Le Monastère des frères noirs

CHAPITRE XXXII.

Depuis le premier moment où Rosamaure avait frappé les regards du baron Jules, ce jeune seigneur n’était plus tranquille ; l’amour était descendu dans son cœur avec toutes ses flammes, avec toute sa tendresse ; et la belle fille lui paraissait nécessaire au complément de sa félicité.

Sous prétexte de lui donner le temps de se remettre de sa terreur, il l’engagea à prolonger son séjour dans Ferdonna, lui faisant redouter une nouvelle tentative de la part du malheureux qui avait dirigé son enlèvement. Rosamaure et sa mère étaient bien faciles à épouvanter sur ce point ; et la jeune personne, sans se l’avouer à elle-même, ne semblait pas fâchée d’une résolution qui la retenait auprès du noble signor.

Cependant, au bout de plusieurs jours, il fallut bien songer à la retraite, et l’heure du départ fut arrêtée à l’aurore suivante. Jules en éprouva la plus vive douleur ; mais l’Amour qui l’agitait ne voulut pas rester tranquille dans son âme ; il lui parla des plaisirs de l’hymen, et le décida à proposer à la belle Rosamaure et sa main et son cœur.

Lorsque ce dessein fut arrêté, Jules alla trouver le pieux chapelain de Ferdonna, son précepteur dans sa jeunesse, et maintenant son ami. « Père, lui dit-il, voilà que le départ prochain de la signora Rosamaure me rend déjà le plus infortuné des hommes ; je sens qu’après l’avoir connue il me sera impossible de l’oublier ; elle est élevée dans la crainte de Dieu ; ses mérites en tout genre se montrent assez ; elle est de noble naissance, mais elle manque de fortune ; que peut me faire ce dernier article ; n’en ai-je pas assez pour nous deux. Que me conseillez-vous de faire ; croyez-vous que je puisse jamais prendre une épouse qui sache mieux répandre les bénédictions du ciel sur ma maison ? »

– « Mon fils, répliqua le châtelain, déjà plus d’une fois j’ai songé au bonheur que goûterait l’époux de cette pieuse fille ; aussi je n’aurai garde de vous détourner de votre projet. Elle est pauvre, dites-vous ; ne croyez pas une erreur pareille ; on a plus que la richesse quand on apporte en mariage tant de vertus et de si précieuses qualités. »

– « Eh bien ! reprit Jules, puisque vous ne m’êtes pas contraire, vous ne vous refuserez pas à me servir. Allez trouver la vieille signora, faites-lui connaître ma pensée, et dites-lui que je n’ai eu garde de parler à sa fille avant d’avoir obtenu son consentement. »

Le chapelain, charmé d’une résolution aussi sage, partit sur-le-champ pour aller trouver la mère de Rosamaure dans la chambre qu’elle occupait ; il s’acquitta de sa mission. On doit croire que la signora ne fit pas de grandes difficultés pour donner un pareil époux à sa fille ; et Rosamaure, en apprenant qui l’avait demandée, laissa dans sa rougeur et dans sa confusion virginale, éclater sa modeste joie.

Les diverses parties étant d’accord, Jules, impatient de conclure son bonheur, voulut que la même journée où les signora devaient le quitter fût celle où Rosamaure s’unirait à lui par des nœuds indissolubles ; vainement la pudique fille demanda plus de temps pour se recueillir ; ses instances furent vaines ; il lui fallut céder au plus doux empressement. Le vieux chapelain bénit lui-même cette union, et souhaita toutes sortes de prospérités aux deux aimables époux. Certes, mieux que personne ils étaient en droit d’en jouir.

Une si prospère journée s’écoula dans les transports de l’allégresse. Tous les vassaux de Jules, les principaux habitans de Lérici, furent appelés à prendre part à la fête ; partout la joie se montrait ; on enviait la félicité du noble époux ; les femmes mêmes convenaient que Rosamaure, par ses vertus, était digne de la haute fortune à laquelle elle était parvenue.

