées depuis sa mort tragique, que la possibilité de la venger n’existait plus. Serait-ce une tombe en terre-sainte que pouvait demander cette ombre inquiète ? Ah ! Lorédan osait la lui promettre ; et, étendant sa main vers l’endroit où elle avait disparu, il lui en fit le serment solennel.

Dès qu’il eut prononcé ces paroles, un son harmonieux se fit entendre ; la flamme bleuâtre et faible qui pétillait sur la tombe de Rosamaure, jeta une plus vive clarté ; cette belle fille releva sa tête de son cercueil ; elle reparut le visage animé des couleurs les plus vermeilles ; et, ô surprise inexprimable ! Lorédan la vit tenant dans sa main le fatal étendard de la mort, qui était toujours pour lui d’un sinistre augure. Elle le déchira en mille pièces, le foula sous ses pieds, tandis qu’une foule d’esprits célestes vinrent de toutes parts entourer le Sicilien. Ils portaient des boucliers dont ils semblaient vouloir se servir pour le défendre, et tous s’écriaient d’une voix forte : « Pour toi ! marquis Francavilla, pour toi ! »

La sensation extraordinaire que lui firent ces agréables paroles, par lesquelles les suprêmes intelligences semblaient lui promettre leur appui, lui firent naître la pensée de se prosterner devant eux, et le mouvement qu’il fit pour se mettre à genoux l’arracha, à la fin, du songe pénible qu’il venait de faire ; car le marquis avait rêvé la scène terrible que nous venons de décrire.

Ce fut avec une joie sans pareille, qu’il se retrouva dans son lit. Déjà sa lampe s’était éteinte ; mais les premières clartés du jour pénétraient dans la chambre, à travers les contrevents, depuis long-temps fendus par la chaleur extrême. Lorédan, charmé de ce dénouement inattendu, voulut, avant d’aller ouvrir ses fenêtres, laisser passer la froide sueur qui coulait de ses membres affaiblis ; et, dans une fervente prière adressée au Tout-Puissant, il le remercia de ne pas lui avoir montré en réalité cette vision épouvantable.

Il sortit enfin de son lit. Lorsqu’il se fut placé à sa fenêtre, la magnificence du tableau que la nature lui offrit parvint pour le moment à lui faire oublier ce que la nuit lui avait présenté de si funeste. Cependant le rêve ne pouvait entièrement lui déplaire ; sa fin le raccommodait avec ce qu’il pouvait avoir eu de hideux ; il lui paraissait agréable de se rappeler que les anges lui avaient promis de prendre sa défense ; il voyait dès lors l’avenir sous des couleurs moins défavorables ; et avec un secret contentement il répétait tout bas les mots prononcés par les suprêmes intelligences : « Pour toi ! marquis Francavilla, pour toi. »

Mais en même temps il se disait en lui-même que le ciel, avant de lui prêter ce secours, demandait peut-être qu’en réalité Francavilla donnât une sépulture chrétienne aux ossemens de la belle Rosamaure, s’ils étaient encore ensevelis dans les souterrains du château. Il se promit de le faire ; et plus calme après cette résolution, il revint au balcon saillant placé devant les fenêtres de sa chambre, se plaisant à contempler ce que nous allons essayer de décrire.

Le château de Ferdonna, placé sur les hautes montagnes dont le golfe de la Spezia est entouré, avait sa face principale tournée vers le nord et le couchant ; on voyait en face de soi s’élever, parmi d’énormes rochers amoncelés, la petite ville de Portovenere, couronnée par les forêts verdoyantes qui alors croissaient sur les hauteurs. En allant vers l’orient une vaste perspective de verdure, de monts dégarnis, se déployait jusqu’auprès de la ville de Spezia, située au fond du golfe du côté de l’occident ; la mer de Sardaigne étalait ses espaces tranquilles ; et, couverte en ce moment des barques de pêcheurs qui s’éloignaient en grand nombre, tandis que le soleil levant venait se réfléchir sur leurs voiles blanches, dont il augmentait l’éclat sous les pieds de Lorédan, l’azur du ciel se répétait dans l’eau du golfe, qui en paraissait plus sombre, et en même temps servait comme de repoussoir à ce magique tableau. On apercevait ça et là des champs cultivés avec soin, des prairies verdoyantes, des plantations d’oliviers, des bocages d’orangers, dont les arbres offraient tout à-la-fois le spectacle enchanteur de leurs fleurs suaves et de leurs fruits d’or, qui se mariaient admirablement au vert foncé des branches, pliant sous les fruits de leur riche récolte.

Les villageois paraissaient également dans le lointain, pour animer cette scène de merveille ; on les voyait, ou tournoyant dans les routes sinueuses qui serpentaient aux environs de Ferdonna, pour aller porter leurs denrées à la ville de Lerici, ou gardant leurs troupeaux de moutons et de chèvres sur les pointes escarpées de quelques rochers.

