Le Monastère des frères noirs

CHAPITRE XXXIII.

Durant tout le temps que le marquis Francavilla mit à lire cette singulière histoire, il jeta souvent un regard involontaire sur la partie du parquet où était placée l’ouverture du fatal souterrain. Son rare courage lui permit également de s’applaudir d’avoir choisi le moment d’une belle journée pour effectuer cette lecture ; car en présence du soleil, il avait peine à contenir quelque effroi superstitieux ; et pour se remettre un peu de l’émotion causée par ce bizarre manuscrit, il se plaça à son balcon en admirant le tableau vraiment magique offert par le golfe de la Spezia et par les montagnes dont il était environné.

Ce magnifique spectacle rassura un peu ses sens. Il regardait avec plaisir les bateaux de pêcheurs voguant sur les flots à l’aide d’une brise légère : un calme profond régnait dans la nature, et rien ne lui rappelait les fureurs du Libeccio impétueux, qui avait peut-être été la cause de la venue de Rosamaure dans le château de Ferdonna.

Cependant le récit mystérieux qu’il venait de parcourir lui donna l’extrême envie de descendre dans le souterrain. Il se plaisait dans la pensée d’aller errer dans ces voûtes inconnues, où peut-être on ne pénétrait que pour y conduire le corps inanimé de quelque seigneur de Ferdonna. « Hélas, se disait-il en lui-même, un jour, sans doute, mon Luiggi viendra également occuper une place non loin de celle où repose sa mère : puissé-je ne pas lui survivre ! il me paraîtrait trop affreux d’avoir à pleurer sur son tombeau. »

Ces tristes idées, par une pente insensible et naturelle, ramenèrent Lorédan au souvenir de ses peines. Ses bras posés sur l’accoudoir de marbre du balcon, sa tête posée sur ses mains, il ne laissait plus errer ses regards distraits dans le riche paysage déroulé devant lui concentré dans sa propre douleur, c’était le passé qui venait le troubler et l’assaillir.

Quel pouvait être le terme marqué pour la fin de ses malheurs ? pouvait-il se flatter de l’entrevoir dans cet avenir si incertain, si obscur ? à quelle époque serait-il l’époux heureux de la jeune duchesse Ambrosia ? Hélas ! il ne le savait pas, tout était pour lui indécis ; un seul point lui paraît fixe, la haine de ses ennemis, et le pouvoir qu’ils possédaient pour lui nuire.

Tristes présages d’un sort fâcheux, vous veniez tous vous présenter en foule ; vous environniez le cœur de Lorédan de vos poignantes douleurs ; il ne voyait dans la vie que des infortunes, et sa bouche n’osait plus répéter les paroles flatteuses du rêve de la nuit dernière, quand il entendait les anges en l’entourant lui crier : Pour loi, marquis Francavilla ! pour toi.

Tandis que plongé dans ces rêveries pénibles il oubliait la nature, le soleil descendait rapidement vers l’horizon, où la mer, agitée par un souffle de vent, présentait sur chaque flot une mine de diamans ; et malgré lui, le marquis dut faire attention à la pompe de cette scène admirable. La vue du coucher du soleil lui rappela des vers composés naguère par un poëte célèbre de la Sicile, et sa bouche s’ouvrit pour les répéter, espérant, en songeant à de gracieuses images, oublier ce que ses idées avaient de douloureux.

Vers la mer atlantique, orbe immense et brûlant,

Le soleil a tourné son char étincelant ;

De ses mille rayons, les vagues colorées

Pressent vers l’horizon leurs montagnes pourprées ;

Les nuages, flottant au gré des vents fougueux,

S’étendent parsemés d’or, d’opale et de feux.

Mais l’Océan s’entr’ouvre, et les coursiers rapides

S’y plongent aux doux chants du chœur des Néréides

De revoir son époux, Thétis conçoit l’espoir,

Et l’hymen l’embellît de la pompe du soir ;

Alors, belle Venus, ton étoile brillante

Verse pour les amans la clarté scintillante.

Bientôt l’ombre s’avance, et du sommet des airs,

De son voile de deuil couvre tout l’univers.