Cependant la soirée s’avançait ; la mère de la jeune épouse l’appela pour la conduire dans la chambre nuptiale ; deux femmes l’attendaient pour la déshabiller, mais elle ne voulut pas que personne prît cette peine. Tremblante d’amour et de pudeur, elle engagea sa mère à la quitter un instant, la suppliant de retarder quelque peu la venue de son bien-aimé.

Demeurée seule, elle peigna ses beaux cheveux, puis s’agenouillant sur le plancher, elle implora pour elle et pour le baron Jules, la protection du ciel.

Le jeune signor, pendant un peu de temps, respecta la solitude de Rosamaure ; mais comme elle se prolongeait, sa patience fut à son terme ; il n’hésita plus à entrer dans la chambre où l’appelaient l’amour et les désirs. Il pousse la porte et voit son épouse étendue sur le carreau, baignée dans son sang, et percée de cinq à six coups de poignard. Ses yeux ne contemplèrent pas long-temps ce funeste spectacle, ils se fermèrent ; et poussant un cri d’horreur, il tomba inanimé sur le cadavre de l’infortunée Rosamaure.

À cet accent lamentable on accourut, et Dieu peut seul apprécier la grandeur de la tristesse générale. On voulut essayer de rappeler les deux époux à la vie. Hélas ! tous les deux étaient allés achever leur union dans le ciel. On prétend que tout-à-coup une lumière éclatante remplit la chambre ; que des concerts aériens se firent entendre ; et un moine d’un couvent voisin, qui mourut depuis en odeur de sainteté, assura par serment avoir vu cette même nuit, se trouvant en prière sur une montagne assez proche, les âmes de Jules et de Rosamaure s’élever dans le ciel, brillantes de splendeur, et accompagnées d’un cortège nombreux d’esprits célestes.

En cherchant par où les meurtriers avaient pu s’introduire, on découvrit la trappe fatale qui les avait conduits dans le château. On prit des torches pour les poursuivre, on parcourut les profondeurs des souterrains, mais sans découvrir l’issue qui donnait sur la campagne. À la première recherche, le chapelain la connaissait ; il ne jugea pas prudent de la montrer à une si grande multitude.

Par la mort du baron Jules, sans postérité, sa fortune passait tout entière à son frère Astolphe. On lui dépêcha un courrier pour l’en informer ; mais nulle part n’était Astolphe ; ses gens ignoraient le lieu vers lequel il avait porté ses pas.

Durant quinze jours, on demeura dans cette incertitude ; enfin, vers le seizième, un pâtre conduisant son troupeau de chèvres dans la montagne, aperçut un cadavre, vêtu de riches habits, dans le fond d’un précipice. Il en parla, on se transporta à l’endroit par lui indiqué, et l’on reconnut les restes du baron Astolphe, horriblement défigurés, tout meurtris et la tête tordue, ce qui faisait frémir les spectateurs.

Un bruit accusateur s’éleva soudain parmi la foule ; on ne douta pas que cet emporté jeune homme ne fût tombé victime de la malice des esprits infernaux. La chose néanmoins, n’eût pas été prouvée sans une révélation qui instruisit le saint religieux dont nous avons déjà parlé, de tous les détails de là vérité, et nous allons les faire connaître.

Astolphe, suivi de son ami Bramante, attendait dans les souterrains de Ferdonna le moment où sa proie lui serait amenée : enivré d’un féroce amour, il comptait les heures, les minutes ; cent fois sa vivacité l’amena vers l’embouchure de la caverne ; mais ses agens ne paraissaient pas ; l’attente était affreuse pour une âme aussi emportée. Enfin le jour brillant sans qu’on arrivât, lui donna la pénible certitude que le coup avait dû manquer ; et sans plus vouloir écouter les représentations de Bramante, il voulut lui-même aller à Lérici, pour essayer de découvrir ce qui s’était passé.