Enfin, dans le ciel, du côté du couchant, s’amoncelaient encore de sombres vapeurs, restes des voiles que la nuit n’avait pas achevé de replier, et que venaient illuminer de mille brillantes teintes les rayons de l’astre du jour, qui, dans toute sa pompe triomphale, montait de l’horizon.

À l’aspect de celle scène étonnante, l’âme de Lorédan se dilata ; elle ne put être soucieuse dans un moment où tout se réjouissait autour d’elle plus que jamais ; l’espérance revint lui présenter son prisme magique, et Lorédan, par un mouvement involontaire, s’inclinant devant son dieu, éleva vers lui ses mains en répétant les consolantes paroles de la vision : Pour toi ! marquis Francavilla, pour toi !

Le bruit qu’on fit à sa porte le tira de son exaltation ; il fut ouvrir au châtelain, qui lui dit en entrant : « Signor, je n’aurais eu garde de me présenter chez vous d’aussi bonne heure, si je ne vous avais aperçu respirant à votre balcon l’air pur et balsamique du matin.

Lorédan lui rendit les politesses qui lui furent faites, et passa avec lui dans la salle à manger ; il put alors examiner plus à son aise le tableau contenant les portraits des deux frères, ses anciens amis. Ce fut en riant qu’il se rappela son songe épouvantable, presque sur tous les points conforme aux récits de Ferdinand Valvano ; il lui revint également dans l’idée que celui ci lui avait parlé d’un manuscrit contenant l’histoire de la belle Rosamaure ; il devait être toujours, suivant le même Ferdinand, dans les archives de Ferdonna ; aussi Lorédan ne balança-t-il pas à le demander au châtelain Altaverde.

« Bon, reprit celui-ci, est-ce que vous songez à ces contes d’enfant, ou par hasard durant la nuit dernière auriez-vous vu la dame assassinée ? »

Francavilla éluda de répondre à cette question ; il prétendit qu’accoutumé à s’occuper, il avait besoin de trouver un aliment à sa curiosité : et cette histoire, quelle qu’elle puisse être, remplira mon but, qui est de passer le temps.

« À cela, répliqua le châtelain, je n’ai rien à dire ; je tâcherai ce matin de contenter votre désir ; voilà déjà plusieurs années que ce manuscrit n’est pas tombé sous ma main ; je crois pourtant savoir où il peut être, et après le repas nous irons, si vous le voulez, essayer ensemble de le trouver. »

Lorédan, charmé de se distraire, consentit à la proposition du signor Altaverde ; ils partirent en effet tous les deux pour la salle des archives, placée au second étage d’une tour carrée, et dont la porte était toute en fer. Dans la salle, aux quatre côtés, on avait mis de fortes armoires en bois de chêne, s’élevant du plancher jusqu’à la naissance de la voûte ; là, étaient rangés dans le plus grand ordre, les titres de propriété, les chartes, les documens de l’antique famille de Massa.

Dans le nombre de ces papiers d’affaires, on gardait quelques manuscrits précieux par leur antiquité ; on distinguait les anciens historiens et poètes de Rome, un Thucydide, un Homère, et les œuvres d’Aristote ; puis venaient les chroniques du moyen âge, recueillies, pour la plupart, dans les monastères voisins ; des vies de saints remplies des fables les plus absurdes, et où la vérité, si belle par elle-même, disparaissait sous la foule des mensonges dont on n’avait pas craint de l’envelopper.

Il fallut chercher assez long-temps pour trouver l’histoire de la belle Rosamaure ; elle avait été mise à l’écart, on ne sait pourquoi, et elle fut rencontrée sous un contrat de mariage d’un prince de Massa. Celle chronique était écrite admirablement bien sur une peau de vélin, en lettres noires, or et pourpre. Plusieurs miniatures la décoraient ; elles représentaient les diverses situations les plus marquantes du récit, et dans leur nombre, Lorédan remarqua celle de la fatale toilette dont Ferdinand lui avait parlé autrefois.

Une reliure en ivoire curieusement ciselé, et garnie avec des fermoirs de vermeil, couvrait le manuscrit ; il était, en tout, un monument précieux de l’époque à laquelle on l’avait rédigé.

Lorédan, avec la permission du châtelain, l’emporta dans sa chambre, se disposant à le lire, dès qu’il serait seul ; la chose ne tarda pas à arriver. Altaverde, occupé de son côte à surveiller les travaux de la campagne, était forcé de passer une partie de la journée hors du château. Il en prévint le marquis, lui annonçant que la plupart du temps il ne rentrait dans Ferdonna qu’au déclin du jour, peu de momens avant l’heure du souper. Francavilla ne fut pas fâché de cette révélation. Il préférait se trouver seul, pour mieux se livrer à ses idées ; et le châtelain, quoi que bon homme, était d’assez peu de ressource pour la conversation.

Dès qu’il se fut éloigné, Lorédan curieux de commencer sa lecture, se plaça dans un grand fauteuil, sur le balcon de sa chambre ; et là, en présence de toute la splendeur de la nature, il ouvrit le manuscrit effrayant.

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