L’oiseau, moins babillard, se tait sous le feuillage ;

Seul, le vif rossignol module un doux ramage,

Et d’un gosier flexible entonne les chansons

Qui forment aux concerts ses jeunes nourrissons.

La lune, s’inclinant de son trône d’albâtre,

Par ses traits lumineux blanchit l’onde bleuâtre.

Oh ! qu’il est doux alors, à cette heure de paix,

D’errer silencieux sur le gazon épais,

De rêver à l’amour ; et plus heureux encore,

De presser dans ses bras la femme qu’on adore.

Souvent, il m’en souvient ; quand aux plaines des cieux

Le soir guidait son char sombre et silencieux,

Je volais, escorté des jeux, de la folie,

M’asseoir sous un tilleul près de ma douce amie.

Là, ma lyre à la main, de myrte couronné,

Je chantais les beaux arts ou mon sort fortuné ;

Chloris tressait pour moi, nonchalament penchée,

Les fleurs dont alentour la terre était jonchée,

L’œillet, se nuançant de pompeuses couleurs,

Et le lys et la rose aux suaves odeurs.

Cependant je chantais… De la forêt prochaine,

Les dryades en chœur s’avançaient dans la plaine ;

Le sylvain amoureux, le faune turbulent,

Des jeunes déités trompaient l’œil vigilant ;

Et puis tous s’unissant en cohorte légère,

Dansaient à mes accords sur la molle fougère.

Quelquefois accablé d’un bonheur sans pareil,

Goûtant le plaisir pur d’un tranquille sommeil,

Mes vœux étaient comblés par un aimable songe,

Et l’amour en riant me versait le mensonge.

Francavilla ; tout entier au nouvel enthousiasme qui l’entraînait, allait poursuivre encore le récit de cette fraîche idyle, lorsqu’il fut tiré de ses transports par le contact d’une main qui se posa sur son épaule. Ce mouvement le tira de son enchantement ; le souvenir des récits du manuscrit s’offrit promptement à son imagination ; il frémit, et se retourna presque convaincu qu’il allait voir devant lui, ou le fantôme de Rosamaure, ou celui du baron Astolphe ; mais il se trompait, ce fut le châtelain qu’il aperçut.

– « Pardon signor, dit Altaverde, si je vous dérange de votre contemplation ; mais je rentre de mes courses champêtres, mon appétit s’est éveillé, et je venais vous demander si vous ne jugeriez pas convenable de passer dans la salle à manger. »

Lorédan parut très-disposé à partager le même empressement, et tous les deux furent au lieu destiné à prendre les alimens journaliers. Durant le repas, Francavilla gardait un profond silence ; le châtelain en demeura surpris.

– « Gageons, signor, dit-il, que je devine ce qui vous occupe ; vous rêvez au manuscrit curieux que je vous ai remis tantôt. Il est vrai de dire que facilement il doit porter à la mélancolie ; car on trouve rarement une histoire aussi singulière et autant effrayante ; elle produit sur tous ceux qui l’ont parcourue un effet pareil, et je ne me soucie guère non plus de la prêter. D’ailleurs, comme je vous l’ai dit, ils ne sont pas nombreux ceux qui la demandent. »

Lorédan, n’ayant pas formé le projet de prendre le châtelain pour son confident, ne fut pas fâché de le voir se tromper sur la cause première de sa mélancolie ; il feignit d’entrer dans son sens. « Oui, dit-il ; je ne le cacherai pas, la catastrophe dont ce château a été le théâtre, m’occupe bien plus que je n’eusse pu le croire, et je déplore la fin cruelle des chastes amours de ces malheureux époux. »

– « Et sans doute, répondit Altaverde, vous vous souciez moins que jamais d’occuper leur chambre. Je vous l’ai déjà offert, signor, si vous voulez, vous n’avez qu’un mot à dire, et je vous en ferai préparer une autre. »

– « Je crois également vous avoir annoncé, repartit Lorédan, en essayant de sourire, que ma crainte ne va pas aussi loin. Voilà quatre cents ans passés depuis cette tragique aventure, et j’espère que la pénitence du baron Astolphe tire peut-être à sa fin ; aussi dormirai-je dans la salle du meurtre avec une tranquillité… pareille à celle dont j’ai joui durant la nuit dernière, allait-il dire ; » mais il s’arrêta avant d’avoir prononcé ces dernières paroles ; car il se rappela son rêve et l’émotion qu’il avait produite sur son cœur.