Il ne lui fut pas nécessaire de courir aussi loin ; car en traversant le chemin, il reconnut les cadavres des deux brigands, et dès-lors, devina qu’on était parvenu à leur enlever leur victime. Furieux d’un tel événement, redoutant que les bandits ne l’eussent accusé avant de mourir, il ne songea plus à pousser sa route jusqu’à Lérici ; et tournant du côté de son château le plus voisin, il fut y attendre ce qui pourrait résulter de cette entreprise si téméraire, et qui avait complètement échoué.

Mais ses craintes étaient vaines, nul ne l’accusait ; car on ne pouvait même le soupçonner ; il ne tarda pas à voir que ses émissaires en perdant la vie, avaient emporté son secret.

Bramante l’avait quitté, voulant, lui avait-il dit, aller s’informer en personne si Rosamaure était encore tranquille à Lérici. Peu de jours après, il revint : « Je sais tout, dit-il au baron Astolphe, en l’abordant ; votre belle vous a été ravie tandis que nos deux hommes vous la conduisaient fidèlement ; et savez-vous quel est celui qui vous prive du bonheur de posséder une si charmante fille, c’est le même dont déjà vous avez tant à vous plaindre… »

– « Je n’ai pas besoin, s’écria Astolphe, d’en apprendre davantage ; ma haine, en redoublant dans mon cœur, vient de me le nommer ; c’est mon frère Jules.

– « Oui, c’est lui qui s’enrichit de tout ce qui est à votre convenance ; il a rencontré les brigands sur son chemin, il les a immolés, a pris Rosamaure avec lui, l’a conduite tout éplorée dans son château de Ferdonna ; et pour l’y retenir de manière à ce qu’elle vous soit à jamais ravie, il l’épouse demain matin ; et dès-lors il se flatte de jouir près d’elle de ce bonheur que vous n’avez fait qu’entrevoir. »

– « Oh non, dit Astolphe, en laissant errer sur ses lèvres pâles un atroce sourire, oh non ; le bonheur qu’il espère n’est pas encore si certain ; il peut épouser Rosamaure, mais il ne la possédera jamais. »

– « Vous voudriez ? »

« Va, Bramante, laisse-moi faire ; si tu m’aimes, tu ne m’abandonneras point, et je me charge alors de te procurer la vue d’un spectacle auquel on n’est pas accoutumé dans ta Germanie. »

En disant ces mots, Astolphe posa la main sur son poignard, et ses yeux prirent tout-à-coup une expression plus féroce. Bramante ne répliqua que ces mots : Fais ce que tu souhaites, et sois sûr que je ne te quitterai jamais. Il dit, et regarde Astolphe avec un regard tellement étrange, que le baron en tressaillit malgré lui.

Ces deux monstres se rendirent pendant la nuit dans les souterrains de Ferdonna par l’issue qui leur était connue ; là, ils attendirent patiemment que les fêtes de la noce tournassent à leur fin ; alors ils se rapprochèrent de l’escalier par où l’on pouvait parvenir à la trappe, jugeant le moment favorable, et que les nouveaux époux devaient être dans le lit nuptial.

Il est temps, dit Bramante, d’une voix sépulcrale ; en même temps, et pour la première fois, il embrasse le baron, que durant toute la journée, il avait entretenu de tous les détails qui pouvaient augmenter sa fureur.

L’embrassement de Bramante produisit un effet extraordinaire sur Astolphe ; ses yeux furent éblouis, la rage inonda son cœur ; ce n’était plus un homme, c’était un démon déchaîné. Il soulève la trappe, pénètre dans la chambre, poussé par une fureur que rien ne peut arrêter. Ô surprise ! la vierge est encore seule, son époux ne l’a pas encore approchée. Combien plus le désespoir de Jules en sera grand ! ainsi pense ce monstre ; et se ruant sur l’innocente beauté, par cinq coups de poignard, en lui arrachant la vie, il donne à son âme le droit d’aller prendre place au rang des esprits bienheureux.