Le châtelain occupé à vider son verre, qu’il venait de remplir, ne fit pas attention à la suspension de la phrase de Lorédan ; il se contenta de lui dire en s’inclinant : « il en sera, signor, au gré de votre volonté ; n’en parlons plus, puisque mon offre vous contrarie. »

Lorédan peu de temps après se retira, et ce ne fut pas sans trouble qu’il se retrouva dans sa chambre ; vingt fois en se déshabillant, il crut voir devant lui le baron Astolphe frappant de son poignard le beau sein de l’infortunée Rosamaure ; le même prestige le suivit quand il se fut couché, mais il trouva un secours contre ses pénibles illusions dans ces paroles consolatrices, pour toi, marquis Francavilla ! pour toi.

Assurément si quelque vision affreuse s’était offerte à lui pendant la durée de la nuit, il n’eût pas manqué de dire qu’à l’avance il en avait eu le pressentiment ; mais son repos fut paisible, et la seule clarté du jour le chassa de son lit. Il se leva de bonne heure, et pour se distraire il voulut aller à la chasse. Altaverde lui donna deux guides pour lui aider à se démêler des sinuosités de ces montagnes isolées ; ils le conduisirent aux lieux où le gibier se trouvait avec le plus d’abondance.

Cette vie active fut utile à la santé de Francavilla ; il supporta plus patiemment la solitude de sa retraite, et plusieurs jours se passèrent ainsi.

Dans une matinée où le châtelain était venu lui annoncer qu’il irait à Lérici pour n’en revenir que bien avant dans la soirée, Lorédan se décida à rester au château. Le ciel était brumeux, d’épais brouillards enveloppaient la cime des hautes collines du golfe, et par conséquent, il y avait peu d’espoir de faire une bonne chasse.

Le marquis, lassé de se promener dans les galeries de Ferdonna, rentra vers le midi dans sa chambre. En y mettant le pied, il lui vint tout-à-coup à la pensée de consacrer les heures où il était assuré de se trouver seul, à descendre dans les souterrains, que depuis sa venue dans le château il avait envie de visiter. Il commença par garnir soigneusement sa lampe, afin qu’elle ne s’éteignît pas ; il en alluma les quatre becs, se munit d’un briquet et d’une fiole d’huile, puis ceignit son épée et marcha vers le souterrain.

Il commença par faire jouer la feuille du parquet sous laquelle se trouvait la trappe, et agita avec vigueur les verroux qui la refermaient. On se rappellera que la première fois qu’il l’avait trouvée, nous dîmes qu’il répandit sur les verroux une partie de la liqueur onctueuse contenue dans sa lampe. Ce soin avait réussi à merveille ; l’huile pénétrant dans les interstices du fer avait combattu l’action de la rouille, et la trappe ne tarda pas à être mise en mouvement.

Francavilla descendit lentement l’escalier étroit qui se trouvait par-dessous, et compta cent douze degrés avant d’être parvenu au dernier. Là, il se vit dans une longue allée haute et large, exempte d’humidité, et ayant pour pavé un sable brillant et fin ; il prit cette route sans s’écarter dans plusieurs branches du souterrain qui venaient se rattacher à la branche principale.

Ayant cheminé à peu-près un quart-d’heure, le marquis découvrit enfin sur la droite quatre colonnes de marbre noir, qui formaient un péristyle placé au devant d’une salle très-grande, et garnie dans toute sa circonférence de tombeaux plus ou moins décorés. Là, on voyait des chevaliers armés de toutes pièces, agenouillés ou debout sur leur dernière demeure ; des dames somptueusement vêtues, conservant encore, lorsque leurs restes n’étaient plus qu’une froide poussière, l’orgueil de leur vie passée ; car elles se présentaient aux regards avec les mêmes parures, les mêmes magnificences qui tourmentèrent leurs jours. Des inscriptions fastueuses semblaient devoir assurer l’immortalité à des noms qui étaient oubliés même de leurs plus proches ; le temps avait tout englouti ; et dans ces voûtes lugubres se conservaient seulement des souvenirs du passé ; car de toute part on lisait ces paroles sinistres : ils furent, ils ont vécu. Rien n’était-là pour le présent, hors le seul Francavilla, qui debout, sa lampe à la main, contemplait avec une émotion silencieuse le théâtre du trépas, où les vanités humaines essayaient de jouer leur dernier rôle.

Parmi cette foule de mausolées, Lorédan chercha avec empressement celui où devait reposer la mère de Ferdinand et de Luiggi ; il le trouva facilement, l’ayant cherché dans le rang des plus somptueux. Cette noble princesse y était représentée près de se séparer de ses enfans. Le marbre semblait animé ; il exprimait toute la douleur maternelle, et en même temps la parfaite espérance en la bonté du Tout-Puissant ; des bronzes précieux, des pilastres de porphyre, des urnes de riche matière achevaient la parure de ce tombeau ; mais Lorédan les remarquait à peine, il ne songeait qu’à la mère de ses amis.

« Hélas ! se disait-il tandis qu’appuyé contre un sphinx de bazalte, il regardait ce triste lieu, si elle eût vécu plus long-temps, cette excellente femme, que Valvano paraissait idolâtrer, sans doute elle eut réussi à dompter ses passions, elle se fût interposée entre lui et le crime, il serait encore vertueux, il serait toujours mon ami. »

Un bruit léger le tira de sa rêverie, il regarda autour de lui, et découvrit plusieurs chauves-souris habitantes de ces ténébreuses demeures, qui, effrayées à l’aspect d’une clarté qui leur était inconnue, volaient rapidement çà et là, tantôt se reposant sur l’épée d’un chevalier, et tantôt se cachant sous son bouclier, à demi rompu.

Francavilla, rassuré sur la cause du bruit qu’il avait entendu, voulut poursuivre ses recherches, et trouver également la tombe élevée à la mémoire du baron Jules de Ferdonna et à celle de la vierge Rosamaure. Il parvint facilement à la rencontrer ; elle était placée au milieu de la salle ; c’était un simple bloc de marbre élevé de deux pieds au-dessus du sol ; deux statues couchées celles des deux époux, en faisaient tout l’ornement. Lorédan crut découvrir dans la figure de Rosamaure tous les traits de son ancienne beauté ; long-temps il la contempla en silence, et puis se décidant à partir, il s’agenouilla une seconde fois, pria d’abord pour les trépassés, et puis invoqua Rosamaure, en la suppliant d’être sa protectrice auprès du Tout-Puissant. Il la conjurait avec tant de ferveur, son imagination agissait, avec tant de force dans le sanctuaire de la mort, qu’il lui sembla voir se remuer les lèvres de marbre de la statue, et les entendre prononcer : Pour toi, marquis Francavilla ! pour toi. En même temps un vent léger s’éleva autour de lui, et un bruissement doux, mais inconcevable, se fit entendre dans les environs.

Lorédan, immobile et toujours les mains jointes, demeurait à genoux ; il ne doutait pas que sa prière n’eût été exaucée ; il espérait que Rosamaure viendrait l’en assurer elle-même, et il ne quitta sa place qu’après s’être bien convaincu que l’ordre naturel n’était plus troublé, et que les ombres des morts étaient silencieuses comme la profonde nuit dans laquelle elles erraient.

N’ayant plus rien qui le retînt dans cet endroit effrayant, il rentra dans l’allée principale, voulant la suivre jusqu’à son extrémité ; un murmure sourd d’abord, mais qui devenait plus éclatant à mesure que Francavilla en approchait, l’engagea à entrer dans une voûte latérale, pour aller vérifier la cause de ce tumulte, contrastant si bien avec le calme du reste de ces profondes cavités. Il n’eut garde de lui assigner une cause extraordinaire ; car à l’avance, il reconnaissait le fracas occasioné par la chute d’un torrent, et ne se trompait pas dans ses conjectures. Il arriva dans une place immense, enrichie d’une foule de stalactites plus brillantes les unes que les autres, et dans lesquelles la nature s’était plu à déployer toute sa magnificence ; au fond et des rochers supérieurs, tombait une nappe d’eau, surprenante par ses dimensions, qui se précipitait dans des cavernes inférieures où l’eau s’engouffrait avec un fracas horrible, et de là, sans doute, allait se perdre dans la mer. Le golphe de Spezia baignait la montagne, au sein de laquelle ces cavités étaient creusées.