Dès qu’il a vu couler le sang, son délire se dissipe ; l’horreur d’un tel crime se présente tout entière à lui, il se recule épouvanté, il veut secourir sa victime ; déjà sa voix s’élève pour appeler du secours, pour s’accuser lui-même ; mais tout-à-coup, Bramante, qui était resté dans le souterrain, paraît auprès de lui : « Viens, lâche, lui crie-t-il d’une voix tonnante, sortons ; nous n’avons plus rien à faire dans un lieu dont les anges vont s’emparer. »

Il dit, sa forte main saisit Astolphe ; il l’entraîne par l’escalier, sous les voûtes profondes, et les fait retentir de ses horribles éclats de rire.

Astolphe en les entendant a connu son compagnon ; il sait déjà quel est celui qui le traîne hors du château ; mais il ne peut se débattre, sa langue s’est glacée par la terreur ; sa pensée, confondue, ne sait plus prier ; hélas ! le malheureux ne se trompait point, la clarté de la lune lui fait apercevoir, en sortant des souterrains, le changement qui s’est opéré dans les traits de Bramante : ce n’est plus un homme, c’est Satan lui-même avec toute sa malignité.

« Viens, crie-t-il encore à Astolphe ; tu m’as demandé de rester toujours avec toi, je te l’ai promis, je tiens ma parole ; viens, mon digne émule, partons pour des lieux où nous ne nous quitterons jamais. »

Il achève, et sa main puissante arrache la vie au coupable, abandonné de son ange gardien, et puis il lance dans un abîme le corps, dont il a ravi sans retour l’âme destinée à d’insupportables, à d’éternels tourmens.

On ne voulut pas donner une sépulture sainte aux restes du misérable Astolphe ; ils furent inhumés tout auprès de l’ouverture de la grotte, non loin du précipice où on les avait trouvés, tandis que le chapelain de Ferdonna, ayant béni une des salles souterraines, y déposa avec grande pompe le corps des deux époux. Depuis, ce lieu a été choisi de préférence par les seigneurs de Ferdonna pour être celui de leur sépulture.

Un an, jour pour jour, après ce funeste événement, et durant le calme de la nuit, d’épouvantables clameurs furent entendues dans la chambre du meurtre (Ce nom avait été donné par la commune voix à la pièce ou périrent Rosamaure et son époux) ; une terreur soudaine se répandit dans le château. Dès-lors, il se fit nuitamment dans cette chambre d’étranges bruits ; on entendait d’affreux blasphèmes ; on y voyait briller des flammes sulfureuses ; et parfois des ombres sanglantes en franchissaient le seuil. Vainement des prières furent faites, vainement des exorcistes célèbres essayèrent d’en chasser les êtres surnaturels qui s’en étaient emparés ; leur piété, leurs prières furent inutiles ; on sut que ces apparitions dureraient tant que le château de Ferdonna existerait sur ses fondemens inébranlables.

Ainsi l’ordonnait la volonté du Tout-Puissant, afin que ce prodige perpétuel, jetant dans les cœurs une crainte salutaire, les empêchât de se livrer à de pareils excès par lesquels la race du vieux baron de Ferdonna avait été anéantie.

Et généralement on attribuait au refus que ce seigneur avait fait de faire aucun don aux églises ou aux prêtres, quêtant en Europe pour le saint sépulcre, l’arrêt qui détruisit sa postérité.

Nous avons jugé convenable d’écrire cette lamentable histoire, afin que sa lecture pût profiter au pécheur. Il verra que le démon rode sans trêve autour de nos âmes, pour les exciter au péché, et que s’il ne nous apparaît pas sous la forme d’un autre Bramante, il n’en a pas moins d’habileté pour allumer en nous le feu terrible des passions. Ainsi soit-il.

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