Lorédan eût bien voulu s’avancer davantage, pour examiner tout à son aise cette magnifique cascade ; mais elle lançait autour d’elle une pluie fine et perpétuelle, dont quelques gouttes tombant déjà dans la lampe de notre héros, la faisaient pétiller. Il craignit qu’elle ne vînt à s’éteindre ; et l’embarras de se trouver en ce lieu privé de lumière pour en éclairer les détours, le contraignit à se retirer.

Ce ne fut pas néanmoins sans peine qu’il parvint à trouver l’issue qui devait le tirer de cette espèce de labyrinthe, dans lequel il s’était engagé en quittant la route principale ; aussi lorsqu’il y fut revenu, il se promit de ne plus écouter son imprudente curiosité.

Quoique certain d’être le seul homme qui errât dans les souterrains, il n’en était pas moins de temps en temps surpris par une terreur imprévue. Une goutte d’eau filtrant au travers d’un lit de gravier, une chauve-souris passant rapidement à la hauteur de sa tête, étaient les causes involontaires de ces momens d’effroi ; car le silence, les ténèbres et les espaces profonds creusés dans les entrailles du globe, ont en eux quelque chose de naturellement solennel et effrayant, qui vient glacer le cœur le plus intrépide, quand il est abandonné seul dans leurs vastes étendues.

La course de Lorédan le conduisit enfin parmi des rochers amoncelés comme au hasard, et détachés de la voûte depuis des siècles par un tremblement de terre ; c’était au milieu de leur confusion, que devait être l’ouverture secrète aboutissant dans la campagne ; une croix gravée sur une pierre l’annonçait, tant de l’intérieur que de l’extérieur ; et le marquis se rappelait trop bien ce signe, dont Ferdinand lui avait parlé tant de fois, pour l’oublier. Il s’attacha à le trouver ; et après de longues recherches, il parvint à le rencontrer.

Dès-lors, il ne lui resta plus qu’à ébranler la pierre elle-même. Ce ne fut pas sans peine qu’il réussit ; elle était liée de tout côté par de la terre végétale, par de la mousse qui s’y était glissée. Cependant à force de travailler, le marquis vint à bout de la remuer. Il la déplaça ; et ayant passé par le trou qu’elle laissa, il se vit en plein air, mais au fond d’une espèce de précipice dont on ne pouvait sortir qu’en s’attachant aux anfractuosités de la montagne. Il n’était pas arrivé si loin pour s’arrêter en si beau chemin. Il franchit légèrement les aspérités du terrain ; et élevant un peu plus la tête, il aperçut, en récompense de ses travaux, le ciel embrasé des feux du jour et l’admirable perspective offerte par la vue du golfe.

Quoique déjà, de son balcon, Lorédan eût pu jouir de ce spectacle, il n’eut pas moins l’empressement d’y porter ses regards, le trouvant chaque fois digne d’arrêter son attention. Il s’occupa ensuite de se bien fixer sur le lieu où il était ; et d’un coup-d’œil il découvrit les sentiers escarpés par lesquels il devait aller rejoindre la route de Lérici à Sayanne, s’il lui plaisait un jour de quitter le château par cette voie.

Cependant comme le soleil penchait déjà vers l’occident, il songea à rentrer dans le souterrain, pour regagner sa demeure ; il le fit avec plus de contentement, tant est grand dans l’esprit de l’homme ce besoin d’indépendance, si vivement senti au milieu de toutes les entraves que lui donne la société.

Certes aucune crainte ne tourmentait Lorédan ; il se croyait parfaitement libre dans l’enceinte du château de Ferdonna, et néanmoins il se complaisait dans la pensée que désormais, à quelque jour à quelque heure qu’il voulut, il pourrait se satisfaire sans qu’il dépendît du caprice ou de la bonne volonté du châtelain.

En descendant par le précipice, dans la grotte cachée, il eut grand soin de ne pas faire de faux pas qui eussent pu exposer sa vie ; puis, parvenu à cette espèce d’entonnoir, il remit la pierre sous l’ouverture secrète et retrouva sa lampe, qui brûlait encore dans le coin où il l’avait déposée, en dedans des rochers amoncelés dont nous avons déjà parlé. Son secours lui fut encore plus utile en ce moment, qu’éblouis par l’éclat du jour, ses yeux avaient plus de peine à s’accoutumer à l’épaisseur des ténèbres.

Il laissa loin de lui la cascade magnifique, se proposant un jour, à l’aide de deux torches, d’aller la voir avec plus d’attention et avec moins de danger ; mais malgré son envie de rentrer dans le château, il ne put s’empêcher de jeter un regard sur les allées latérales qui s’ouvraient de temps en temps dans le passage principal, et dont une le conduisit dans une grotte d’une médiocre étendue, où la lumière de sa lampe, le laissa apercevoir un lit, deux chaises, plusieurs vases placés en ce lieu comme si tout nouvellement on avait voulu s’en servir ; et même sur le plancher il vit une sandale qui paraissait être sortie presque tout à l’heure du pied qu’elle chaussait…

Lorédan s’arrêta, il n’était plus tranquille ; car il pouvait ne plus être seul dans les souterrains, et d’homicides brigands, ayant pour en sortir une issue qui lui était inconnue, en avaient peut-être fait l’asile de leurs crimes. Pendant quelque temps, il prêta l’oreille comme pour écouter si quelqu’un ne venait pas à lui ; mais un silence profond régnait toutes les fois que lui-même n’en troublait pas le repos.

S’encourageant, il approcha davantage de la sandale, ayant l’intention de la lever de terre, pour l’examiner de plus près ; mais en la touchant, il fut étonné de la résistance qu’elle lui opposa ; il abaissa sa lampe pour en connaître la cause, et, à son grand contentement, il reconnut quelle devait être sur cette pierre depuis des siècles ; car elle était entièrement cristallisée. Il en était de même de tout le reste des meubles ; ils avaient subi par l’effet du temps une métamorphose placée au rang des merveilles de la nature : leur pétrification avait eu lieu.

Mais Lorédan était loin de connaître la cause de ce qui paraissait à ses yeux un véritable prodige ; son imagination lui rappela tout-à-coup les récits du manuscrit contenant l’histoire de Rosamaure, il crut être venu dans la grotte qui aurait dû voir se consommer les malheurs de cette vierge infortunée, si le baron Jules ne fût venu à son secours, et cette sandale ne pouvait-elle pas être celle du coupable Astolphe, ou bien, ô terreur plus grande, celle de l’être !…

Francavilla se recula en frémissant. « Eh ! quoi, dit-il, la Providence aurait-elle voulu conserver par un miracle ces objets inanimés pour être le témoignage d’un forfait exécrable, et la preuve qu’il en avait tiré une juste punition. »

En disant ces mots en lui-même, il acheva de se retirer ; il vit qu’un quartier de pierre tombé depuis peu avait ouvert cette caverne dont jamais Valvano ne lui avait parlé ; et peu charmé de l’avoir le premier trouvée, il s’en éloigna promptement, croyant voir s’agiter autour de sa tête l’éternel ennemi de la création, qui lui montrait sa tête hideuse et grimaçante au milieu des fentes du rocher.

La route de Lorédan le ramena dans la salle des tombeaux, et là il se crut plus en sûreté, ne doutant pas que des anges de paix ne dussent habiter cette enceinte. Il s’y arrêta pour bannir la profonde impression que son cœur ressentait ; une courte et fervente prière ranima son âme abattue ; et enfin ayant atteint et monté l’escalier qui le ramenait dans le château, il ferma la trappe, replaça le parquet, et voyant les dernières clartés du jour, il se félicita d’être revenu sain et sauf de son ténébreux et périlleux voyage.

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